Les élections locales organisées en Espagne le 28 mai dernier ont consacré la victoire éclatante de la droite populiste et radicale, l'effondrement du parti socialiste qui était au pouvoir ainsi que la lourde défaite du parti de l'extrême gauche Podemos, qui n’a obtenu que 0,59% des bulletins.
Parmi les vingt-sept pays de l'Union européenne, seuls deux États (le Portugal et la Slovénie) sont encore gouvernés par des formations de gauche; deux autres pays (l'Allemagne et le Danemark) sont dirigés par des coalitions guidées par les partis de la mouvance socio-démocrate.
L'avancée fulgurante des partis nationalistes conservateurs dans toute l'Europe contraste clairement avec la dynamique gauchiste qu'a connue le Vieux Continent durant la décennie passée.
L'historien et sociologue français Pierre Rosanvallon constate que «la gauche n'a plus aucun mot à dire». L'essor pitoyable du Parti socialiste français, éliminé au premier tour des élections présidentielles en 2017 et 2022, en est l'illustration parfaite.
Pour Rosanvallon, la crise de la gauche européenne relève à la fois d'une vacuité intellectuelle déconcertante (la régression de l'idéal progressiste) et d'une cécité stratégique fatale vis-à-vis des changements structurels qui ont affecté l'ordre social et politique.
Cette crise sociétale et idéologique a en effet modifié les paramètres du jeu politique qui s'est longuement fixé autour de la dualité droite/gauche. De nouvelles lignes de clivage ont vu le jour: souverainisme contre mondialisme, progressisme contre conservatisme...
Populisme de gauche
Le label «populiste», souvent mis en avant pour identifier les nouveaux mouvements de droite ultranationaliste, occulte les vrais enjeux sociopolitiques du moment. Il y a lieu de préciser que le populisme n'est pas l'apanage de la droite: avec sa diversité et sa complexité, il est plutôt transversal dans le champ politique. D’éminents penseurs de la nouvelle gauche, à l'instar de la philosophe belge Chantal Mouffe, plaident pour un «populisme de gauche» qui prendrait en charge le rôle des affects et des passions dans la construction d'une volonté collective, dans une dynamique de conflictualité inhérente à la pratique politique.
Dans une configuration postidéologique, les distinctions essentialistes figées sont inopérantes et les modalités de la compétition représentative ne pourront jamais retrancher les antagonismes politiques.
La ligne de démarcation entre les tendances politiques n'est donc pas à chercher au niveau des mécanismes politiques, la différence est minime entre la droite populiste et les nouvelles gauches radicales, qui entretiennent la même suspicion vis-à-vis de la démocratie libérale et des corps intermédiaires ainsi que des institutions publiques.
Les deux pôles se partagent l'obsession identitaire, malgré les différences qu’ils expriment à l’égard du référentiel socioculturel: les droits des entités de genre, de race ou d'appartenance culturelle (la gauche), ou l'identité de la communauté nationale considérée comme un peuple uni et homogène menacé par l'aliénation «acculturante» ou le mondialisme amorphe (la droite).
La nouvelle droite conservatrice met l'accent sur la tradition, le souverainisme autonome et l'État fort, en déconnexion notoire avec l'ethos libéral classique, axé sur la subjectivité individualiste, l'idéal libertaire et l'intégration citoyenne. Cependant, elle n'est pas passéiste ou «réactionnaire», ne remet pas en cause les acquis de la laïcité ou le caractère pluraliste du champ politique. Elle exprime plutôt une forte demande démocratique, au prix de l'atrophie de la culture des droits et de la régression des institutions qui garantissent l'équilibre et la séparation des pouvoirs.
C'est ainsi que le Premier ministre hongrois, Viktor Orban, s'est approprié la formule «démocratie illibérale», inventée par l'essayiste américain Fareed Zakaria.
Dans un texte de 2018, le philosophe allemand Jürgen Habermas expliquait le désarroi gauchiste en Europe par les aléas de la mondialisation libérale, c'est-à-dire par «les impératifs fonctionnels politiquement incontrôlables d’un capitalisme mû par des marchés financiers échappant à toute régulation».
Toutefois, ce phénomène incontestable ne constitue pas la cause ultime de l'écroulement d’une gauche qui a été incapable d'accompagner en théorie et en pratique les mutations profondes du monde contemporain.
Seyid ould Bah est professeur de philosophie et sciences sociales à l'université de Nouakchott, Mauritanie et chroniqueur dans plusieurs médias. Il est l'auteur de plusieurs livres en philosophie et pensée politique et stratégique.
NDLR: L’opinion exprimée dans cette page est propre à l’auteur et ne reflète pas nécessairement celle d’Arab News en français.