L’Œuvre de Dieu est parfaite. Variablement partagée par tous les monothéistes du Monde (1), cette conviction est pratiquement un sixième pilier de l’islam. Mais les arguments de la santé humaine et de la productivité des terres agricoles n’en ont pas moins été avancés par divers de nos oulémas pour justifier des interventions variablement troublantes de l’ordre naturel des choses. Le souvenir du célèbre verset coranique : « La corruption est apparue sur terre et dans la mer à cause de ce que les gens ont accompli de leurs propres mains et afin que Dieu leur fasse goûter une partie de ce qu’ils ont œuvré. Peut-être reviendront-ils… », 30 – 41 ; reste cependant vigilant, tant dans notre traditionnelle quête de science (2) qu’en la détermination de ses limites, tout particulièrement en ses applications pratiques. Tout est donc affaire d’équilibre et de nuances. De fait, si Dieu nous exhorte dans Son Saint Coran à étudier la Nature, c’est pour mieux y conformer nos actes et institutions ; certainement pas pour asservir celle-là à ceux-ci. Telle semble la ligne de démarcation entre les approches musulmane et transhumaniste de la science.
Changer le Monde ?
La première partie de ce dossier l’a mis en évidence : privilégier l’humanité implique une réforme profonde du système politico-économique qui domine actuellement le Monde. Mais, avant d’explorer cette idée, il convient de la considérer d’abord à l’aune d’une autre très voisine et néanmoins aussi hasardeuse que celle poursuivie par les acharnés conservateurs dudit système : l’éventualité d’une révolution. Car « la profusion de synonymes au changement qui évoquent son désordre potentiel – instabilité, altération, renversement, chambardement, etc. – nous inviterait plutôt à bien peser nos gestes, à discerner la qualité et le rapport des forces en jeu avant de même envisager la modification de leur cours (3) ».
Invoquer l’urgence de la situation environnementale ne doit pas suffire à succomber aux trompettes guillotineuses, qu’elles retentissent de nos propres rangs musulmans que de ceux de nos potentiels associés extérieurs. Temporisation d’autant plus sage qu’un grand nombre de ces derniers sont encore loin de partager notre foi en l’unicité de Dieu et de Sa Création – en contestent même parfois la pertinence – et il s’agit donc de bien déterminer en tout premier lieu le champ de notre impérative alliance. Et d’autant plus encore que le bloc de nos a priori adversaires transhumanistes dispose, lui, de moyens colossaux pour nous combattre, en nous divisant comme toujours… mais n’en est pas moins lui-même plus friable encore, chaque jour que s’accumulent les preuves objectives de la dégradation de notre biosphère commune et que se révèle surtout notre capacité à lui opposer de tout aussi naturelles que culturelles solutions vivifères : le rapport des forces peut changer.
Combat médiatique et citoyen, donc, avec cette permanente conviction que la fin – la paix de l’Humanité avec la Nature – ne peut être atteinte que par des moyens ad hoc. Retrouver chacun notre « ici et maintenant » nous demandera certes de mobiliser notamment nos « main tenant » ; mais seulement un temps et de moins en moins de nos précieuses vingt-quatre heures quotidiennes, au fur et à mesure que s’étoffera notre nombre et la liste des milliardaires résolus à repenser enfin intelligemment l’exploitation humanisée de notre petite planète bleue. Nous avons à découvrir, tous ensemble, comment restructurer le capital – au sens le plus large du terme – autour du rétablissement de nos liens vitaux avec notre environnement, du plus local au plus global, et à agir pour assurer la fluidité des échanges entre ces deux niveaux, au sein d’un réseau de mieux en mieux affiné. Penser global et agir local, tout autant que l’inverse. Pour le meilleur profit de chacun et de tous… y compris des capitalistes.
Reconnaître, distinguer et respecter nos différences
Tous les défenseurs de l’humanité ne partagent pas le même humanisme. Il s’agit de l’entendre et de faire entendre clairement leurs différences. S’il est indéniable que l’humanisme européen possède des racines religieuses et une transcendance sans lesquelles, écrivit Jacques Maritain, « il est incompréhensible à lui-même (4) », son développement n’en fut pas moins perturbé par des oppositions dogmatiques au sein même de l’église Catholique, obstinément acharnées à « dérationnaliser » le contenu de sa foi, puis par des guerres fratricides de religions dont émergea notamment un puissant mouvement athée, à tout le moins agnostique ; en tout cas, résolument scientiste. Il y a donc en Occident plusieurs humanismes et le transhumanisme peut même s’y targuer d’en être la quintessence.
