L’homme d’affaires koweitien Cheikh Mohamed Abderrahmane Al-Sharekh (Abou Fahd) est décédé mercredi 07 mars, à l’âge de 82 ans, a-t-on appris de source koweïtienne.
Comme dit le poète, « la disparition de Qaïs n'est pas la perte d'une personne, c'est un édifice collectif qui s'écroule ».
Abou Fahd est né en 1942. Il a étudié au Caire, où il a obtenu une licence en économie et sciences politiques, avant de rejoindre le Williams College dans le Massachusetts, aux États-Unis, où il a décroché une maîtrise en développement économique. A son retour au pays, Al-Sharekh a été promu au poste de Directeur général adjoint du Fonds koweitien pour le Développement, avec statut de membre du Conseil d'administration de la Banque Internationale pour la Reconstruction et le Développement à Washington. Il a en même temps créé et présidé le Conseil d'administration de la Banque industrielle du Koweït et la Société Internationale pour l'Electronique au Koweït et en Arabie Saoudite.
Cheikh Al-Sharekh est considéré, sans conteste, comme le pionnier de l'arabisation de l'ordinateur, grâce à la création, en 1982, de l'entreprise « Sakhr » pour les programmes informatiques. Le mot Sakhr, qui signifie roche en arabe, fait référence à l'adage populaire qui dit : "ce que l'on apprend dès le jeune âge est comme gravé dans une roche". La société Sakhr avait enregistré trois brevets d'invention auprès du Bureau d'État américain des brevets et marques aux États-Unis pour la reconnaissance optique de caractères (OCR), la traduction automatique de l'arabe vers l'anglais et l'élocution en arabe.
Un pionnier
D'autre part, Cheikh Al-Sharekh a développé le programme du Saint Coran et introduit dans les programmes informatiques les neuf livres de hadiths en anglais. Il a réalisé 90 programmes pédagogiques et culturels destinés à initier les enseignants à l’utilisation de l’ordinateur. Il a également travaillé sur l’élaboration des archives des données islamiques, la reconnaissance optique des caractères arabes, la traduction à partir l'arabe et vers l'arabe, la traduction du dialogue automatisé. En plus, Abou Fahd a réalisé les "archives de Sharekh" qui dressent un catalogue des revues de référence littéraires et culturelles arabes, anciennes et nouvelles. Il a également fondé, en partenariat avec l’organisation de l’Unesco, le projet dit "Livre dans un journal".
Il y a quelques jours, je me suis rendu chez M. Mohamed Mokhtar dit Dah Ould Rabani, à son domicile de Tevragh-Zeina, grand ouvert aux visiteurs, et ce dans le cadre de la préparation d’une thématique de thèse de doctorat se rapportant au processus historique d'introduction de l’ordinateur en Mauritanie.
Il m'a accueilli avec la cordialité et la civilité qu'on lui connaît, et je lui ai demandé de m'entretenir de son expérience personnelle dans l'introduction des ordinateurs Sakhr en Mauritanie. Le plus surprenant est que notre conversation a tourné autour de Cheikh Mohamed Abderrahman Al-Sharekh, alors que j'allais lire sa nécrologie moins d'une semaine après cette rencontre.
M. Mohamed Mokhtar m'a parlé de sa première rencontre avec Cheikh Al Sharekh, lequel l'avait invité à un stage de formation au Koweït pour un mois, au cours duquel il a pris connaissance des programmes culturels et éducatifs produits par la société Sakhr, tout comme il a rencontré des érudits arabes et des experts japonais qui travaillaient sur les logiciels de l'entreprise.
M. Mohamed Mokhtar m'a raconté une histoire amusante qui s'est produite en marge d'une Assemblée générale de la société Sakhr dans la capitale jordanienne, Amman. Cheikh Al-Sharekh le comptait parmi son entourage rapproché, et avait pour habitude de le tenir à ses côtés, même en présence de nombreuses personnalités arabes influentes .
