Cartel des Médinas R et G
Les activités commerciales doublèrent d’intensité dans les années 80. Ce n’était pourtant pas les besoins du marché national qui faisaient exploser la demande d’importations. À cette époque, la Mauritanie ne comptait qu’une population estimée à un million et demi de personnes. Mais avec l’entrée de la Mauritanie dans la CEDEAO et les accords bilatéraux signés entre le Mali et notre pays, le commerce se développa de manière vertigineuse. Certains expliquent le phénomène par l’intensification des activités de transit des marchandises destinées au Mali. Assuré par une logistique maritime depuis les entrepôts du wharf de Nouakchott, le ravitaillement de ce pays enclavé permettait à nos commerçants d’écouler des produits tournant en boucle à l’intérieur du pays pour pourvoir des commerces excentriques.
En moins de trois ans, toutes les rues principales des Medina G et R, (quartiers occupés, dans les années 70, par des femmes de mœurs légères vivant au crochet de fonctionnaires, les logements sociaux des îlots A, B et C et les Blocs), furentinvesties par des commerçants, distributeurs, et revendeurs brassant des milliards de recettes par jour, non sans pleurnicher à chaque passagedes services des impôts réclamantles redevances auTrésor public.
C’est cette intense activité commerciale qui établit la célèbre et mythique rue « Chari Erizgue» où chargements et déchargements se succèdent onze heures par jour, sept jours sur sept. Un centre névralgique sous l’emprise d’un puissant cartel, plus puissant que celui de Medellin, sur un territoire courant du marché Capitale au dernier bâtiment de la SOCIM. Dans cette zone de libre-échange, tout s’achète et tout se vend, sous le nez des autorités administratives dont la police commerciale du ministère de tutelle (les contrôleurs).On ne s’y aventure que pour acheter ou encaisser des « dessous-de-table »…
Tous les logements de ces deux quartiers furent transformés en centres commerciaux ou dépôts fictifs. Les façades utilisées en «boutiques-témoins » et les arrières en entrepôts de demi-gros. Des centaines de tonnes de produits en tous genres stockésdans les maisons des rues adjacentes et secondaires d’où sont chargées les milliers de semi-remorques qui ravitaillent toutes les régions du Mali – et du Sénégal par endroits – situées à notre frontière.
Le commerce une activité libérale, indépendante
Il ya deux choses importantes que les premiers responsables du ministère du Commerce (ministre, secrétaires généraux, conseillers et contrôleurs) ne comprennent pas, ne cherchent pas à comprendre, ou se refusent à comprendre. La première est que, grossiste ou détaillant, le commerçant est avant tout un employé, même s’il gère sa propre affaire. Ce qu’on attend de lui ou ce qu’il attend lui-même, c’est que le fond de roulement ou le capital investi soit fructifié. Peu importe la manière et les moyens employés. Il peut donc fixer le prix, en gros, demi-gros ou au détail, à sa convenance, surtout s’il n’est pas soumis à l’obligation d’appliquerdes tarifs prescrits par une institution de régulation.
Pour éviter des pertes lourdes, Il peut également recycler une marchandise périmée. Pour le lait, le riz, le sucre ou les pâtes, par exemple – produits qui lui coûtent cher à l’achat – il change simplement leurs emballages, en y apposant une nouvelle date. On les consommera encore six mois après leur date de péremption d’origine, sans être alerté par la couleur, l’odorat ou le goût. C’est d’ailleurs peut-être ce que cachent ces petits sachets de lait en poudre vendus sous différents labels à cinquante MRO l’unité dans les boutiques de proximité.
Secondement, le commerçant ne ressent pas la hausse des prix. S’il tient une boutique de quartier, il mange sur son propre stock (riz, pâtes, huile, poulets…)et ne sort donc aucune ouguiya de son porte-monnaie. S’il est propriétaire d’un commerce de gros ou demi-gros, il ravitaille sa famille gratuitement de sa propre marchandise. Cela signifie qu’il se fiche éperdument de la hausse des prix, même si elle est vertigineuse, puisqu’il est à l’abri de son impact. C’est la vieille mendiante qui revient du carrefour ou la ménagère qui va au marché qui le ressentent, elles, au moment d’acheter la marchandise.
