Longtemps gardée sous le boisseau par une relative mais réelle connivence entre les populations blanches et noires de langue et culture maures, majoritaires, la question de la nationalité mauritanienne a pris une singulière vigueur depuis une quinzaine d’années avec la combinaison de contestations statutaires et ethniques regroupant des populations harratines et négro-mauritaniennes (1) contre « le système raciste », disent-elles, « imposé par la minorité beïdane ». Quatre dossiers cristallisent ces crispations : la mise à jour de l’état-civil, la reconnaissance factuelle des langues dites nationales, la répartition des postes de décision et le foncier rural dans la région du Fleuve. C’est un débat bien évidemment réservé aux seules personnes se réclamant de la nationalité mauritanienne. Mais y apporter, à sa lisière, quelques données plus générales pourraient permettre à ces acteurs d’envisager d’heureuses négociations. Telle est la simple ambition des cinq articles de cette nouvelle série.
Dans un précédent travail intitulé « Citoyenneté en islam » et publié dans ces mêmes colonnes en 2012 (2), je m’efforçais de signaler l’importance de la citoyenneté dans la construction de l’Oumma. Avec, de surcroît, l’entretien d’une dynamique civilisation-tribalisation (3) qui laissait aux groupements traditionnels une autonomie d’autant plus réelle qu’ils vivaient à distance des cités. La notion de nationalité n’est apparue dans l’immense espace géré par les Musulmans que tardivement, sous la pression surtout des pays occidentaux se disputant la mainmise sur le Monde. C’était contraints par des États tôt centralisés et armés que ceux-ci s’étaient eux-mêmes constitués en nations distinctes – se constituaient parfois encore au 19ème siècle, notamment en France ou en Allemagne – et ce fut sur ce nouveau modèle que les populations peuplant l’Islam (4) furent amenées à se distinguer les unes des autres.
Un modèle au demeurant fixé par les diktats d’une « coopération » avec les « anciens » colonisateurs européens et, d’une manière plus générale, l’ordre économique mondial que ceux-ci avaient mis en place. C’est dire combien zappée fut la réflexion sur l’organisation d’un système spécifiquement adapté aux réalités locales. Non pas qu’on eût pu déterminer d’emblée une formule idéale ni même que celle-ci soit possible. Cinq républiques se sont succédées en France depuis deux cents trente-deux ans et la dernière en date se voit encore beaucoup discutée ces derniers temps… Mais les impératives adaptations aux mutations n’ont pas pour autant fatalité à être commandées par des révolutions sanglantes ou autres tragédies. Il s’agit plus simplement de prendre suffisamment tôt conscience de ces nécessités et de penser sereinement la dynamique susceptible d’y répondre au mieux.
Dans l’ouvrage cité tantôt, je partais du principe que la citoyenneté se construit dans la proximité physique entre des gens. Une réalité particulièrement remarquée en Islam où le droit du voisin est à ce point honoré que tout musulman se doit de l’appliquer envers tous ses riverains, fussent-ils non-musulmans (5). C’est ici dire combien la notion de résidence – à tout le moins principale – est une condition sine qua non pour accéder à la citoyenneté telle qu’ici rappelée. La seconde étape consiste à participer à la vie de la cité : tout d’abord par le travail, usant ainsi des commodités de celle-ci, au prix d’une contribution, variable en fonction des gains réalisés, à l’entretien et au développement de ces avantages. Ou encore par le service bénévole au voisinage – extensivement, au quartier, à la cité toute entière – donnant ainsi un sens concret à la responsabilité sociale.
En s’affirmant en tant qu’être de devoirs, on acquiert tout naturellement des droits supplémentaires à ceux du voisinage. La cité répond à l’implication de chacun dans la vie de celle-ci, en lui octroyant, ainsi qu’à ses enfants (6), diverses protections, sanitaires, éducatives, sécuritaires, judiciaires, etc. Si la première relève d’une nécessité civile organique : il existe un lien naturel entre santé individuelle et santé publique ; la dernière doit tenir compte de spécificités communautaires et ces différences juridictionnelles étaient, dans la Médine du Prophète (PBL), clairement reconnues et respectées. Toutes ces considérations furent longtemps et variablement appliquées en chaque cité musulmane sans qu’il fût jamais nécessaire d’en appeler au concept de nationalité et les exemples des relations citoyennes, à l’intérieur des empires Ottoman et Moghol ou au Maroc sont à cet égard significatifs.
