L’illusion de nouveaux horizons
La passion suscitée par l’exploration de l’espace interstellaire n’avait rien à envier à la période des grandes missions de navigation visant à mette à nu tous les secrets de la planète Terre. Pour encourager les gouvernements concernés et inciter l’opinion à soutenir de tels programmes, les Américains dispatchaient régulièrement et dans des dizaines de langues, à travers le monde, des millions de publications expliquant dans un style d’une extrême simplicité tout ce qu’il fallait savoir sur l’espace. Parmi ces publications, un petit volume d’une centaine de pages et payé à l’époque 50F CFA, apparu mensuellement, sous le nom d’édition « Nouveaux Horizons ». Comme des millions de mes semblables, j’ai cru à l’époque que réellement de « nouveaux horizons » s’ouvrent devant l’humanité.
Nous avons cru avec force à l’existence de civilisations vivant hors du système solaire, probablement plus évoluées que la nôtre. Les nouvelles faisant état en permanence de soucoupes volantes pilotées par des extraterrestres renforçaient cette conviction. La lecture des romans d’anticipation de Jules Verne ne fait que renforcer ce sentiment. Je me rappelle aussi d’une émission, diffusée par Radio France (encore l’ORTF), relayée par Radio Sénégal ou Radio Brazzaville, intitulée « le championnat des incollables ». Elle était très suivie en Afrique francophone. Toutes les semaines on invite un étudiant africain en France. On le soumet à un interrogatoire pendant probablement une bonne heure de temps. Les questions se rapportent à tous les domaines du savoir.
À la fin de l’émission, on demande à l’invité de choisir un morceau musical de son pays. Je me rappelle de l’émission au cours de laquelle l’invité Mauritanien était Mohamed Said Ould Hemmedi. Il a réussi à trouver les bonnes réponses à presque toutes les questions. Son morceau choisi était « Maanna Khaivine Oullana Taamiine: nous n’avons pas peur... », de Feue Nasserhala Mint N’Ghaimish.
Sous les arbres touffus de la forêt, je passe mon temps avec Ahmedou Ould Ethmane à prendre du thé, à écouter les informations et la musique arabe en particulier. On dévore tous les programmes de la BBC en arabe et ceux du « Service Français de la BBC ». Sabah, Véyrouze, Verid Alatrash, Vehd Bellam et d’autres sont nos favoris, plus que Oumoukoulthom ou Mohamed Abdel wahab, les chantres de la chanson arabe en ce moment. Pourtant les jeunes scolarisés de cette période sont emportés par la musique occidentale et notamment la musique latino-américaine, cubaine en particulier (le Pachanga). Elle m’intéressait beaucoup, mais pas au même degré que la musique arabe. Des troupes artistiques sénégalaises animent des soirées dansantes à Rosso, souvent durant les clôtures de l’année scolaire.
En dehors de mon intérêt encore très personnel pour la politique, je partage presque tout avec Ahmedou Ould Ethmane. Nous partageons surtout un avantage exceptionnel et très rare à l’époque: nous ne fumons pas. Dans notre classe de 5e, il existait un grand nombre de fumeurs. Nous avons le cours de maths avec un jeune professeur fraîchement débarqué de France, appelé Poulain. Nous avons 6 heures de maths par semaine avec lui dont 2 heures le matin, correspondant aux 2 premières heures de la matinée: de 8h à 10 h. Nos trois mousquetaires (Khalef, Hassen et Soueidatt) l’avaient convaincu de l’existence d’une prière régulière à 9 heures du matin.
Il nous laissait sortir. Souvent on était en retard dehors. Impatient de nous voir rentrer il sortait sa tête de la fenêtre pour nous lancer, dans un style bien articulé: « ça... ne... finit... pas... cette... prière ?! ».
Le risque de fumer jugulé de justesse
Une fois, j’ai failli dévier et rejoindre le cercle fermé des fumeurs. En 1969, je passais mes vacances de Noël chez les parents commerçants à Thiès au Sénégal. Il faisait frais. J’avais pris l’habitude quand je rentre dans une boutique de parents, de prendre gratuitement une cigarette. De grandes variétés de cigarettes étaient exposées dans les vitrines et les rayons de chaque boutique. La reine des cigarettes à l’époque était la marque « Craven A », avant d’être détrônée et absorbée dans le marché par Marlboro. Avec la Land Rover, elle constituait l’un des derniers monopoles du Royaume Uni dans le monde. Ma cigarette préférée était cependant le Menthola, une variété de cigarettes, légère et au goût agréable. Comme je me considère non-fumeur, je m’arrête là. J’en tirais quelques bouffées et je balançais le reste. Je ne gardais aucune ‘’mèche’’ avec moi.
À la fin de mes vacances, je pris mon sac et me rendis à la gare routière. J’embarquai dans un taxi. Je ne connaissais aucun des passagers qui m’accompagnaient. Avant d’atteindre Tivaoune, à une trentaine de kilomètres de Thiès, je sentis un malaise bizarre. Je m’inquiétais. Je craignais de mourir sans la présence d’aucun de mes parents. Mon malaise ne cessait de grimper en cours de route. Je soupçonnai aussitôt la cause comme étant liée à l’usage de la cigarette. J’ignorais complètement le mal de tabac. Je pris immédiatement la grave décision de fumer: j’achèterai une grosse de Menthola. Trois heureuses et exceptionnelles coïncidences vont heureusement empêcher la matérialisation de cette décision. Première heureuse coïncidence, il n’y avait aucun fumeur parmi les passagers.