En précisant les risques de débordements, cette dernière proposition va nous permettre d’affiner le champ de nos différences. L’argument humaniste des transhumanistes repose en effet sur l’amélioration de l’individu, projet central du « progrès » des Lumières, mais cette fois tous azimuts et technosciences à la barre. Il ne s’agit plus seulement d’éducation et de culture mais aussi et surtout de leurs fondements biologiques mêmes. Libérer l’homme de son environnement dévasté par ses propres excès, en manipulant la vie en sa plus profonde intimité ? On semble ici à l’opposé extrême de la vision sapientielle de l’humanité dite « primitive » pour qui l’homme n’acquiert de sens et de pouvoir qu’en ce qu’il interagit avec autrui. Une vision notablement accentuée, la remarque n’est pas vaine, dans la pensée animiste où les notions d’« autrui » et de « personne » s’appliquent à tous les êtres, vivants ou non, en relation constante au sein d’un même cosmos.
Un certain nombre d’écologistes adhèrent à cette pensée qu’ils tentent d’harmoniser avec leurs positions républicaines laïques, parfois laïcistes. De plus catholiques, parfois intégristes, parfois islamophobes, se contentent de suivre l’opinion de leurs évêques généralement opposés à toute manipulation génétique (5), même s’ils affirment « une commune volonté de combattre par l’intelligence et le progrès les souffrances humaines. Si le Christ guérit et secourt, c’est donc un devoir du chrétien de poursuivre cet objectif avec toute la puissance de son intelligence (6) ». Un discours parfois autrement repris chez les protestants où se développe un courant ouvertement transhumaniste (7) : les frontières sont fragiles et l’on peut certes ne pas s’étonner de ce qu’un médecin français n’ait pas hésité à déclarer publiquement, il y a peu, qu'un homme, « c'est un ordinateur en viande (8) »…
Un humanisme musulman spécifique… et agonisant ?
Germé d’une puissante semence monothéiste sur un terreau encore assez animiste, l’islam a construit pour sa part un humanisme spécifique où, constamment illuminée par sa racine transcendantale, l’interaction entre l’homme et son environnement définit un développement durable de la vie. Non pas l’homme en tant qu’individu, corps séparé, mais personne nantie d’une pluralité d’enveloppes visibles : corporelle, familiale, environnementale, tribale, nationale, planétaire… ; et invisibles : émotionnelle, intellectuelle, spirituelle… ; toutes soumises au Divin Principe, dans une relation dynamique entre liberté et responsabilité, droits et devoirs. Une « épistémologie relationnelle (9) », donc, où la quête de science, tant religieuse normative que séculière expérimentale, s’est ouvertement invitée dès le début de sa croissance.
Ni haine ni valorisation démesurée du corps, en cet humanisme enthousiasmé tout-à-la-fois par la découverte de l’Inconnu et la soumission à l’Inconnaissable. Encouragé dans les oussouls et soutenu en hauts lieux, le débat intellectuel aura ainsi fructifié, cinq siècles durant, de la controverse entre Ibn Hanbal et les Muta’azilites à celle opposant al-Ghazali et Ibn Rush, avant de céder peu à peu la place à un repliement identitaire sous la pression des invasions chrétiennes et mongoles. Une attitude cependant remise en cause à partir du 19ème siècle avec le déploiement massif du capitalisme européen sous l’étendard, non plus de la Croix mais du Progrès humaniste. (À suivre).
Ian Mansour de Grange
Maata Moulana
NOTES
(1) : L’opinion selon laquelle Dieu aurait cependant laissé à un « peuple élu » le soin de parfaire Sa Création est assez répandue chez les juifs et plus rarement les chrétiens.
(2) : Sous l’impulsion du célèbre mais réputé faible hadith du Prophète (PBL) rapporté par Ibn ‘Omar : « Allez chercher la science jusqu’en Chine s’il le faut ! », cette quête fut le moteur du réveil de la science en Occident, il n’est pas vain de s’en souvenir ici…
(3) : Voir « Stratégies de changement » dans mon ouvrage « D’ICI À LÀ », Éditions Joussour Abdel Aziz, Nouakchott, 2023, p. 39 et suivantes.
(4) :« Distinguer pour Unir ou Les Degrés du Savoir », Desclée de Brouwer, Paris, 1932.
(5) : https://diocesedetours.catholique.fr/fileadmin/diocese/contenus/telechar...
(6) : https://philitt.fr/2020/06/02/le-transhumanisme-une-idee-chretienne-devenue-folle/
(7) : https : www.reformes.ch/ethique/2018/09/chretiens-et-laics-se-retrouvent-autour-...
(8) : https ://podcloud.fr/podcast/repliques/episode/lexploration-du-futur-transhumanisme-et-intelligence-artificielle
(9) : https://www.researchgate.net/publication/337654949_IDENTITE_BIO-LOGIQUE_...