Une histoire de malentendus et d’idéalisme généreux, de compromis et d’extrémismes. Une histoire de fraternité. Une histoire de haines cumulées, de rancœurs et de frustrations ressassées.
L’histoire de la Mauritanie depuis 1945. L’histoire d’un ratage, d’un rendez-vous manqué entre les deux communautés raciales qui composent, ou divisent le pays. La communauté arabo-berbère, ou arabe, ou maure et la communauté négro-africaine ou négro-mauritanienne.
L’aventure commence comme un banal cours d’histoire pour bachoteurs. La seconde guerre mondiale. Les Nations Unies. La décolonisation. La fin du mythe du ‘Blanc’. La « prise de conscience » des peuples colonisés. Les luttes de libération. Tout débute là où finit « Le » fleuve. Saint-Louis. Capitale du Sénégal et de la Mauritanie.
1947. Une année après l’Union française, pour contrecarrer la monopolisation des centres de décision par les « st-louisiens », se crée une Union générale des Originaires du Fleuve (UGOF). Elle regroupe des Mauritaniens et des Sénégalais de la vallée du fleuve Sénégal. On y trouve, côté mauritanien : Bâ Mamadou Sambouli, Cheikh Sao, Sall Abdul Aziz. L’UGOF n’est pas un parti politique. Seulement « un groupe de pression». Le problème, disaient-ils, étant « une question de représentativité des populations riveraines du Sénégal ».
Ce groupe sera le noyau de l’action politique de HORMA OULD BABANA et fera du parti de l’Entente l’un des principaux acteurs du processus de décolonisation de la Mauritanie. Déjà en 1946, la vallée du fleuve a voté et fait élire Horma contre Yvon Razac. L’administration ne pardonne pas aux hormistes. La vallée votera encore massivement pour Horma en 1951, mais il se fait battre par Sid’ElMoctar N’diaye, le candidat de l’UPM (Union progressiste mauritanienne). Au congrès de l’Entente, Saint-Louis 51, un fonctionnaire, originaire de Boghé, Bâ Hamat, sollicite l’investiture de l’UGOF. Les sénégalais de l’Union sont pour. Les Mauritaniens sont contre et appuient Horma. On le voit, l’heure n’est pas encore aux élections de janvier 56, écœuré, s’exile au Maroc. L’Entente fait élire Suleimane Ould Cheikh Sidia, conseiller de l’Union française, au détriment de Moctar Ould Daddah, candidat UPM.
Le premier gouvernement, dans le cadre de la loi Defferre, sera entièrement UPM.
Le Sud à l’aide
Très vite remanié pour faire entrer Dey Ould Sidi Baba, non UPM, comme ministre du Commerce. Mais bientôt l’édifice élaboré par Ould Daddah se fissure. L’Emir du Trarza, Mohamed Vall Ould Oumère, prend le chemin de Rabat, suivi par Mohamed El Moctar Ould Bah. Ils seront rejoints par Dey Ould Sidi Baba, mandaté par le gouvernement pour les convaincre de revenir au pays. Le danger vient du nord. Ould Daddah appelle le Sud à l’aide.
Le Maroc risquait d’aller trop loin dans ses revendications, appuyées par la présence de personnalités aussi influentes, il était urgent, disait Moctar, « d’unir le peuple pour résister au Sultan ». C’est dans cette optique qu’eut lieu le second remaniement ministériel à la faveur duquel Bâ Mamadou Sambouli entre au gouvernement, en janvier 1958. Le temps n’est pas à la tranquillité. En Egypte, Nasser a le vent en poupe. En Tunisie, c’est l’époque héroïque du Destour. Les Algériens, avec des arguments gros comme bombes, s’emploient à bouter le « roumi » dehors. La marmite africaine bout. En Mauritanie, Bouyagui Ould Abidine est en train de mettre sur les rails le parti de la Nahda. Qu’on le veuille ou non, un parti « arabe ». Premier accroc.
