Dans l’ombre des pouvoirs militaires (24) : La nouvelle tribu politique (2) .Par Ahmed Salem Ould El Mokhtar (Cheddad)

30 June, 2022 - 01:48

Le grand Homme

Ma période de flottement ne durera pas longtemps. Le frottement permanent  avec des amis proches du régime de Maouiya, notamment les anciens initiateurs de DFI, finira par m’entrainer dans le camp du pouvoir. Il m’arrivait  de me demander pourquoi d’ailleurs j’hésitais à  m’approcher de ceux qui détenaient le pouvoir, au lieu de continuer à chercher une place impossible parmi des gens qui à leur tour tenaient à tout accaparer au niveau de l’opposition, en usant souvent de méthodes pires que celles des gens au pouvoir ?

Je finis par me décider à casser ma solitude politique. J’annonçai mon intégration au PRDS,  le parti au pouvoir dans un hebdomadaire de la place. J’avais donc opté d’y aller par la voie la plus simple. J’avais horreur  de chercher à marchander  toute décision politique me concernant. De même que j’avais évité de procéder par un  cérémonial quelconque comme le faisaient d’autres.  A tort ou à raison, j’avais donc emprunté la même voie que mes amis de DFI.

Heureusement pour moi  qu’ils n’avaient pas eu l’idée d’organiser à leur tour mon « procès » au « Tribunal de Nuremberg », au carrefour,  chez le doyen Ould Moud.  Ma seule démarcation avec mes amis de DFI fut que je m’étais abstenu de tout agissement cherchant à nuire à d’autres par mon propre choix ou à entrainer d’autres avec moi dans une aventure politique, fruit d’un raisonnement personnel qui ne concernait que moi.

« Même au PRDS, Cheddad gardera avec lui ses idées ! ». Quelqu’un m’apporta ce commentaire d’un ancien cadre dirigeant du MND. Je mis du temps à le comprendre. Durant quelques années, j’avais essayé de trouver des interlocuteurs au niveau de certains partis de la majorité, le PRDS notamment. Comme l’avait prédit l’ancien  du MND (l’occupant en 1969 du pavillon des mariés No 16 à l’université de Dakar, en compagnie de sa mignonne petite femme), j’avais effectivement gardé avec moi mes idées, c'est-à-dire mon opinion.

Une fois, j’ai fait une intervention dans un meeting en plein air organisé à Toujounine par la section du PRDS. Une délégation de haut rang de ce parti était présente. Parmi ses membres je retiens les noms de  Mohamed Ould Nani et le vétéran politique de R’kiz. Je ne me souviens d’aucune idée de mon intervention. Je me rappelle seulement que j’y avais évité toute langue de bois et  qu’elle avait été bien applaudie par l’assistance et bien appréciée par certains  membres de la délégation.

Quelques semaines après, une grande personnalité m’avait informé qu’un membre de cette délégation lui avait fait l’éloge de mon intervention et qu’il lui avait dit en même temps  que mon doyen de R’kiz, parlant de moi,  avait chuchoté à l’oreille du chef de la délégation: « C’est quelqu’un de l’opposition ! ».  J’avais trouvé cette remarque inamicale. Mais avec le recul, j’avais  donné raison au doyen  dans la mesure où, pour lui, parler vrai, relèverait d’un discours d’opposition.

Au fur et à mesure que je me frottais aux hommes du pouvoir, je me rendais compte que ces derniers, comme d’ailleurs la plupart de leurs « collègues »  de l’opposition, n’aimaient pas les gens à opinion. Ils  leur préféraient les gens à fric, ceux qui seraient en mesure de dépanner parfois  ou les gens très dociles et disciplinés pour ne pas déranger leurs petits calculs. Mon véritable problème, mon  vrai handicap, résidait effectivement dans cette volonté intrinsèque de  n’exprimer que  «ce que je pense » réellement.

Depuis donc que  j’ai renoué avec la solitude politique, je m’étais mis à chercher quelqu’un qui accepterait de m’écouter. Généralement, je ne prêtais pas beaucoup d’attention à son attitude politique présente. En général je me fiais à ceux qui me semblaient être les plus  honnêtes.

Ma conviction fut que si seulement l’un d’eux, disposant d’un minimum de bonne foi,  accepterait de m’écouter je ne manquerai pas de l’influencer dans le bon sens. Comme je n’avais pas de situation matérielle convenable, ni tribu serviable et de surcroit capable, ni de grands et prestigieux diplômes, ni, ni, ni…, je  m’étais toujours abstenu  de prendre l’initiative de fonder une organisation politique ou sociale dont je serai le meneur et le chef fondateur.

