Les griots
Les Ehel Ngdhey
Une famille de griots, appelé Ehel Etfagha Ahmed, issue de la grande famille Ehel Ngdhey, a vécu longtemps parmi nous. Leur mère Ahweija fut célèbre pour sa maitrise de l’ardine, instrument de musique, une sorte de guitare réservée aux femmes griottes chez les maures, mais s’apparentant plus de la kora africaine. Son fils ainé, Mohameden Ould Glaib, le grand spécialiste de la guitare, ami intime du père Elmoctar fait partie du même groupe d’âge que lui. Citons aussi sa fille, Koumba Mint Atfagha Ahmed et son frère cadet Mohamed Ould Atfagha Ahmed. Koumba, en réalité est comme on dit «khaiba », au sens de ratée, puisque, bien que griotte de père et de mère, elle ne pratique aucune spécialité des griots. Elle ne chante pas, ne joue ni guitare ni ardine. Son charme et sa beauté physique légendaire seraient à l’origine de cette situation. Elle comblait ses défauts artistiques par une maitrise de la technique de l’animation. Elle savait accompagner le rythme musical par diverses manières comme taper sur la «calebasse » de l’ardine. Elle ne cessait de taquiner l’assistance et de vanter les gestes des danseurs et les qualités des gentlemen présents. Elle réussit même à créer des qualités pour ceux qui en manquent.
L’entourage immédiat de la partie de musique est composé souvent d’hommes formant le même groupe d’âge. L’honneur leur revenait d’avoir commandité la partie. Son frère, Mohamed était un chanteur de grand talent, fortement influencé par le style de la famille de son père, Ehel Ngdhey, un style, à la James Brown, à la fois énergique et dynamique.
Des griots ou d’autres familles de griots, venant des environs de Mederdra, organisaient souvent des tournées. Ils passaient fréquemment dans notre campement. Mohamed Abderrahmane Ould Ngdhey, son cousin Dah et sa femme Aicha Mint Mohemd Ely étaient parmi les plus célèbres d’entre eux. Quand ils partaient, leurs chants, comme d’ailleurs ceux d’Ehel Ngdhey de chez nous, étaient repris par les jeunes, mais des fois aussi par des adultes. Les griots reconnaissent d’ailleurs que certains des nôtres les concurrencent ou les surpassent parfois en matière de beauté de la voix. C’était notamment le cas de Mohamed Mahmoud Ould Gneitt, du groupe d’âge de mon oncle paternel, Ahmada.
Les deux, plus Bâa Ould Ssalem, formaient un petit groupe d’âge. Ould Gneitt était un jeune aux multiples talents: nageur de première classe, marcheur infatigable, danseur et chanteur hors normes. Les chanteurs, non griots par leur origine, sont appelés « Negraya: singulier Negraye ».
Dans notre groupe d’âge, notre meilleur Negraye était feu Mohamdi Ould Cheibou. Comme son frère feu Bebb, il était doté d’une voix de rossignol. Sa famille, du côté de sa mère, possédait une parenté proche avec la célèbre famille de griots Ehel Elmeiddah.
Pour avoir la paix avec une certaine sensibilité religieuse, opposée à toute pratique musicale, les griots entrecoupent volontairement leurs parties artistiques de passages expressément religieux, donnant ainsi, assez souvent, à leur musique un ton mélancolique et triste, incitant toute l’assistance à penser, non pas aux délices de la vie, mais plutôt à la mort et à leur sort dans l’au-delà.
Mohamed Ould Ngdhey est un ami intime à mon cousin maternel Mohameden dit Deyna et tous les deux appartiennent au même groupe d’âge. Ce sont des natifs de 1935, de «Nneissane() » comme on dit.
Considérant ses relations intimes avec l’oncle Deyna, Mohamed Ould Ngdhey me vouait une particulière sympathie. J’ai beaucoup regretté son départ de chez nous sans raisons valables, suivie peu après de son décès. En réalité la sécheresse était à l’origine du départ et l’émigration de presque toutes les familles affiliées à notre communauté.
Des larmes de compassion
J’ai rendu visite à Mohamed Ould Ngdhey, probablement en 1970 à l’hôpital de Rosso, peu de temps avant son décès. J’étais élève au lycée de Rosso. Son cancer de la gorge était en phase très avancée. Je pleurai lorsqu’il m’a tiré vers lui et m’a appelé par un prénom familier très intime dont il avait l’habitude de m’affubler : « Jid ! » au sens de l’aïeul, diminutif, tiré très certainement de la berceuse de la cousine Attouha.