1958 toujours, le Congrès d’Aleg. « Depuis ce congrès, me dit l’une des grandes figures de l’intelligentsia négro-africaine, les Noirs ont l’impression d’avoir raté le coche. De ne pas avoir exigé suffisamment de garanties ». Les revendications négro-africaines, mises en avant par l’UGOMS (Union des Mauritaniens du Sud), qui a relayé l’UGOF, étaient principalement :
1) Le respect des cultures nationales ;
2) La participation au pouvoir
« Chaque halpulaar vit dans un Fouta culturel, un Fouta dans la tête », dira un négro-mauritanien. « C’est ce qui explique la mise en avant de ces deux principes ». Cependant, ces priorités allaient s’effacer devant la querelle des ‘fédéralistes’ et des ‘autonomistes’. Au sein de l’AOF, la bataille fait rage. En Mauritanie aussi où Moctar Ould Daddah mène le parti de ceux qui pensent que chaque pays doit se joindre à la France, en tant qu’entité distincte, tandis que Hadrami Ould Khattri fonde le PFA (Parti de Fédération Africaine) qui soutient la mise en place d’un exécutif fédéral pour toute l’AOF. L’action des négro-africains, en vue « d’une bonne intégration nationale », est menée dans le désordre. L’UPM et l’Entente fusionnent à la faveur de ce congrès « pour faire face aux menaces marocaines ». La Nahda, parti ‘arabiste’, dévient une donnée incontournable du paysage politique mauritanien.
L’indépendance en 60. En 61, nouvelle fusion. La hantise de la division. Le pays tient par si peu de choses. Le PFA de Ould Khattri, le PRM de Ould Daddah et la Nahda de Ould Abidine se dissolvent dans le Parti du Peuple Mauritanien, le fameux PPM, que certains appelaient PPCD (Plus Petit Commun Dénominateur).
Les problèmes commencent
« Les problèmes commencent réellement avec le parti unique», commente un ministre négro-africain de l’époque. Le ‘parti unique’ devient effectif en 1964, à la faveur d’un Conseil national transformé par Ould Daddah en congrès. « Coup d’Etat », « anti-constitutionnel », « anti-démocratique », «accaparation du pouvoir ». Les murs de l’école annexe, qui abritait le parlement en ce temps, en tremblent encore. Cheikhna Ould Mohamed Laghdaf et Hamoud Ould Ahmedou démissionnent du gouvernement. C’était l’époque où les gens avaient des principes. Les négro-africains jouent le jeu de l’unité nationale. Pas de fausse note jusqu’à présent.
En 59, l’arabe est entrée à l’école primaire. En 1961, dans la Constitution, à côté du « français, langue officielle », l’arabe «langue nationale ». Pas un mot du pulaar ou du soninké. Encore moins du wolof. La pilule est dure à avaler, mais elle passe. Que les Maures « ne puissent pas accuser les négro-africains de saboter l’unité nationale ».
L’heure est la construction nationale. Les Négro-africains dominent dans l’administration. Les trois officiers les plus gradés de l’Armée nationale sont aussi négro-africains : le premier chef d’Etat-major sera le commandant Diallo. D’abord pressenti, le commandant Kane Abdul Boly, de Tekane, n’acceptera pas. De même que le capitaine Kane Abdul Aziz de M’bagne qui préféra être chef de canton.