Dans cet ordre d’idées, une autre raison devrait aussi compter. Comme je passais l’essentiel de mon temps à méditer sur tout ce qui m’entourait, je serai toujours dans la position de changer d’opinion et à tout moment sur telle ou telle question d’actualité locale ou internationale en fonction des matériaux de réflexion dont je disposais.

Donc durant cette période, ou peut-être durant ce moment d’égarement, dans tout ce que j’écrivais ou ce que je disais, je m’en tenais strictement à ce que je pensais. « Ce que je pense », en dépit de mes efforts de m’en servir  au plan personnel, tire le plus souvent vers l’intérêt général, c'est-à-dire ce que je pensais être l’intérêt supérieur de mon pays.

Ma situation  fut aggravée par un autre facteur. En  effet, je n’ai jamais accepté d’adresser le moindre reproche, écrit ou oral, à mes anciens compagnons de l’opposition. Il m’arrivait de faire état de quelques remarques analytiques, d’ordre critique, à  l’adresse des uns et des autres mais  dans le seul but d’améliorer la situation générale dans notre pays.

 

Des occasions ratées 

D’ailleurs je n’arrivais pas  à me départir d’un défaut mortel. Dans le souci uniquement d’améliorer je mettais toujours l’accent sur la critique de mes compagnons, camarades, amis, mais  surtout le parti ou le groupe politique que j’accompagne. Je garde toujours avec moi une lettre de plusieurs pages que j’avais remise de main en main au président Ould Taya à la présidence.

Dans cette lettre, je le mettais en garde contre certaines dérives qui pourraient menacer la cohésion nationale. Je lui avais répété la même chose au cours d’une brève rencontre au cours de sa visite au Hodh Echarghi en 1996. Là, il s’était beaucoup attardé à m’écouter malgré les injonctions de Ould Tomi, le chef du protocole, chargé d’organiser les rencontres avec le président.

Que ça soit à la présidence et au Hodh Echarghi, les gens se vantaient d’avoir posé leurs problèmes personnels au chef de l’Etat. Alors que moi, con peut-être que j’étais (ou que je suis encore), je m’étais limité à ne lui évoquer que les questions d’intérêt général.

Mon flottement politique fut doublé d’un flottement professionnel. C’était une situation inconfortable. Depuis  mon engagement dans le mouvement scolaire, je me comportais toujours comme un professionnel de la vie politique. Ce sentiment de professionnalisme politique sera renforcé par l’engagement intégral dans le MND. J’avais cessé d’avoir toute vie privée, personnelle ou familiale.

Mon premier emploi au quotidien officiel Echaab atténua un tout petit peu mes ardeurs de professionnel de la politique. Pendant plusieurs années, j’étais dans l’obligation de me plier à une discipline souvent exigée par un emploi régulier. D’ailleurs j’avais constaté que l’activité de presse, la presse écrite notamment, contrairement à bien d’autres, était  moins exigeante en matière de ponctualité et de présence régulière au lieu de travail.

Une bonne partie du travail de presse se fait souvent à la maison et hors du bureau réservé à cet effet. Etait-ce peut être une raison de plus qui pourrait expliquer en partie son choix par moi, comme première activité professionnelle 

Pourtant je me rappelle qu’un parent et ami m’avait proposé un emploi comme gérant d’une grande bibliothèque dans un important établissement public d’enseignement.  Il servait comme technicien dans cet établissement. Il me disait que son directeur lui avait confié la tâche de lui chercher quelqu’un pour ce poste. Je lui avais donné mon accord. Il m’avait demandé juste le temps d’informer son patron. Le parent, connu pour son grand attachement à moi dans l’enfance, n’arrivait pas à dissimuler son enthousiasme pour cet emploi qui pourrait nous réunir de nouveau.

Pour ma part,  je partageais le même enthousiasme avec lui. Intérieurement, je me disais que ce sera l’occasion pour moi de reprendre mon enseignement en vue de mener éventuellement des études supérieures. Comme d’anciens chefs révolutionnaires, je profiterais de cette situation de bibliothécaire pour renouer avec le livre.   Un rendez-vous fut pris pour m’informer de l’avis du directeur. Mon ami  pariait que cet avis sera sûrement positif.  Comme prévu j’étais le voir au rendez-vous. Je l’avais trouvé mais, cette fois-ci  sans son enthousiasme.

