Le ciel n’est (toujours) pas tombé sur la tête du colonel Assimi Goita ou celles de ses compagnons d’armes, ni sur celles de leurs émules au Burkina Faso et au Niger. Ainsi donc, avec la fin de l’an 2023, les invectives, menaces, bravades, et prédictions cauchemardesques du « jeune homme de Mbengue, capitale Paris » comme l’appelait l’inénarrable l’humouriste nigérien Mamane, ainsi que celles de ses seconds couteaux font désormais partie des « faits divers » dont l’Histoire sans doute retiendra peu. Si, malgré les réserves légitimes que suscitent les pouvoirs militaires en Afrique, l’on doit s’en réjouir bien sûr, il est à parier que pour l’establishment français et ses alliés dans la Françafrique et ailleurs, ce n’est sans doute pas faute d’avoir essayé de faire en sorte que le proverbial ciel donne à tous ces saboteurs de la routine ‘françafricaine’ un traumatisme crânien, et bien plus. Il est peut-être bien trop tôt pour faire Le bilan de ce face-à-face historique entre ces « Davids » africains et le Goliath européen. Cependant, pour quiconque suit les développements politico-sécuritaires dans le Sahel depuis 2021 au moins, leurs enjeux et conséquences pour l’ordre post-néocolonial dans cet espace, cette situation doit susciter quelques observations, réflexions, et enseignements préliminaires, même si Goliath n’est pas terrassé et mis hors d’état de nuire, pour pousser la métaphore un peu plus loin.
Il y a quelques mois, au plus fort des tensions, incertitudes, et appréhensions qu’avaient provoquées la crise ouverte entre les dirigeants de la Transition maliens et la France (et ce qui semblaient être ses « supplétifs » de la CEDEAO et de l’UMOA), j’avais suggéré : « l'issue des tribulations que traverse le Mali à cause de l’attitude patriotique que le colonel Assimi Goïta et son équipe ont adoptée est susceptible de saper, voire de saborder tout le paradigme des relations considérées comme inéluctables entre la France et [certaines de] ses anciennes colonies. C'est là que réside la nécessité pour tous les Africains qui ont décrié les héritages néfastes de la Conférence de Berlin, l'esprit de la Conférence de Brazzaville (et même le Sommet de Yalta), ces mêmes paradigmes qui ont étouffé les pays comme le Mali, de prendre bonne note. Cela pourrait déterminer l’issue des efforts futurs pour assurer la sécurité et le développement non seulement du Mali, en tant qu'épicentre de la crise sécuritaire au Sahel, mais de toutes les anciennes colonies françaises. »[i]
Tel, en effet, était—et demeure-- l’enjeu de la crise aiguë qui, pendant deux ans a opposé le Mali et la France, avant que ne s’y ajoute celle qui en a dérivé, et qui oppose toujours cette dernière et respectivement le Burkina Faso et le Niger. Ces deux autres Etats forment avec le Mali le cœur d’un Sahel-Sahara, rongé depuis plus de 10 ans par le cancer du terrorisme qui, faut-il le rappeler, a résulté, en grande partie, de la destruction préméditée de la Libye du colonel Kadhafi par l’Occident et ses alliés dans le monde arabe.
Comme je l’avais également observé dans le même article : « Il est évident que par leurs déclarations et leurs actions, les autorités de la Transition du Mali ont secoué jusque dans ses fondements l'édifice sanctifié de la Françafrique. L'un des piliers les plus sacrés de ce monument à l'hégémonie et à l'exploitation est de ne jamais, au plus grand jamais, défier ouvertement la France et de ne surtout jamais s'aventurer hors de ce mariage forcé avec la France, certainement pas sur des questions de défense et de sécurité. »
Réponse ferme et audacieuse
En gardant à l’esprit ces appréciations, personne ne devrait donc sous-estimer la portée historique de ce que le colonel Goita et ses compagnons d’armes militaires et leurs conseillers civils ont accompli ici. Ils ont osé poser l’acte inédit qu’a constitué leur réponse ferme, audacieuse, et sans complexe aux menaces et activités subversives destinées à les déstabiliser, à les renverser éventuellement pour servir de leçon aux autres. Le culot dont ils ont fait preuve en l’occurrence, compte tenu des périls et enjeux, fera un jour l’objet de révérence comparable à celle de l’épopée mythique de Sundiata ou de hauts faits d’autres leaders de l’histoire de l’Afrique. Un équivalent dans cette histoire contemporaine qui vient à l’esprit est le discours-réponse du congolais Patrice Emery Lumumba en 1960 à un roi des Belges paternaliste et condescendant, qui glorifiait sans aucune gêne l’œuvre ‘civilisatrice’ de son pays sur les corps de millions de congolais !
