Esclavage: des renversements de rôles
Auparavant, avant la formation de notre entité sociale, nos aïeux, esclaves d’hier, jouaient pleinement leur rôle, un rôle de complément d’une autre entité ayant prévalu en un moment donné dans un lieu donné. Et qui sait, si, ils n’ont pas, déjà joué, à un autre moment de l’histoire, le rôle de nobles, au plein sens du terme, c’est-à-dire de maîtres incontestés d’esclaves par exemple. Et qui sait, si, à un autre moment de cette histoire, pleine de surprises, de bouleversements et de renversements des rôles, ceux qui se vantaient hier d’être leurs maîtres, n’ont pas subi avant-hier, à leur tour, le même calvaire de l’esclavage ou un autre système pire que lui comme par exemple certaines formes d’esclavage à caractère sprituel..
Comme dit le proverbe arabe « yowmoun lana ws yomoun alaina », c’est à dire, « un jour pour nous et un jour contre nous ». On peut ajouter, prenant en considération les multiples renversements de l’histoire, « une période (plus ou moins longue) pour nous et une autre contre nous ». En réalité dans n’importe qu’elle société, les nobles d’aujourd’hui, ne sont pas nécessairement les descendants de ceux d’hier ou d’avant-hier et le contraire demeure valable. C’est un peu, comme, aujourd’hui, dans les coups d’État en Afrique notamment: le noble, l’authentique shérif, descendant de tous les prophètes, c’est celui qui exécute un putsch, s’empare de façon illégale du pouvoir dans son pays et surtout qui réussit à le conserver le maximum de temps possible.
Le damné de la terre, le pire qu’un esclave, est celui qui est renversé ou celui qui a échoué dans l’exécution d’un putsch. Nous avons le système colonial. Celui-ci a réduit des centaines de peuples libres en esclaves y compris les élites régnantes chez ces peuples.
Depuis qu’ils forment une entité autonome, même avant leur entier affranchissement définitif de l’état d’esclavage, nos parents œuvrent pour mettre en place, petit à petit, un tissu social complet et harmonieux dans son fonctionnement quotidien. D’où des spécialités de toutes sortes, y compris bien sûr la pratique de l’esclavage, la cheville ouvrière de tout système social traditionnel. Aujourd’hui, il nous est facile de condamner l’esclavage pour la simple raison qu’il n’est plus indispensable et que chacun de nous peut s’en passer aisément.
Hier, nécessité économique incontournable, l’esclavage, aujourd’hui, est jugé, non seulement, comme un phénomène abject et immoral (ce qu’il a toujours été), mais aussi comme un véritable handicap économique et social. Il est indéniable que la religion musulmane exige du maître d’esclaves de traiter ces derniers avec les mêmes égards que ses propres fils.
Le problème auquel le maître d’esclaves, même, celui qui est plein de volonté et bien intentionné, fait face, est que, vivant lui et son esclave dans des contrées aussi austères, est qu’il ne peut pas se passer de l’activité quotidienne de l’esclave. De même l’esclave, lui-même, ne peut se passer des fruits de ses propres activités au service de ses propres maîtres. Sa vie quotidienne en dépend. Ce contexte a complètement changé.
Esclavage : possibilités de dépassement
Aujourd’hui, on peut en conséquence envisager de bâtir une société, non seulement sans esclaves, mais aussi sans impact majeur du système esclavagiste d’hier. Ma conviction profonde est que les différences entre les humains, précisément les différences relevant de la valeur, sont loin d’être innées: elles sont essentiellement acquises. L’humanité est passée donc par l’étape de l’esclavage, pas par pur caprice de quelques privilégiés, mais par une impérieuse nécessité économique. C’est encore par nécessité économique que l’histoire dicte aujourd’hui son dépassement.
La lutte de nos parents pour la dignité n’épargne aucun domaine. Depuis le début de la constitution de notre collectivité, ils s’efforcent d’acquérir la mentalité et la bonne éducation qui caractérisent les segments nobles de la société. Ils ne cessent de s’éloigner de tout comportement distinctif de l’esclave docile.