La tristesse se lisait sur son visage. Je compris la suite. Il m’informa avec difficulté  que son  directeur n’avait  pas cautionné son choix pour moi.  Il avait préféré confier le poste en question à une étrangère, une maghrébine. Occasion donc dit-il ratée pour moi. En réalité, mon malheur à moi,  est le fait d’appartenir à une communauté de parents que certains s’arrangent toujours à prendre avec eux tout en se gardant  de ne jamais leur rendre  la moindre contrepartie palpable.

 

Le cadre moyen 

Une autre fois, un autre ami, un vrai lui aussi, se plaignait de me voir sans emploi. Depuis peu de temps, il fut  nommé  à la tête d’une grande institution étatique. L’institution en question faisait l’objet de fortes pressions de la part de ses bailleurs extérieurs. Ils exigeaient du gouvernement de procéder à une compression rapide pour presque la moitié de son personnel.  On lui interdisait en conséquence d’engager la moindre nouvelle embauche. En dépit de tout cela, mettant sa fonction en jeu,   il procéda à mon recrutement.

C’était une mesure discrète. Dans la liste de pointage, prenant probablement en considération  mon DEUG en anglais, j’étais le seul à  figurer sous la fonction « cadre moyen ». Pourtant la plupart des hautes fonctions de l’institution étaient occupées par des « cadres supérieurs » sans aucun diplôme, aucune référence scolaire,  « même pas le CEPE ! », s’étonnera  plus tard un nouveau chef de l’institution Ce dernier remplaça un autre grand Boss, un cadre de grande valeur, qui malheureusement décéda deux mois après sa nomination.  Je ne peux oublier le haut degré de considération et de respect avec lequel il m’avait reçu, à peine 24 heures, avant son décès. Sa disparition constituait une grande perte pour tout le pays. Le nouveau patron,  pourtant issu d’un courant idéologique farouchement adversaire de ma sensibilité politique le MND, me reçut à son tour comme un frère dans son bureau lorsque je lui avais rendu visite après sa nomination.

Pensant  à ce passé plutôt inamical,  j’avais beaucoup hésité avant de  venir le voir. L’idée de déguerpir avant qu’il me découvre et se débarrasser de moi d’une façon indigne ne cessait de m’effleurer l’esprit. Je soupçonnais qu’il ne connaissait pas mon visage, puisqu’on n’avait jamais partagé,  ni les bancs ni mêmes les rues de Nouakchott. Il était déjà étudiant à l’extérieur lorsque j’étais encore élève au secondaire.

Seulement,  comme je m’étais distingué en tant que  meneur au niveau du mouvement scolaire, j’étais plus que sûr qu’il devait connaître au moins mon nom public, «mon nom de guerre: Cheddad ». Exactement comme moi, j’avais connu son nom à lui, son prestigieux nom, qui était souvent cité en deuxième position dans la hiérarchie de sa sensibilité politique. A la tête de son mouvement, il secondait une sommité intellectuelle de grande valeur. Ce dernier fut nommé gouverneur du Trarza au lendemain du coup d’Etat du 10 juillet 1978. Nos parents se souviennent toujours de sa sagesse et sa droiture dans le règlement d’un litige foncier qui les avaient opposés à une autre communauté.

 

L’heureuse rencontre 

Le  grand Homme (de cœur), se précipita donc sur moi lorsqu’il m’avait vu à l’entre-ouverture de la porte de son bureau. Il était emporté par son enthousiasme de me voir. Comme moi, il avait vécu en véritable professionnel de la politique. Comme moi également,  l’activité professionnelle n’avait jamais occupé  son esprit pour l’envisager comme unique destin dans la vie.

Tout indiquait qu’on partageait encore une autre valeur: le plaisir de servir les autres. En effet, ma conviction profonde est que, dans la vie, le vrai malheureux est celui qui se cramponne à ne servir que sa  propre personne ou à la limite son entourage le plus immédiat. Alors que la personne la plus heureuse sur terre est celle qui consacre l’essentiel de son temps à tout partager  avec les autres.

A. Tchékhov, le grand écrivain russe disait: « Nous travaillons pour les autres jusqu’à notre vieillesse  et quand notre heure viendra, nous mourons sans murmure et nous dirons dans l’autre monde que nous avons souffert, que nous avons pleuré, que nous avons vécu de longues années d’amertume, et Dieu aura pitié de nous… ».  Plus que  probable, l’Homme et moi, comme nous avions passé par le même itinéraire, aussi, logiquement, nous dirions la même chose que Tchékhov.

