Il y a une génération, un stratège des campagnes électorales américaines qui sont, comme chacun sait, essentiellement un exercice de haute voltige en communication, voire en manipulation sophistiquée des opinions publiques, rendit célèbre le slogan « It’s the economy, stupid ! ».La formule assura, paraît-il, la victoire de Bill Clinton. Eh bien, en ce qui concerne la crise politique régionale – voire mondiale – générée par le coup d’État militaire au Niger, on est tenté – de manière moins élégante, il est vrai – de persifler : « c’est la géostratégie et aussi les matières premières – l’uranium mais pas seulement – certainement pas la démocratie, bande d’idiots ! ».Et cela ne va certainement pas suffire, soyez-en certains.
Depuis que ledit coup a été consommé au Niger et laissé les uns et les autres plutôt bouchebée – mais certes pas cousue… –sur un ton incantatoire, d’Emmanuel Macron à Joe Biden, en passant par les commentateurs, les chefs d’état-major des armées des pays de la CEDEAO et, bien sûr, les chefs d’État de cette organisation, le mot « démocratie » – sinon sa variante « démocratiquement élu »pour désigner le président déchu –a été psalmodié avec une ferveur toute religieuse.
À les suivre, la catastrophe d’intervention militaire vite concoctée serait presqu’un commandement destiné à apaiser et calmer les fureurs de quelque divinité politique, en arrosant son autel du sang des Nigériens, qu’ils soient membres de la junte, leurs exécutants au sein des forces de défense et de sécurité ou citoyens lambda. Faire échec à ce « coup d’État de trop » serait impératif pour mettre fin au spectre des prises anticonstitutionnelles de pouvoir en Afrique de l’Ouest. Une argumentation plutôt convaincante, a priori, jusqu’à ce que l’on se permette un examen plus poussé de la situation… qui justifierait l’aventure militaire en préparation. Si elle est actée, cette réaction dont la menace se précise entraînera surement un cataclysme aux conséquences dévastatrices pour toute la région Ouest-africaine, ses États et peuples, ainsi que les rêves d’intégration pour lesquels tant d’efforts ont été déployés depuis 1975.
Mémoire historique, où es-tu ?
Comme dans tous les cas similaires, il est indispensable, pour bien comprendre cette crise, de la placer dans son contexte historique. Convoquer cette histoire devra donc forcément commencer par évoquer l’indépendance du Niger. Comme dans ses autres colonies, l’administration française avait alors pris grand soin, de l’avis très partagé des historiens, de s’assurer que ce soient les « modérés »,à l’instar de Diori Hamani, et leur « oui » à la question du referendum sur la duperie qu’était bien la « communauté franco-africaine », qui l’emportent face aux nationalistes de gauche (« souverainistes » avant la lettre),comme Djibo Bakary… en bourrant les urnes. On ne peut tout simplement pas ignorer ce fait historique quand on parle de démocratie au Niger. Héritée du colonialisme français à l’agonie, ce stratagème n’a certes pas été perdu par les partis uniques et leurs successeurs de l’ère « démocratique ». Mais passons…
1974. C’est l’année où la France décida, comme une grande, d’inoculer le virus du coup d’État dans le corps sociopolitique du Niger, via l’ascète de colonel, ancien de la coloniale, qu’était Seyni Kountié. Pourquoi ? Parceque le président et Père fondateur Diori Hamani, pour irréprochable francophile qu’il avait été jusque-là, avait commencé à laisser entrevoir des signes de nationalisme, en voulant positionner son pays de façon à lui faire beaucoup plus bénéficier de la manne de l’uranium que l’ex-colonisateur exploitait, en exclusivité et contre des miettes pour le peuple nigérien. C’est bien ce que croyait, dur comme fer, nul autre que son contemporain, le président Leopold Sédar Senghor que personne ne peut accuser d’être un souverainiste anti-français à la solde de Moscou.