Les barons de l’importation, des intouchables
Autre facteur que ces responsables du Ministère semblent ignorer, c’est que ceux qu’on appelle les opérateurs économiques (les grands importateurs) fixent le prix de la vente en gros à partir d’éléments d’appréciation variable : provenance de la marchandise, coût de manutention, transport primaire vers les entrepôts et taxes douanières. Mais depuis l’exploitation des technologies nouvelles et l’ouverture à grande échelle de l’espace économique, les coûts des transactions peuvent être considérablement réduits.
En 1994, j’ai rencontré un français sur le ferry qui assure la traversée de la baie de Freetown (Sierra Léone) et nous avons lié connaissance en chemin. À sa question :« Que fais-tu dans la vie ? – journaliste », répondis-je, avant d’ajouter, en rigolant : « peut-être pas bon, mais journaliste quand même». Il me demanda quelle était ma nationalité – il me prenait pour un somalien… – je lui dis que j’étais mauritanien. « Je connais votre pays.– « Ah bon ! Vous y êtes déjà allé en touriste ? – Non. Pour y vendre des marchandises. – Et quoi donc ? – Du riz, du sucre et du lait ». Je lui posai alors la question de savoir s’il avait pu vendre quelque chose dans mon pays. « Non », répondit-il avant de m’expliquer qu’un opérateur (dont je vais taire le nom), très influent à cette époque, l’avait bloqué en lui proposant un prix très bas qui ne lui laissait pas une marge bénéficiaire incitante.
La suite de notre discussion révèle tout l’intérêt de cette anecdote.« D’où importez-vous votre riz ? », m’enquérais-je, il m’expliqua – tenez-vous bien – qu’il travaillait en courtier d’une multinationale forte de bateaux gorgés de produits en tous genres au large des côtes, prêts à accoster dans n’importe quel port d’Afrique de l’Ouest – Sénégal, Mauritanie, Guinée, Sierra Léone ou autre – sitôt que des acheteurs s’y manifestaient.
C’est vous dire que nos opérateurs achètent parfois des produits disponibles au large des côtes africaines, réduisant ainsi beaucoup leur coût à l’achat. Ces bateaux transportent des marchandises éventuellement refusées ailleurs pour des raisons diverses, comme la piètre qualité ou la non-conformité. Et comme notre pays est malheureusement le plus grand « déversoir » de marchandises dédaignées pour leur qualité incompatible avec les normes ou non-conformité avec les documents déclarés, cela explique les énormes quantités de produits stockés dans des entrepôts fictifs et autres magasins anonymes loués dans les ruelles secondaires et tertiaires des Medina R, G et 3 de la Capitale.
Une refonte totale du système de contrôle s’impose
Au troisième trimestre de l’année 2020, les commerçants mauritaniens détenaient déjà des stocks de denrées de première nécessité couvrant plus de deux ans des besoins du marché. En prévision des impacts du coronavirus sur le trafic maritime et la production industrielle, ceux-là avaient augmenté considérablement leurs réserves, en tenant compte des évaluations des besoins du marché malien de proximité à Bassiknou, Kobenny, Tintane, AdelBagrou, Nara, Fassala et Wompou. Ces produits avaient été achetés avant l’explosion des prix provoquée par la pandémie. Mais cela n’empêcha pas nos commerçants de lancer l’incroyable spéculation qui provoque tant de dégâts au panier de la ménagère. Fractures du pouvoir d’achat des citoyens, situations incontrôlables…De « mauvais coups aux mauvais moments », avec, bien évidemment, des troubles sociaux à la clé, heureusement amortis par les interventions d’urgence « Cheylatts », les paniers alimentaires et les cash-transferts ordonnés par le chef de l’État pour assister les plus démunis.
Mais ce que l’on doit surtout retenir, au bilan de ces spéculations provoquées volontairement par les commerçants du gros, demi-gros et détail, c’est l’établissement de la preuve que la centrale de vente que constituent les magasins des rues commerciales des Médinas R, G et des îlots A, B et C, est devenue une véritable zone franche d’un sabotage économique, autonome et indépendante, échappant à tous contrôles. (
À suivre).
Mohamed Chighali
Journaliste indépendant