Au premier contact avec « l’Homme », je compris  que depuis son arrivée à la tête de l’institution, il souffrait d’une certaine solitude. Il était manifestement dérangé au plus haut degré par le cercle des « experts » et de «super-cadres » qui avait l’habitude de phagocyter chaque chef général de cette prestigieuse et plus que juteuse institution  dès qu’il pose pied dans son bureau.

Il me fit état aussitôt de ce sentiment. Mon arrivée le réconforta. A ses yeux, je constituais une étincelle au milieu d’un espace de ténèbres. Il me demanda qu’elle fût  ma situation dans l’institution. Sa question m’embarrassa. Je ne savais que répondre, puisque en réalité je n’avais aucune situation. Mon salaire mensuel couvrait  à peine  mes frais de transport quotidien et un modeste petit déjeuner dans le bureau de Mahfoudh,  mon unique ami ici.

Moi, j’avais «le privilège» d’être le seul cadre, même moyen,  ne possédant pas  de bureau en ce moment. En ma présence, il téléphona à la cheffe du personnel. Il lui demanda de lui amener mon dossier.

Le dossier n’était pas aussi volumineux. Après le départ du chef du personnel, il le feuilleta un petit moment. Puis brusquement son visage se crispa. Il s’agrippa la tête avec les deux mains. Un gigantesque point d’exclamation lui couvrit tout le visage. Il lâcha, après un léger balancement de tête: « mais qu’est-ce que ça signifie: cadre moyen ! ». Avant de compléter: « cher frère, où sont les cadres pleins ici ? Si toi tu n’en faisais pas partie ?! ». Pour l’Homme, le vrai cadre serait d’abord le cadre politique, le cadre conscient et préoccupé par le  destin de son pays.

Il sortit son stylo. Il rédigea immédiatement mon reclassement dans le plus haut grade de l’institution. Après sa saisie, il le signa, puis  apposa sa signature au bas du petit texte. Il rangea le tout dans  la chemise du dossier avant d’appeler la cheffe du personnel pour le lui remettre. Mon salaire doubla. Ce qui me permit d’améliorer sensiblement la qualité de mon petit déjeuner matinal dans le bureau de mon ami Mahfoudh, «le casse-pied» de l’institution, « l’emmerdeur » de ses  « experts ». Avant de nous séparer,  il me demanda de passer souvent le voir au bureau, certainement pour le « dépayser » de temps en temps.

 

L’action nocive des « experts »

Malheureusement il ne va pas durer longtemps à la tête de l’institution. Tout nouveau chef qui ne se laissait pas téléguider par le cercle des « experts », les faiseurs de rois, n’avait aucune chance de durer ici. A mon tour, je ne passerai pas longtemps après lui. Dans cette institution, comme d’ailleurs dans presque toutes celles de la république, les seuls chefs qui réussissaient à garantir  leur pérennité dans leurs fonctions étaient ceux qui accepteraient de se plier aux  «  réalités » du moment: faire le jeu des proches et parents des hommes du système.

Parmi les conditions du succès d’un chef on pourrait aussi  citer la marginalisation de l’ensemble du personnel à l’exception du cercle d’«experts», en plus d’un nombre réduit de travailleurs, serviteurs  indispensables, comme quelques chauffeurs et plantons, bons à tout faire y compris un certain « service  spécial » de nuit. Tous les autres n’avaient droit à aucune formation ni à aucune tâche à exécuter. Le mieux était de les maintenir dans l’ignorance totale si possible.

Cette situation m’amena à céder aux fortes pressions des « experts » et à  accepter  de partir dans  « le départ volontaire » qui  suivra un peu après. « Les départs volontaires » furent  une forme déguisée et sournoise de compression, souvent à grande échelle, découverte par les institutions financières internationales et appliquées essentiellement dans les pays sous-développés. Je n’étais pas le seul « partant volontaire ». A quelques exceptions près, tous les « marginaux »,  ou plus pudiquement  les marginalisés de l’institution, furent poussés à « partir volontairement ». Seul mon ami Mahfoudh, l’indomptable Mahfoudh !,  résista aux  pressions des « experts »  qui avaient déployé tous les moyens possibles et imaginaires pour le faire « partir volontairement ».

 

 

(À suivre)