Lors d'une des pauses, un participant a voulu railler Mohamed Mokhtar, en s’adressant à Cheikh Abou Fahd pour lui demander : La Mauritanie appartient-elle à la Ligue des États arabes ? Et les Mauritaniens parlent-ils l’arabe littéral ? Le Cheikh a fait signe à M. Mohamed Mokhtar de réagir. Celui-ci répondit à l’adresse d’Abou Fahd : "Quand vous visiterez la Mauritanie, vous aurez la réponse à la question ». Cheikh Al-Sharekh sourit et ajouta : Je veux que vous répondiez directement. M. Mohamed Mokhtar se tourna alors vers la personne qui a posé la question et dit : « Sous le Califat du Commandeur des Croyants Omar bin Al-Khattab, les conquérants arabes s’étaient dirigés vers l'Afrique pour propager l'Islam, les prescriptions de la religion et la langue arabe dans les pays du Maghreb arabe. Ils s’y sont mariés et ont laissé leurs enfants et leurs petits-fils qui ont propagé leur patrimoine culturel, leurs us et coutumes. A cette époque, seuls les hypocrites, les bédouins mal instruits ou ceux qui sont dépourvus de force manquaient à l’appel du jihad. Quant à la connaissance de la langue arabe, Il suffit aux Mauritaniens, en termes de fierté, d'être la seule nation à avoir créé une culture savante parmi les Bédouins. Ils ont entretenu, à dos de chameau, des écoles mobiles qui ont largement diffusé le Saint Coran et les enseignements religieux ».
Maaouya impressionné
L’auteur de la question fut déconfit, pendant qu’Abu Fahd riait. Il se tourna vers la présence en taquinant : « cela signifie que vos ancêtres restés dans la péninsule arabique n’étaient pas des conquérants ».
Et mon interlocuteur de continuer : « un soir de 1988, j'ai reçu un message télex indiquant que Cheikh Al-Sharekh arrivera à Nouakchott le même jour à bord de la Royal Air Maroc, pour une brève visite en Mauritanie.
M. Mohamed Mokhtar s’est vite mobilisé et a pu organiser un accueil de marque à son invité au salon d’honneur de l'aéroport, et prendre un rendez-vous avec le président de la République, M. Maaouiya Ould Sid’Ahmed Taya. M. Mohamed Mokhtar m'a ensuite relaté en détail leur rencontre avec le président de la République et m'a remis plusieurs photos documentant cette audience, au cours de laquelle Abou Fahd a exprimé au Président sa joie de visiter le pays du million de poètes, et a fait une présentation détaillée des programmes de la société Sakhr et le rôle qu’elle joue dans l'introduction des sciences arabes dans le monde. Le président de la République avait suivi l’exposé avec beaucoup d'intérêt, et fut impressionné par ce cadre mauritanien capable de faire une excellente présentation, grâce à la profondeur de ses connaissances et sa riche expérience dans le domaine de l'arabisation informatique.
Au cours de l’audience, Abu Fahd a exprimé au Président sa satisfaction quant aux efforts déployés par le gouvernement pour renforcer la langue arabe en Mauritanie, en demandant une réduction des taxes douanières sur les ordinateurs afin que l'entreprise puisse les fournir à un prix raisonnable permettant aux fonctionnaires mauritaniens de les acquérir pour leurs enfants. Le Président en a pris note, et quelques mois seulement après cette rencontre, une réduction des droits de douane sur les appareils électroniques, allant de 80% à 20%, était officiellement décidée.
Al-Sharekh a annoncé au Président qu'il se rendra avec M. Mohamed Mokhtar au Sénégal, afin de créer une société de logiciels avec un partenaire sénégalais nommé « Mustapha Niass », destinée à être une porte d'entrée de la société Sakhr sur le continent africain. Le Président l'interrompit en disant : «Sachez, Monsieur Al-Sharekh, que la Mauritanie a fait beaucoup de bonnes choses en République du Sénégal et joue un rôle important dans le renforcement de son développement et de sa stabilité. Les commerçants de détails dans ce pays sont en majorité des Mauritaniens qui accordent des prêts aux citoyens sénégalais, leur fournissent leurs besoins quotidiens à crédit, en attendant qu’ils perçoivent leurs salaires. Ces commerçants jouent également un rôle d'enseignement, puisqu'ils exercent le métier d'enseignant parallèlement à leurs activités commerciales, contribuent à la diffusion de l’islam et à l’enseignement du Saint Coran, des sciences de la charia aux enfants et aux femmes des pays d'Afrique de l'Ouest.
A la fin de la rencontre, le Président de la République a demandé à M. Mohamed Mokhtar de préparer un plan d'arabisation des ordinateurs dans les ministères et institutions gouvernementales. Il lui a également demandé de mener une tournée de sensibilisation auprès des hommes d'affaires mauritaniens pour faire connaitre les programmes produits par la société Sakhr. Il a conclu en disant : "Dah, on t’aidera dans tout cela".