Dans leur vie quotidienne, ils tiennent à soigner leur image extérieure. Les tentes sont spacieuses et généralement bien meublées. Leurs occupants, hommes et femmes, s’habillent le plus correctement possible. Comme les relations entre leurs occupants, les tentes sont aussi rapprochées les unes des autres.
Des raisons de sécurité et le manque d’espace ont dicté cette conduite. Des branches d’arbres fixées entre les tentes servent de rideau masquant pour chaque famille les regards de l’autre. On l’appelle « Ssaatre ». On échange tout à travers Ssaatre: « ettilghima »: un bout de doigts de thé vert, « eddekmira »: un morceau de sucre en pain « Ttelgi » plus ou moins grand selon les besoins, du lait, frais ou caillé, « Nivga » une mesure de sorgho s’approchant du kilogramme, un récipient, un habit et même un âne, un bœuf, un cheval, et tout autre service quelconque... etc.
Le témoignage de l’émir
On veille au nettoyage quotidien des ustensiles de thé. Personnellement je garde en mémoire les ustensiles de thé de feu Seyloum Ould Ssalem. D’ailleurs tous ici se souviennent de la propreté de Seyloum, ainsi que celle de ses habits et surtout celle de ses ustensiles de thé. Chaque homme, chef de famille, veille à la propreté de son matériel de thé. La théière dont le nickel brille comme dans un miroir est décorée par les soins des meilleurs forgerons. Une serviette toujours propre est réservée pour le nettoyage des ustensiles de thé.
On raconte que l’émir du Trarza Ahmed Salem Ould Brahim Ssalem, accompagné de sa suite, a passé une journée chez une communauté maure nomadisant dans la brousse de Mederdra. Lorsqu’ils ont sorti leur matériel de thé, l’émir s’écria: ça ce n’est pas pour vous ! Ça ne vient-il pas de « Hayet Laabid ? Dites-moi la vérité ! » Il s’est révélé que le matériel en question appartient à Ehel Moukhtari, une famille de forgerons venant de chez nous.
La qualité du repas est souvent bonne et est bien appréciée par les visiteurs étrangers. Nos gens, quand ils voyagent rencontrent souvent des problèmes d’incompatibilité avec les repas qu’on pourrait leur servir.
Le témoignage de l’oncle
L’oncle Ahmada me raconte que tout jeune, il accompagnait un groupe d’hommes de chez nous, en route pour le Sénégal. Ils conduisaient un troupeau de bovins qu’ils comptaient vendre dans des marchés de bétail au Sénégal.
Avant d’atteindre le fleuve Sénégal, ils avaient passé la nuit non loin d’un village appartenant à une communauté haratine bien connue.
La tradition veut que cette communauté soit chargée de leur dîner ce soir-là. Craignant que leur repas ne leur convienne pas, nos hommes prirent leurs précautions pour éviter tout scandale. Pour recevoir et apprécier d’éventuels repas venant de la communauté en place, ils confiaient la tâche à Cheybou, de son vrai nom Ahmed Salem, jugé comme le plus sage et Mahmoud Ould Ssalem (le père de feu Elemine), considéré comme étant jeune et costaud.
De nombreuses personnes défilèrent portant de grandes calebasses couvertes contenant le repas. Quand la personne repartait, après avoir déposé sa charge, Cheybou ordonne à Mahmoud d’enlever le couvercle et après qu’il eût jeté un coup d’œil sur le contenu, il lui ordonne de remettre le couvercle sur le repas. Aucun repas ne conviendra à Cheybou pour être servi. Le matin de bonne heure, nos hommes continuèrent leur chemin, laissant derrière eux les repas bien couverts.
À l’approche du fleuve où ils comptaient faire traverser leurs troupeaux, ils aperçurent plusieurs cavaliers courant à toute allure sur leurs traces. Ces derniers les contournèrent pour venir devant eux et stopper leur avance vers le fleuve. Des hommes appartenant à la communauté de la veille. Ils amènent avec eux plusieurs gros moutons. L’un d’eux s’adressa à nos parents en ces termes: « les gens de Awlad Deymane, vous tenez à raconter ailleurs que vous étiez mal reçus chez nous ! Vous ne quittez pas ici avant de dévorer intégralement ces moutons et comme ça vous irez aussi le raconter ailleurs ! »
(À suivre)