La complexification des échanges et le développement d’États centralisant la conception des lois et règlements ont d’autant plus conduit à la couverture de la citoyenneté par la nationalité que se multipliaient les conflits territoriaux, dans un contexte de fragmentation des identités religieuses ou des intérêts commerciaux. Une évolution particulièrement sensible en Europe de l’Ouest aux 18ème et 19ème siècles, avant d’affecter les espaces islamiques, notamment dans l’empire Ottoman (7) ; et caricaturalement nuancée dans les territoires occupés par les États coloniaux où, sujets nationaux de tel ou tel de ceux-ci et donc obligés à des devoirs à son égard et à celui de ses représentants, les indigènes n’en étaient pas moins dépourvus de tous droits citoyens (8). De nombreux complexes et confusions en sont nés. Les uns et les autres perturbent les rapports entre les diverses communautés et la liquidation de ces plaies passe certainement par une différenciation objective entre les concepts de citoyenneté et de nationalité, en les replaçant en symbiose avec les données historiques et contemporaines ; locales, tout d’abord, puis internationales.
Indigénat, nationalité et citoyenneté
L’indigénat conçu par l’impérialisme reposait sur l’idée qu’être né sur un sol ne signifiait que l’appartenance à l’État qui l’avait colonisé, sans impliquer forcément la citoyenneté. Une relation verticale mondaine totalement contraire à l’esprit de l’islam qui ne reconnaît que la domination de Dieu sur ses créatures (9). La seule connexion acceptable, entre un musulman et un État, c’est une relation horizontale où la communauté des nationaux fonde la souveraineté de l’État. Celui-ci leur appartient et non l’inverse. Cette distinction n’exclut cependant pas la responsabilité de l’État – elle l’engage tout au contraire – vis-vis du territoire que la communauté nationale lui commande de gérer et implique en conséquence l’acceptation de l’autorité de celui-là par tous les citoyens, nationaux ou étrangers, qui résident en celui-ci. Dans le sillage du principe que j’ai posé plus haut, on voit apparaître ici des distinctions décisives : on peut être national d’un pays sans en être citoyen, faute de résidence sur le territoire national, et citoyen sans être national, faute des références fondant ce statut.
Quelles sont ces références ? Au sein d’une république qui s’est déclarée islamique – c’est le cas de la Mauritanie – la première de toutes semble être l’attachement à l’islam (10). Nécessaire, ce caractère n’est cependant pas suffisant. Á l’inverse, la naissance sur le sol d’un pays, le mariage avec un national ou la filiation prouvée avec l’un ou l’autre de ses géniteurs né sur ce même sol sont des critères suffisants mais pas nécessaires, puisqu’une personne non liée au sol d’un pays et sans lien de parenté quelconque avec un national peut fort bien en acquérir la nationalité par décret de naturalisation. Preuve indubitable d’une volonté politique, cette dernière disposition est susceptible d’assurer non seulement l’intégration de quelque sportif étranger de haut niveau – plus généralement toute personne créditée d’un service exceptionnel au pays – mais aussi celle de victimes d’évènements fâcheux, à l’instar, par exemple, des guerres civiles entre musulmans, en Afrique, au Moyen-Orient ou ailleurs…
Non plus suffisante mais nécessaire, la faculté de parler couramment une langue officiellement intégrée dans le discours national – en Mauritanie et par ordre alphabétique, l’arabe, le bambara, le français, le hassaniya, le sarakolé (soninké), le toucouleur (pulaar) ou le wolof – se voit souvent renforcée par d’autres dispositions non exigibles mais ordinairement appréciées, comme la connaissance et le respect des coutumes et traditions locales ou nationales. Ainsi se voit déterminé un réservoir de valeurs et constats variablement objectifs susceptible d’établir la communauté des nationaux fondant la souveraineté de l’État et, partant, son autorité sur tous les citoyens, quelles que soient leur origine, leurs activités et leurs convictions philosophiques ou religieuses. Adhérer à la nationalité donne à chaque individu physiquement présent sur le sol national tous les droits liés à la citoyenneté et lui accorde en outre des droits spécifiquement reconnus à la communauté nationale, sans considération de son domicile.