Fondateur des relations civilo-militaires au Niger et de ce que j’ai appelé ses « dynamiques d’après coup »,ce coup d’État est extrêmement important pour informer toute analyse sérieuse de la situation présente. Ici comme ailleurs – y compris en Mauritanie – les militaires sont devenus des acteurs politiques à part entière et permanents, et ne s’en sont plus cachés, qu’ils aient ou non réussi à s’assurer qu’un des leurs soit « démocratiquement élu » (bien sûr !) à la suite d’un retour aux casernes en trompe-l’œil. Le président Bazoum n’est certes pas un militaire à la retraite, comparé, par exemple, aux présidents de Guinée-Bissau et de Sierra Leone, pour ne parler que d’eux. Il est même plus que probable que, nonobstant les « irrégularités » qui font toujours partie des élections sous nos tropiques, il soit bien plus proche que la plupart de ses homologues au sein du club de chefs d’État qui dirige la CEDEAO du concept de « démocratiquement élu ». Un examen même cursif de la plupart de ces présidents ne manquera pas de faire ressortir que très peu d’entre eux ont réellement été « démocratiquement élus » ou ont dirigé leur pays en conformité avec les normes démocratiques que stipulent les textes de la CEDEAO en ce domaine. Par exemple, pour une pluralité de Nigérians, le président Bola A. Tinugu lui-même ne peut se prévaloir d’avoir été élu dans les règles de l’art démocratique.
Gageons également que monsieur Bazoum adhère vraiment aux idéaux démocratiques comme il le proclame. L’histoire retiendra cependant ce qui doit également faire partie du contexte historique : alors militant de premier plan de son parti, Mohamed Bazoum soutint bel et bien, en Février 2010, le dernier coup d’État réussi dans son pays, lorsque l’armée s’était une fois de plus invitée dans l’arène politique. Des vidéos existent encore pour témoigner de ce soutien enthousiaste.
Ne pas être dupes
En un mot, dressé pour sauver coûte que coûte le président renversé, le barrage médiatique invoquant une exemplaire« démocratie nigérienne » et la « pureté démocratique » de celui-là ne devrait pas plus réussir à nous hypnotiser que les proclamations alarmistes de politiciens français et africains. La démocratie est sans doute le dernier des soucis de toutes ces belles âmes. Des considérations autrement moins nobles et beaucoup moins persuasives peuvent mieux expliquer cette frénésie au service de principes et normes dans la convention et surtout les protocoles de la CEDEAO. Il ne fait aucun doute que cette agitation nerveuse relève beaucoup plus de considérations d’ordre géopolitique et bassement
économique de la France dont l’armée avait trouvé, après son expulsion du Mali et du Burkina Faso, un point de chute ence pays stratégiquement bien situé et pourvu d’abondantes ressources. Il fait encore moins de doute que ces soucis de l’ex-puissance coloniale soient relayés par ses amis au sein des instances de l’organisation sous-régionale, comme on l’a vu avec le cas du Mali l’année dernière.
Cela dit, comme c’est le cas dans tous les coups d’État – y compris ceux qui échouent ou restent au stade de complot sans début d’exécution –des considérations corporatistes et personnelles des putschistes font partie des raisons inavouées (encore qu’il semble établi que le limogeage du général Tchiani, présumé avoir été envisagé par le président Bazoum, ne semble pas en être une). Des considérations politiques – le nationalisme chatouilleux bien connu des Nigériens, par exemple– sécuritaires, erreurs politiques du régime-victime et autres en font également partie. Mais, quelles que soient ces raisons, les réactions offusquées, condescendantes et les menaces de la France ne présagent pas d’un retour au pouvoir à terme du président déchu. Si elle décide de franchir ce pas fatidique de semer le chaos à vouloir « rétablir l’ordre constitutionnel », la CEDEAO fera reculer le rêve d’intégration sur tous les fronts pour une autre génération… ou le condamnera à jamais. Elle va devoir en tous cas le faire sans le mandat du Conseil de sécurité des Nations Unies et certainement avec le soutien logistique et autre de la France, des États-Unis et autres pays et organisations occidentaux. Cruelle ironie que ce soudain empressement à mobiliser leurs maigres ressources pour libérer le président Bazoumait été absent lorsque les hordes de terroristes de tous poils massacraient militaires et civils au Niger et en d’autres États-membres ! Elle n’échappera pas aux peuples de la CEDEAO.