Une promenade exploratoire
Ce qui fut fait, puisque M. Mohamed Mokhtar a pu effectivement introduire les programmes arabes dans la plupart des administrations publiques, telles que la Présidence de la République, le Premier ministère, le ministère des Affaires étrangères, le ministère de l’lntérieur, le Port autonome de Nouakchott, etc. M. Mohamed El-Mokhtar m'a également montré le témoignage du Chef du Premier bureau, le Colonel à la retraite Mohamed Ahmed Ould Ismail, dans lequel il confirme que la société de Mohamed Mokhtar a effectivement supervisé l’arabisation des correspondances de l’Etat-major qui se faisaient depuis l’indépendance en français. Il était ainsi devenu le pionner de l’arabisation de l’ordinateur en Mauritanie.
Il est à noter aussi que la première informatisation des listes électorales a été confiée par le ministère de l’intérieur à cette société qui l’a exécutée avec succès.
En l'honneur de son hôte koweïtien, M. Mohammed Mokhtar a organisé un somptueux dîner au domicile de la famille de Mohammed Saleh au quartier Bouhdida, en présence de ministres et personnalités de haut rang. Al-Sharekh a hautement apprécié les airs du désert, la douceur de la musique et des chants. Après le départ des invités, l’hôte est resté allongé sur des nattes confectionnées par des mains mauritaniennes, perdu dans la contemplation des étoiles et des merveilles du Créateur. Puis, il s’adressa à son hôte : quel est le nombre d'étoiles de l’hôtel dans lequel tu m'as réservé ? Trois ou quatre, lui répondit-il. Abou Fahd ria, en déclarant : moi je préfère cet hôtel dont je ne peux compter le nombre d’étoiles. Puis il demanda à M. Mohamed Mokhtar de l’accompagner dans une promenade exploratoire de Bouhdida. Ils se déplacèrent à travers les maisons et les tentes du quartier, quand soudain Al-Sharekh demanda, étonné : pourquoi les Mauritaniens laissent-ils les portes de leurs maisons ouvertes ? M. Mokhtar expliqua qu’il faut y voir un signe d’hospitalité envers l’invité, l’errant, le mendiant, les sans-abris, les voyageurs…
Le Koweitien s’exclama : cela veut dire que si nous entrons maintenant ils honoreront notre visite ? Mohamed Mokhtar hocha la tête, affirmatif. Alors, Al-Sharekh choisit une maison au hasard et ils y entrèrent. Des hommes conversaient dans la cour et des femmes étaient assises sous une tente dressée devant l’habitation en dur. Ils les saluèrent. Les hommes se levèrent à leur accueil, tandis que les femmes se retirèrent précipitamment, avant que les hommes les rejoignent à l’intérieur de la maison.
Le Koweïtien demanda à son hôte : « que signifie ce comportement ?»
Mohamed Mokhtar lui répondit : ne jugez pas à la hâte. A cet instant, les hommes sortirent portant des tapis et des coussins, pendant que les femmes engagèrent la préparation du thé. Le koweïtien rit et s’adressant à elles disant : « Qu’Allah vous récompense de bonté et élève votre rang. J’ai juste voulu confirmer les informations que mon ami m'a fournies et voilà qu’elles se vérifient. Au revoir ».
L’hôte et son invité retournèrent à la maison et tôt le matin ils prirent l’avion pour le Sénégal. Leur partenaire sénégalais Niass les a chaleureusement accueillis à l’arrivée, avec toutes les facilités requises.
Malheureusement, les événements tragiques de 1989 allaient éclater quelques mois après cette visite, empêchant la réalisation du projet d’arabisation des ordinateurs dans les pays d’Afrique de l’Ouest.
Qu’Allah accorde Sa Miséricorde à Cheikh Al-Sharekh et le récompense pour le bien qu’il rendu à la nation islamique et à la République islamique de Mauritanie.
Je saisis cette occasion pour présenter mes condoléances au fier peuple koweïtien et à l'honorable famille Al-Sharekh, pour laquelle nous avons beaucoup de respect et d'appréciation.
A Allah nous appartenons et à Lui nous revenons.
Dr Yacoub Ould Yedali