Entre-temps, l’alchimie daddahienne fait administrer la région du fleuve par des Maures alors que les négro-africains administrent les régions à dominante arabo-berbère. Fait inédit pour brasser, cette équation se révèle désastreuse. Les administrateurs, peu au fait des sensibilités culturelles de leurs administrés accumulent bévue sur bévue. Le principe du «péché collectif » cher aux africains fait le reste. Les fautes sont celles du gouverneur ou du préfet, mais aussi les fautes de son clan, de sa tribu, de son ethnie. En même temps l’administration s’effrite. Les Arabes y font leur entrée au nom du « bilinguisme ». Même s’ils sortent de la Mahdra et ne parlent qu’une langue. « C’est l’administration qui est bilingue, pas l’administrateur », plaide un ministre –maure- de Ould Daddah. Le Mal s’insinue. Le château du sable du « consensus national » ne résistera pas aux déferlantes de l’arabisation. 1966 est l’année où s’accumulent les frustrations. Le monde noir se gargarise de négritude et de senghorisme. L’impact n’est pas énorme en Mauritanie, mais on prête l’oreille à ce discours au fur et à mesure que le nationalisme arabe se précise dans le pays. La Nahda, compromise par son flirt avec le Maroc, enfante deux courants :
- baathiste, national-socialiste arabe
- nassériste, tendance élitiste arabe, à caractère petit bourgeois
« Nous commençâmes à nous inquiéter sérieusement », se rappelle un dirigeant négro-africain. La cassure devient évidente. Le divorce semble définitif lorsque l’arabe est imposé, en juin 66, dans les classes d’examen. Le mouvement de protestation débute au lycée de Nouakchott et dégénère en émeutes sévèrement réprimées.
Climat politique lourd
Les négro-africains s’élèvent par écrit contre « l’arabisation à outrance » pour évincer les noirs et le « recrutement de fonctionnaires de l’Etat sans éducation suivie », allusion aux sortants des mahdras et écoles traditionnelles. C’est le ‘manifeste des 19’. Bâ Mamadou Sambouli, Kane Elimane et Mohamed Ould Cheikh sont « débarqués » du gouvernement. Accusés de voir l’arabisation d’un mauvais œil.
Le climat politique du pays est d’autant plus lourd que les Maures accusent les Halpulaar d’être « l’antenne de la France», de vouloir « sauvegarder les intérêts de la France dans le pays », d’être « une cinquième colonne à la solde de l’étranger », et autres accusations du même acabit. « Un comble, s’insurge cet intellectuel noir, un comble pour des gens qui ont combattu la France pendant 116 ans ! ». L’amalgame est définitif. Pour les Arabo-berbères, ‘langue française égale intérêt de la France’ et ‘les Halpulaar veulent le maintien du français langue exclusive d’enseignement’.
Le congrès du PPM, Aïoun 67, planchera d’ailleurs uniquement sur la question du « bilinguisme ». Les « Safalble » et les «tkarir » conviennent du principe de « l’égalité du français et de l’arabe comme langues d’enseignement ». Ould Daddah, président increvable, après la formule de la « Mauritanie trait d’union » entre deux mondes, forge le concept de « l’homo mauritanicus ». Pendant 8 ans, le parti au pouvoir fera de la «repersonnalisation de l’Homme mauritanien » son slogan. Parallèlement à cette recherche effrénée d’identité, le pays connaissait un taux de croissance économique de 7%, le seul au monde avec Taiwan. La question culturelle se pose avec acuité. Mais la bataille se déroule déjà sur un autre front.
Guevara. Le Vietnam. Le Petit Livre Rouge. Mao. 1968 ou l’année de tous les dangers. « La chienlit » fait vaciller De Gaule. Mai. Le 29. Zouérate. La guerre des mineurs. La Miferma, « Etat dans l’Etat », à 95% française, tremble. La France, -tout le monde n’est pas parti à Baden-, inquiète pour «ses ressortissants », presse Ould Daddah de « faire quelque chose ». Il fait donner la troupe. ‘C’était ça ou les commandos du Point d’Appui de Dakar’. Bilan : une dizaine des morts. Le «martyrologe révolutionnaire » est né.
Le Mouvement national démocratique (MND), première forme, vit le jour cette année-là. Fondateurs : Soumeyda (mort en 73), Daffa Bakary, Bâ Abdoul Idi, Bedredine, MohamedenIchidou, Moustapha AbeidRahmane (actuel ministre), Dah Abdul Jelil (actuel wali du Guidimakha).
