LES JE-NOUAKCHOTT : LE DORÉ (suite 2)

28 April, 2022 - 03:09

J’ai intégré l’univers de Tevragh-Zeina. J’aurais dû dire les Univers. Parce qu’ils sont plusieurs, même ça n’est que l’appellation qui change. L’appellation, je veux dire celles des personnes. Les situations et les décors restent à peu près les mêmes. Il m’a fallu payer cher. Et j’ai payé pour accéder à ces univers et très cher. C’est la règle du jeu. Et dans la vie, il faut jouer le jeu de la vie. Il n’y a pas à tergiverser là-dessus. À la vie comme à la vie. On ne peut être dans la vie et ne pas y être. La vie, entendons-le, celle de Tevragh-Zeina. De Nouakchott, qui compte. Le vrai Nouakchott, c’est-à-dire Tevragh-Zeina. 

Mon frère n’a rien compris. Ou peut-être, aurait-il compris, mais il a manqué de courage. Je résume son incompréhension à la couardise. Ce manque de courage, qui est, en fait, un manque de cohérence. Qui s’apparente un peu trop à la peur d’être jugé. La peur du procès social. Et finalement d’opter pour une vie, sans la vie.  Y être, sans y être. Ça n’est pas ça. 

Parce qu’il croirait, peut-être, qu’il ne serait pas jugé. Ou qu’on lui aurait épargné un procès social, quelque sobriquet, ou raillerie, à chaque fois qu’il s’inviterait dans les discussions des bonnes gens de Tevragh-Zeina. Il se trompe. 

Moi, j’ai payé et j’ai gagné mon ticket d’entrée dans cet univers. Contrairement à lui, qui a payé, sans en avoir la médaille. Et payer pour un revers, c’est un naufrage. 

Moi, j’ai payé. J’ai accepté les railleries, les médisances, les persiflages. J’ai acquiescé. J’ai ri. J’ai pleuré, loin des regards. Et je me suis relevé après chaque salissure. J’ai tenu tête aux mauvais sorts, qu’on me jetait à la figure. J’ai bravé l’opprobre et toutes sortes d’ignominies. 

Je me souviens d’une légende bien de chez au sujet de la familiarité avec les djinns. Les djinns, disent les spécialistes des sciences occultes, il faut leur concéder quelque chose, pour maintenir, non seulement, leur amitié, mais leur fidélité jusqu’à la domestication. Il faut leur laisser quelque chose. Abandonner une partie de soi. De  sa moralité. 

C’est quand on abandonne une partie de sa moralité qu’on arriver à assujettir les djinns. Et on saurait les utiliser pour des missions aussi impossibles que mystérieuses. Ils sauraient, les djinns, une fois soumis à la volonté d’un humain, lui apporter des objets et viatiques improbables, parce volés de territoires lointains, auprès d’un boutiquier libanais en Côte d’Ivoire, par exemple. 

La société de Tevragh-Zeina, à l’instar de monde des diables et des djinns, obéît, elle aussi, à sa légende. Il faut faire avec pour y être accepté. 

C’est l’astuce. Et j’y ai adhéré. L’adhésion consistait à accepter le récit de bonnes gens de Tevragh-Zeina. Dire bon, ce qu’ils prétendent bon. Dire mauvais, ce qu’ils prétendent mauvais. Adopter leur vision de la vie. Mimer, et répéter à chaque fois se mettre, seul, à l’épreuve et opérer ses propres tests. 

J’ai abandonné, d’abord, mes poèmes, puis une bonne partie de mon Coran. Je les ai remplacés par des noms de marques de voitures, des numéros de véhicules, et des numéros de téléphones et les noms des hôtels et des rues dans pays étrangers. 

J’ai accepté leur récit, en somme. Supporter leurs petites vanités. Jouer leurs petites simagrées, exactement, comme eux, ils se leur jouent, les petites simagrées. 

S’émerveiller des choses loin d’être merveilleuses. Rire des choses qui ne font pas rire. S’indigner des choses, qui n’admettent aucune émotion. Faire montre d’un pathétisme surfait et d’une pitié immodérée et sans vraiment de raison. 

J’étais déjà dans les abysses inextricables de la perdition pour mon clan tribal. Les nouvelles qui me parviennent du village ne sont guère bonnes. Un égaré, qui a troqué son au-delà par Tevragh-Zeina et sa société perdue.

La dernière lettre que j’ai reçue de ma mère était encore plus explicite sur l’image que se font désormais les miens de moi.

J’ai entendu des choses, mon fils, qui ne me plaisent pas et qui ne plairaient pas à ton père de sa demeure véridique. On dit que tu as abandonné le clan. Que tu t’es éloigné, Allah nous en garde, de la conduite des tiens. Que tu n’habites plus avec eux et que tu, qu’Allah te protège, habites seul, dans un studio, comme les nçara. 

Mon frère habite avec un groupe de commerçants cousins, répartis dans quelques taudis dans une maison fourre-tout à Toujounine. Ils vivent dans la misère et la déchéance volontairement. Ils ont les moyens de vivre comme les bonnes gens de Nouakchott, mais ils amassent le fric, s’achètent maisons et villas à Tervragh-Zeina et s’en privent eux-mêmes pour habitations. Ils préfèrent se la jouer mesquins, pauvres et amoindris, une douzaine d’hommes dans une pièce de quatre mètres carrés, avec une douche commune, qu’ils négocient avec des voisins locataires guinées. Ces derniers ont au moins un projet. Nouackhott, pour eux, est un projet transitoire vers l’eldorado européen. Les miens, pourtant, de plus en plus riches, Nouakchott, pour eux, n’est qu’une aubaine commerçante pour faire fortune et ne jamais y faire demeure fixe. Et pourtant, ils y passent onze moins sur douze et un mois dans ce village pour lequel, ils réservent leurs rêves et leurs projets pour la vie. 

J’aurais bien compris si la vie au village était des plus meilleures. Et elle  ne l’est pas, la vie au village. Un village soi-disant de richissimes hommes, qui ne dispose même pas d’électricité, ni eau potable, sans parler d’une véritable école moderne. Des maisons en zinc, quelques hangars, des dunes qui ne font pousser aucune tomate, aucune carotte. Rien. 

Comment, elle pourrait comprendre, ma mère, une vie qu’elle n’a jamais connue. Mais, mon frère, mon frère et tous ces cousins qui font fortune à Nouakchott et la vouent aux gémonies, et réduisent leur vie, leur projet de vie, à un mois de vacances qu’ils passent entre des dunes de sables et des rochers sans âmes ; comment ça fonctionne dans leurs têtes. Comment sont-ils si aveugles et aveuglés par un rien illusoire et chimérique ?

À suivre…

Mint Beyane