Un discours opportunément défiant à cette morgue et état d’esprit, bien plus que symbolique, fondateur en fait, qui lui couta la vie dans les mois qui ont suivi, et valut à son pays ses malheurs sans fin. L’on reconnaitrait sans effort la mentalité du jeune roi dans certains propos des gouvernants français dans la crise susmentionnée.
Contre une France vindicative, hargneuse, dont les dirigeant ont donné l’impression de paniquer face à ce qui, de l’avis des observateurs avertis, n’était rien moins qu’une « gifle », une débâcle géostratégique, et la précipitation de sa dégringolade du rang de puissance mondiale (grâce en partie à son infâme rôle de ‘gendarme de l’Afrique’) à celui de puissance moyenne empêtrée dans ses sérieuses contradictions, les « putschistes » maliens, comme les appelait avec dédain le président Macron, ont donc tenu. Ce faisant, ils ont peut-être bien fait ‘tomber le ciel’ de l’autre côté ! Totalement absente a été, en l’occurrence, l’attitude docile, tétanisée qui avait trop souvent été celle des dirigeants de l’Afrique francophone lorsqu’un président français haussait le ton.
A cause de sa suffisance et son mépris qui semblent avoir surpassé de loin ceux qu’ont toujours affiché tous ses prédécesseurs vis-à-vis des dirigeants de leurs anciennes colonies, M. Macron et ce qu’il représente se sont vu infliger une déculottée d’une portée historique. Elle sera complète quand le Tchad qui semble en donner quelques signes avant-coureurs (l’effet Masra ?) se rebiffera à son tour et attèlera son sort à celui des autres trois Etats du Sahel.
Depuis ses sorties coléreuses et insultantes envers certains Etats et leurs dirigeants, mais in fine envers tous les africains, conférence de presse après conférence de presse, interview télévisée après interview télévisée, le président Macron n’a récolté en fait qu’une redistribution des cartes géopolitiques et sécuritaires au Sahel qui est entrain de sonner le glas, une fois pour toute, de la Françafrique en tant que réalité, ses manifestations les plus décriées en particulier, à savoir la présence militaire française, et bien sûr, son aspect économique, le Franc CFA. C’est bien ce que semble indiquer les initiatives volontaristes et tous azimuts des Etats de l’AES (Alliance des États du Sahel).