Apologie des coups d’état et du fétichisme de la « souveraineté nationale » ? Que non pas !
Une condamnation de ce coup et de tous les autres n’est pas censée être suivie de qualification, quelle qu’elle soit. Toute tentative de s’adonner à l’exercice des paragraphes ci-dessus est vite accusée de faire l’apologie de ces phénomènes et tomber dans le relativisme. Les coups d’État ont toujours des conséquences calamiteuses. Je l’ai reconnu il y a bien longtemps, en étudiant le relations civilo-militaires en Afrique postcoloniale, lorsque j’ai conçu la formule « calamité du bon Dieu » comme le meilleur qualificatif pour l’accaparement du pouvoir d’État par les soldats. Avec l’expérience du régime militaire, en particulier les épisodes des colonels Ould Taya (12/12/1984-03/08/2005) et Ould Abdel Aziz (06/08/2008-02/08/2019), les Mauritaniens en savent quelque chose. Donc aucune apologie du coup d’État dans mes propos. Trop souvent, rien de bon n’en résulte. La réponse la plus efficace ne peut cependant jamais être une opération militaire menée de l’extérieur, sous l’apparente injonction d’un pays qui a tout à gagner d’un statut contre lequel s’insurgent une bonne partie de la population et de la classe politique qui la représente, sans parler de la quasi-totalité des pays voisins.
Cette analyse n’est pas non plus une certaine fétichisation de la « souveraineté nationale » dont les nouvelles autorités nigériennes et tous ceux qui ne s’opposent pas à leur coup font un argument-massue. À contrecourant de l’optimisme de la quasi-totalité de observateurs et académiques d’il y a une génération, je n’étais pas du tout convaincu de l’obsolescence des coups d’État après la chute du mur de Berlin et l’avènement de la « Doctrine de La Baule ». Bien au contraire. J’avais, au début des années 2000, pressenti une militarisation très probable de la politique en de nombreux pays africains et la multiplication des foyers de crises sécuritaires. J’avais alors recommandé des politiques concernant les armées « nationales » qui font maintenant partie de l’architecture de Paix et de Sécurité de l’UA, y compris les Forces Régionales en Attente. À la base de ces politiques, la nécessaire remise en cause du sacrosaint prétexte à toutes les dérives que permet la « souveraineté nationale » telle que sanctifiée par la Charte de l’OUA (1).
Il est grand temps que les États africains fassent finalement face à ce qui a toujours constitué, non seulement, un frein à tout progrès vers une véritable démocratie mais, aussi et surtout, à l’efficacité des réponses des États pris individuellement face à la crise sécuritaire qui secoue l’Afrique de l’Ouest depuis le début des années 2000 – le Sahel en particulier – après la débâcle en Libye. Bien évidemment, c’est cette absence de progrès et cet échec qui expliquent, en grande partie, les coups d’État et les efforts des puissances extra-africaines ; singulièrement la France mais aussi les USA, la Russie et toutes les autres. Autant donc s’attaquer à l’une des causes profondes dont ce coup d’état au Niger et ceux survenus ailleurs ne sont qu’une manifestation. Sinon, que l’on se prépare à d’autres, surtout si la CEDEAO – et la France… – échouent inévitablement à réinstaller Mohamed Bazoum au pouvoir, même par la négociation !
Professeur Boubacar N’Diaye
(1) : Voir, B.N’Diaye, “Au-delà du Cadre Conférence de Berlin/OUA: Pour une analyse panafricaine des crises sécuritaires en Afrique [titre traduit de l’anglais]. Journal of African Policy Studies 7(1), 2002, 107-129