J’avoue que j’ai écrasé plusieurs larmes lorsque je rédigeais ce passage, comme d’ailleurs j’en ai eu encore en relatant d’autres souvenirs intimes d’enfance. On dit que les Boushab, mes parents paternels, sont de grande sensibilité: ils ont donc les larmes faciles. Pour compléter le récit d’Ehel Ngdhey, rappelons que parmi les gens du campement ils sont les seuls à se servir d’un cheval lors des déménagements du campement. Rappelons également que le marabout, Meyloud, usait d’un chameau dans ce genre de déplacement.
La mort de l’«Immortel »
La mort de son célèbre chameau « Idoumou », nom souhaitant pourtant au camelin « longue vie », va servir pendant longtemps comme date de référence. Il fut acheté et égorgé, puis la viande fut partagée entre un groupe d’hommes qui devait réunir, plus tard, son prix pour Meyloud. À l’époque, la viande de chameau n’était d’ailleurs pas très bien appréciée par nos parents, habitués plutôt à celle des bovins, ovins et d’autres caprins. Si mes souvenirs sont bons, je me rappelle que le foie d’« Idoumou » fut jeté aux chiens et aux vautours, ces derniers encore nombreux en ce moment. À cette occasion, et au nom des parents de l’époque, je présente aujourd’hui, après cette forfaiture, nos excuses aux gens de l’Adrar, grands consommateurs de viande de chameau et qui surtout ne pardonnent jamais la moindre erreur dans la technique de cuisson de sa viande.
Une grave faute de cuisson
D’ailleurs, j’ai soupçonné plus tard que c’était l’ignorance de la technique de cuisson du foie du camélidé qui explique la conduite des parents. Cette technique recommande de ne pas trop cuire le foie et la bosse du chameau, les deux éléments les mieux appréciés dans l’« atagine » matinal. Il faut veiller à ne pas dépasser deux à trois minutes à peine dans la cuisson et surtout tâcher de conserver le foie à moitié crue, avec des traces de sang vif, pour rester mou et par conséquent succulent à dévorer. Cela est d’ailleurs conforme aux recommandations de certains médecins dans le traitement des anémies.
À l’époque il était difficile pour les chameaux (dromadaires précisément) de vivre dans cette zone à la fois humide et infectée d’insectes nocifs et d’animaux sauvages voraces.
Disparition suspecte
D’ailleurs, à notre niveau, nous la communauté des enfants, à chaque fois qu’on apercevait en brousse un ou plusieurs chameliers, c’était la panique et l’on se presse à rentrer immédiatement au campement. On ne cesse de nous mettre en garde contre des gangs venant du Sahara à la recherche d’enfants isolés à enlever pour les vendre ailleurs comme esclaves. La disparition une fois de l’un d’entre nous, Isselmou Ould Lekheil, le frère germain de l’ingénieur Meyloud, renforça chez nous cette psychose. Le pauvre a disparu pour de bon !
Quand la brousse « rigole
Une fois l’oncle Bakar a remarqué la présence de deux chameaux aux alentours du campement. Il demanda à qui appartiennent ces camélidés. On lui répondit qu’ils avaient été achetés récemment par deux hommes, dont Abdessalam Ould Kreytill, un grand propriétaire de bovins de la collectivité Aznavir. Bakar exprima son regret et lâcha sa fameuse prophétie: « Adhehkiyalakhla: la brousse va rigoler ! ». En moins d’une semaine, les deux chameaux ont été dévorés, l’un après l’autre, par un lion. Certainement, la brousse en rigola.
« Ehel Eleya »
Une famille d’Arabes Trarza, les Ehel Eleya, descendant directe de l’ancien émir du Trarza, Ely Chandhoura. Eleya est en effet diminutif d’Ely. Un petit Ely, venant des environs de Mederdra, neveu de la famille va passer un petit moment agréable avec nous à la fin des années 50. Particulièrement turbulent, il fera plus tard la gendarmerie où il sera promu chef de brigade.