Tentative cynique et vaine
Face à ces développements qui, encore une fois, vont transformer à jamais le standing de la France dans le monde et singulièrement auprès de ses anciennes colonies en Afrique, son image d’elle-même, et surtout affecter ses intérêts économiques vitaux, est-il déraisonnable de penser que, sans aucun doute, la France de Macron, comme jadis celle de Mitterrand, Chirac et Pompidou, prépare déjà ses Blaise Compaoré, Denis Sassou Nguesso et autres Maaouya Ould Taya ou Gnassingbé Eyadema pour reprendre la main ? Pas du tout. Les multiples tentatives avérées de déstabilisation des pouvoirs militaires dans cette alliance (selon nul autre, apparemment, que l’ancien ambassadeur de France au Niger, Sylvain Itté) en sont une indication probante. Dans ce registre, la tentative cynique—et vaine-- de Macron d’injecter l’ethnicisme dans la crise déjà suffisamment complexe du Niger en est une autre preuve, parmi tant d’autres. Il va sans dire que l’extrême vigilance continuera pour longtemps encore à être de mise pour les militaires au pouvoir au Mali, au Burkina Faso, et au Niger. Ils continueront d’être menacés de renversement, leurs efforts sabotés, leurs Etats déstabilisés, leurs opinions publiques et classes politiques manipulées, la presse, les institutions et ONG régionales, internationales instrumentalisées. Et tout sera mis en œuvre pour que la faction de la classe politique qui les remplacera au bout de la transition remette en cause l’acquis indéniable qu’a constitué la mise à l’agonie de la Françafrique et les multiples dividendes qui en découleront, en particulier l’effet d’émulation pour les autres Etats encore amarrés à cet arrangement sulfureux et désuet. En attendant, la notion même de ‘vocation africaine de la France’ a pris un sacré coup. Elle ne s’en remettra pas, et tant mieux. Le « remodelage », la « Françafrique light » du chevalier blanc Bokel appelé à la rescousse, n’y fera rien !
Une leçon préliminaire à tirer des développements qu’a connus l’espace Sahélien au cours de ces deux dernières années est que simplement, banalement, « qui n’ose rien n’a rien » !
Qui peut douter que sans l’initiative téméraire des autorités militaires de la Transition au Mali et leur décision de laisser la France mettre à exécution ses bravades de quitter le Mali, de demander au Conseil de Sécurité des Nations Unies de mettre fin à la MINUSMA, et de prendre l’initiative militaire sur le terrain, d’embrasser d’autres partenariats sécuritaires, la situation sécuritaire et politique n’aurait pas évolué d’un iota et que, sans doute, l’insécurité aurait continué à s’étendre à travers ce pays, et Kidal sans doute perdue à jamais ? ‘Oser’ a payé. Rester dans le carcan de la Françafrique n’est donc pas une fatalité. Cela est maintenant établi. L’immobilisme, la frilosité, ça ne paie donc pas. Ne paie jamais.
La France post 1960 qui s’est installée dans la prédation grâce à une domination insidieuse de ses ex-colonies ne peut, en aucun cas, être la solution aux problèmes auxquels ces derniers font face, certainement pas l’insécurité, l’instabilité, la stagnation, et l’absence de développement économique et social. Si la France n’est certainement pas directement responsable de ces problèmes, ses relations avec ces pays telles qu’elles ont existé depuis 1960, qui, faut-il le rappeler, n’ont pas d’équivalent pour les autres anciens empires coloniaux, n’en constituent en aucun cas la solution. C’est là une autre leçon que l’initiative des colonels maliens nous enseigne.
Une dernière observation pour finir. L’on constatera que le développement sociopolitique majeur pour la France qu’a constitué la nomination d’un membre de la communauté LGBTQ de France comme Premier Ministre n’a motivé aucune réunion d’urgence de quelque ‘Conseil National de Défense Socioculturelle’ dans aucune des capitales de ses anciennes colonies pour l’apprécier et en examiner toutes les retombées. Rien de plus normal, que ce genre d’institution existe effectivement ou pas ! Cette nomination est, bien sûr, une affaire de politique intérieure française dans laquelle ces Etats n’ont strictement pas à fourrer le nez. Cependant, cela en dit long sur l’asymétrie de leurs relations avec l’ancienne ‘métropole’ compte tenu des réactions que cette décision du président Macron n’a manqué de susciter dans bien de sociétés civile et politique (et dans les couloirs de palais) pour lesquels cette décision est sans doute l’équivalent d’un coup d’état contre ce qu’ils considèrent (à tort ou à raison) comme des normes ‘sacrosaintes’ encore plus immuables que les « normes et principes démocratiques » au nom desquelles « le jeune homme de Mbengue, capitale Paris » a tant vitupéré et montré les dents lors de (certains, pas tous !) coups d’état militaires au Sahel et ailleurs en Afrique (et seulement en Afrique !).
Une leçon à tirer peut-être pour ledit jeune homme !