D’ailleurs je ne pouvais absolument pas demander à fumer à un ainé. Je décidais d’acheter des cigarettes au premier arrêt de la voiture à la faveur d’un besoin quelconque, comme le carburant ou une crevaison. Plusieurs arrêts eurent lieu. Aucun d’eux ne m’offrit l’occasion de pouvoir se payer des cigarettes. Même l’inévitable arrêt habituel, à la gare routière de Saint- Louis, n’a pas eu lieu cette fois-ci. Je dormis entre-temps. Une fraiche brise me chatouilla le visage, me réveilla sur le pont nord à la sortie de Saint-Louis. Je me rendis compte que mon malaise avait disparu. Je me demandai même si vraiment il avait eu lieu. C’était comme un rêve ou plutôt un pur cauchemar. Depuis cet instant je décidai de ne plus caresser ou approcher de mes lèvres, pour une raison quelconque, un mégot ou le bout d’une pipe. Ce que je parvenais à réussir jusqu’au moment où je saisissais ces quelques lignes.
Le phénomène Ahmedou Ould Ethmane
Mon Ahmedou Ould Ethmane n’avait pas de goût pour la lecture. Une fois je lui avais forcé la main afin de m’accompagner à la bibliothèque de l’église. Je voulais cultiver chez lui cette habitude. Il s’était choisi un gros volume illustré pour enfants, avec un grand dessin de lapin sur la couverture, intitulé: « Kuku le lièvre ». Ahmedou n’acceptait plus de m’accompagner chez la mère Oumnène. Celle-ci m’avait demandé une fois le nom d’Ahmedou ainsi que celui de sa tribu. Dans l’esprit de quelqu’un, gavé de culture traditionnelle comme elle, la tribu, tout au moins à l’époque, constituait un baromètre fondamental de l’identité d’un individu. Je lui répondis: Ahmedou Ould Ethmane de la tribu Idawali. Elle fit des grimaces avant de me répliquer: « Ethmane (dé) n’est pas Idawaali ». Ahmedou ne dit rien, mais refusait depuis lors de passer avec moi chez la mère Oumnène. Dé], est une exclamation en Wolof exprimant un étonnement, voire un refus.
J’apprendrai plus tard qu’Oumnène aurait raison. Mais aussi, depuis, j’ai perdu de vue Ahmedou Ould Ethmane pour le lui révéler.
L’intérêt précoce pour la langue anglaise
À l’étude de la philosophie et de la littérature, j’ajoutai l’apprentissage de l’anglais. Les cours de la BBC, en arabe et en français, m’avaient été d’un grand apport.
Au collège, l’anglais n’était pas programmé dans les établissements secondaires comportant un second cycle comme les lycées. Pendant les grandes vacances, je me retirais toute la journée sous une tente isolée pour continuer mes études et mes recherches personnelles. Les tentes des jeunes couples sont libres le jour. C’était le cas de celle de mon oncle Deyna. En l’espace, des grandes vacances de 1967, celles qui seront suivies par ma première année scolaire du collège, je vais apprendre, à partir de mes efforts personnels, à lire et à comprendre les fondements de la langue de Schekspeare. Ce sera une raison de plus pour certains pour faire le lien avec le pasteur Martin Luther King.
Chaleur et révolutions
L’année suivante, on passa en 5e, deuxième année du collège. Le corps professoral change en grande partie. Le cours des sciences naturelles fut confié à un jeune et brillant ingénieur d’élevage, Doudou Baal. Il assumait son cours en même temps que la direction du Service des eaux-et-forêts à Rosso-ville. Un certain Diop Maciré était chargé des cours d’histoire et de géographie. Il aimait étaler, en 2e année, son cursus universitaire devant une salle de collégiens. Il était souvent question de son séjour à l’Université de Dakar. Il était agacé par un climat de révolutions et d’idées révolutionnaires qui balayaient le monde de cette époque. Une fois, il est venu à la première heure et se mit à distribuer des papiers vierges à tous les élèves. Il prit sa craie et nota sur le tableau noir: « Pourquoi y-a-t-il trop de révolutions en Amérique Latine ? » Puis, il ajouta « Allez-y ! Répondez par écrit à cette question !», ordonna-t-il.
Quelques minutes après, on déposa nos réponses sur son bureau. Il jeta un rapide coup d’œil sur quelques réponses. Presque tous, nous expliquons le phénomène de révolutions en général, par les conditions sociales de misère des peuples. D’un revers de main, il balaya toutes les copies et il rappela qu’à l’Université de Dakar il était le seul étudiant à trouver la bonne réponse à cette question. Et ce fut une grande déception après qu’il donna une réponse, jugée super intelligente par son auteur: « Et bien c’est à cause de la chaleur qu’il y a trop de révolutions en Amérique Latine ! ». Les élèves, notamment les 3 mousquetaires le tournèrent en dérision. Quelques décennies après je constate qu’il y’avait probablement une dose, même modeste, de vérité dans la réponse, cependant tournée en dérision par nous tous à l’époque. Avec le recul, je persiste à soutenir que la chaleur excessive ne favoriserait pas le travail, mais pas au point d’annuler la part fondamentale des conditions sociales de vie des populations dans les mouvements sociaux, y compris dans les pays à climat tempéré.
(À suivre)