La famille Eleya est composée, en plus de leur mère, la vieille Elmoumna, de trois sœurs et de leur frère unique, Elmoctar. Elmoumna, une femme de grande envergure, elle était particulièrement redoutée par les enfants. Elle avait l’habitude de crier, de jurer de sanctionner l’un de nous si on n’obéissait pas à ses ordres. Le ton alarmiste avec lequel elle s’adressait à nous, nous pétrifiait au point de nous faire oublier la banalité de la sanction: « Vous faites ou j’enfonce mon doigt dans l’eau ! », cria Elmoumna. Si mes souvenirs sont bons, elle recourait rarement à la sanction corporelle.
Rappelons ici que l’éducation des enfants était l’affaire de tous. Rarement un parent ne se plaint de quelqu’un pour avoir puni son fils, suite à un mauvais comportement. Les sœurs Eleya sont, par ordre décroissant d’âge: Toutou, l’ainée, épousée par Amrna O. Samba Elvoullani, appartenant à la famille, Ehel Samba Elvoullani, les chefs des Oulad Begnoug (Rosso). Elle était la mère de Mohamed Ould Samba Elvoullaani, brillant instituteur, décédé récemment à Mederdra en pleine campagne électorale, né chez nous au tout début des années 50.
Son père Amarna possédait une bonne douzaine de têtes de bovins élevés au sein de notre troupeau et mis au service de la famille Ehel Eleya. Vient ensuite Marième. Je l’ai peu connue puisqu’elle est décédée très tôt. Elle est réputée, selon nos parents, pour sa générosité. Je retiens d’elle qu’elle m’a offert une fois une grande poignée de dattes mûres. Elle revenait de l’extérieur, du Sénégal probablement.
La parenté
Les Ehel Eleya vivent en symbiose avec mes parents paternels. Zaghma, la plus jeune, sera épousée plus tard par son cousin, un Ould Sidi Meyla, habitant Boutilimitt. J’ai appris récemment qu’elle est la mère d’un ami qui m’est très cher, le journaliste de grand talent, Mohamed Vall Ould Sidi Meyla. Depuis que j’ai appris qu’il était le fils de Zaghma, je le considère désormais, lui aussi, comme un parent, sinon un frère. Ce que je lui ai signifié.
Elmoctar Ould Aleya, leur frère unique, est lui aussi, lié par une forte amitié à mon oncle Deyna. Ils se distinguent tous les deux pour leur talent de grands nageurs. Une fois, Mahmoud Ould Sambeini, le père de mon ami Mohamed Keine, les a défiés de traverser à la nage le grand affluent de Rkiz, le marigot de (Diallo).
Des nageurs de grand talent
Une délégation de marque se trouve derrière les eaux. On doit leur apporter tout le nécessaire pour le thé: le thé vert, le sucre et les ustensiles de thé. Mahmoud leur promet une grande récompense: un pain de sucre (2kg) et 100g de thé et probablement un peu de tabac.
À l’époque ce n’était pas rien. Les deux jeunes aventuriers, accompagnés parait-il par leur intime ami feu Mohameden dit Sayeh, se jetèrent dans l’eau, agitée, ce jour, par une forte crue. L’un d’eux transporte la table de thé sur laquelle sont placés: la théière, les verres de thé, un pain de sucre et du thé vert. Un autre porte un fourneau plein de charbon de bois allumé. Il faut faire en sorte que rien ne soit mouillé.
Le campement se vida de ses gens: Tous se sont massés sur le bord du marigot pour observer la scène. Le pari gagné, ils sont applaudis par tous. Elmoctar Ould Eleya me voue, lui aussi, une grande sympathie. À son tour, comme Ould Ngdhey, il préfère m’appeler, familièrement « Jid ».
Il s’engagera plus tard dans la guerre du Sahara, dans les forces mauritaniennes, où il trouvera la mort au cours d’une bataille contre les forces du Polisario.
J’ai appris tout dernièrement que son fils ainé, né, lui aussi, chez nous, s’était enrôlé dans les forces du Polisario. Je me demande jusqu’à quel point sa position a influencé celle de son neveu, Mohamed Vall, lui qui préside un comité de solidarité avec le peuple Sahraoui, sous-entendu Polisario.
Les ravages de la sécheresse
Notons que malheureusement la grande sécheresse des années 1970-1980 va complètement désagréger l’harmonie de cette confédération exemplaire et unique en son genre. Presque tous les groupes affiliés à notre collectivité finissent par émigrer en ville. (À suivre)