Arabes et Négro-africains militeront ensemble contre « la féodalité », « le néocolonialisme » et bien sûr « l’impérialisme». Très vite, le MND va dominer la scène politique nationale. La revendication prioritaire des Négro-africains devient « une revendication SOCIALE d’intégration ». Subtilité du nouveau discours « de gauche ». La « question culturelle » est reléguée au musée des antiquités. Orthodoxie marxiste oblige. Les jeunes politiques arabo-mauritaniens, après le Congrès d’août 68 du parti baath syrien, à Damas, auquel assistaient des délégués de l’UNEMO (Union des Etudiants Maures). Breidlayl, entre autres, sous l’impulsion de Soumeyda, mettent une sourdine à leurs revendications « arabistes ». Pour un moment c’est le consensus contre Ould Daddah que d’aucuns présentent comme le véritable fondateur du premier MND «pour asseoir les fondements de l’Etat-nation, faire taire les particularismes culturels et créer une conscience nationale ». Ce n’est pas impossible. Toujours est-il que le MND est écartelé entre deux courants.
Les « pro-chinois » de Moustapha Abeid Rahman, dans le Parti desKadihines de Mauritanie (PKM).
Les « pro-soviétiques », de Ladji Traoré, dans le Parti Mauritanien du Travail (PMT).
Les sympathies personnelles jouant un grand rôle, les Soninkés et une majorité de Pulaar se retrouvent au PMT, très vite taxé par le PKM de la formule maoïste « nationaliste étroit».
Manne céleste
Des nationalistes arabes militant au sein du PKM, le PMT invoquera l’adresse de Lénine aux Biélorusses pour taxer ce parti de « chauvinisme ». C’est la joie chez les révolutionnaires. « L’unité nationale » en prend un sacré coup. Le problème noir avait glissé en 68 du politique vers le « social ». Le concept de luttes de chasses fait fureur chez ces communistes honteux, aussi bien négro-africains qu’arabes. Un sociologue négro-africain : « Ayant perdu sur le terrain politique, les Halpulaaren transposent leurs revendications sur le terrain culturel » dès 68.
En cette fin des sixties PKM et PMT se disputent l’espace de l’opposition politique. Le PKM l’emportera et dominera la vie politique nationale jusqu’en 1975, année où il se ralliera au PPM au pouvoir, suivant les directives du Parti communiste Chinois au congrès de Pékin 73, « pour renforcer la bourgeoisie nationale afin de contrecarrer l’hégémonisme des puissances impérialistes ». Et pan sur le bec- le PKM se dissout dans le PPM- troisième fusion au congrès de la «clarification » Nouakchott 75. En 1976 naît « Bamtaarepulaar», association pour la renaissance du pulaar. Chez les Soninkés, l’association « Yilikare » voit le jour en 1977. Dans les deux cas, on entend investir l’arène politique en passant par la culture.
Encore une fois, les Négro-africains seront en retard d’une stratégie.
Depuis 1973, la Mauritanie est membre de la Ligue Arabe. L’aide arabe s’abat sur le Pays comme une manne céleste. «Cette aide a été dévoyée, détournée au profit des Maures », tonne un intellectuel de la vallée. La bourgeoisie se beydanise à marche forcée. « Qu’on ne parle pas ce concurrence ! Le pouvoir a favorisé une partie de la population au détriment de l’autre ! », reprend mon interlocuteur.
Au pouvoir politique, les Arabo-berbères ajoutent désormais le pouvoir économique. Le pouvoir culturel sera confisqué plus lentement. Le pouvoir de Ould Daddah pousse vers «l’affermissement de l’identité arabe du pays ».
L’arabisation effrénée de l’enseignement, les réformes cumulées, les facilités offertes aux étudiants des filières arabes, la radio, les manuels scolaires, concourent à camper l’arabité de la Mauritanie en escamotant sa composante négro-africaine. Plus tard, l’Histoire des empires et royaumes noirs ne sera même plus enseignée aux écoliers. Tout juste retient-on Ghana « qu’on présente comme un monde jahélite, une sorte de contre-exemple », sourit un cadre noir. Et de rappeler « L’HISTOIRE EST LA CIBLE STRATEGIQUE NUMERO UN, C’EST POURQUOI LE GROUPE LE PLUS FORT CHERCHE TOUJOURS A NIER CELLE DES AUTRES »
Habib Ould Mahfoudh