Organisation en triangle
Tout ceci amène à penser une organisation politique distinguant, dans un cadre républicain islamique, plusieurs assemblées délibératives. Rappelons ici que le débat est la condition même de toute république – au cœur même de son étymologie latine : res publicae, la « chose publique » – et, à la condition d’en exclure la moindre polémique, l’expression la plus dynamique de la concertation (shûra) en islam (11). Si les valeurs y sont indiscutables – et ce point marque une nette divergence avec les démocraties libérales occidentales… – il exige au contraire de critiquer méthodiquement les méthodes, jamais parfaites, toujours perfectibles. De ce qui précède, on entend également divers autres critères sélectifs : musulman/non-musulman, local/global, résident/non-résident, national/étranger ; auxquels il conviendrait d’ajouter des considérations relatives au genre et à l’âge, singulièrement sensibles dans le monde contemporain. (À suivre).
NOTES
(1) : Une expression couramment acceptée, en Mauritanie, pour désigner les populations noires nationales non-maures : bambaras, soninkés, halpulaaren et wolofs.
(2) : Selon la lecture de ce qu’une civilisation, c’est une organisation sociétale par et pour la cité et une tribalisation, par ou pour la tribu.
(3) : Cette série constitue un chapitre de mon ouvrage « D’ICI À LÀ », éditions Joussour Abdel Aziz, Nouakchott, 2023, pp. 323-364. On peut également la consulter sur mon blog : https://d-ici-a-la.blogspot.com
(4) : La majuscule, en français, a de multiples usages. Elle permet ici de distinguer Islam : civilisation (à l’instar de Chrétienté ou Israël) ; d’islam : religion (à celui de christianisme ou judaïsme).
(5) : [Dans une cité régie par l’islam], « le polythéiste a au moins un droit : celui du voisin », selon un hadith du Prophète (PBL) rapporté par Tabarânî d’après Jabir ibn Abdullahi al-Ansari.
(6) : Règle universelle dans l’Antiquité, la citoyenneté par la filiation (droit du sang) est également une constante au sein de l’Oumma.
(7) : Ce n’est en effet qu’en 1869 qu’apparaît une loi définissant la nationalité ottomane qui inaugura la dislocation des « millets », fondement même des rapports citoyens entre les communautés, culminant avec la crise arménienne, moins de cinq décennies plus tard...
(8) : Voir notamment Sylviane Larcher, « L’AUTRE CITOYEN », éditions Armand Colin, Paris, 2014. Appuyé sur la situation aux Antilles après l’abolition de l’esclavage, l’ouvrage n’en approfondit pas moins des considérations plus générales propres à repenser la citoyenneté, la dialectique entre l’universel et le particulier – plus généralement le global et le local – en fournissant notamment de précieuses références soutenant son propos.
(9) : Mais ce principe n’empêcha pas la longue survivance de l’esclavage en Islam. Voir à cet égard le dossier assez objectif réuni sur wikipedia : https://fr.wikipedia.org/wiki/Esclavage_dans_le_monde_musulman.
(10) : Cf. le verset 3 – 159 du Saint Coran : « Pardonne-leur ! Demande pardon pour eux ; consulte-les sur toute chose ; mais, quand tu as pris une décision, place ta confiance en Dieu. » Quant à la polémique sur les valeurs, voyez le hadith du Prophète (PBL) rapporté par Abû Dâwud Aṭ-Ṭayâlisî : « Ne polémiquez pas au sujet du Coran ! Car certes, polémiquer à son sujet est de la mécréance ! » et encore, au-delà du cercle des seuls musulmans, le verset 29 – 46 du Saint Coran : « Ne discutez avec les Gens du Livre que de la manière la plus courtoise […] ».
(11) : Semble car il existe une certaine contradiction des textes sur cette question ; notamment dans la Constitution de 1961 où se trouve tour-à-tour déclaré que « La République assure à tous les citoyens sans distinction de race, de religion ou de condition sociale, l'égalité devant la loi » (article 1er) et que « La religion du peuple mauritanien est la religion musulmane » (article 2). Pour être intelligibles, ces propos impliquent une nette distinction entre citoyenneté et nationalité. Constitutionnellement assuré dans ses droits citoyens, un non-musulman ne peut pas faire partie du peuple mauritanien. À l’inverse, un musulman non détenteur de la nationalité mauritanienne doit être assuré dans ses droits citoyens.