Les commerçants ont toujours été et resteront toujours, sans nul doute, l’Ennemi Public N°1 des citoyens et du gouvernement, tant qu’une enquête approfondie et diligentée sur leurs activités criminelles n’aura pas été effectuée sans complaisance. Les problèmes qu’ils posent aux autorités mauritaniennes provoquent des ondes de choc entrant en fusion génératrice de revendications sociales et politiques. Si ces revendications ne sont pas contenues à temps, la colère des citoyens explosera dans la rue, comme on a pu le constater ailleurs.
Comme partout, les prix des denrées alimentaires de première nécessité varient d’une période à une autre. Conséquences des hausses des prix des matières premières sur le marché mondial, ces fluctuations impactent sur toute la chaîne d’approvisionnement et de distribution. Au bout de ce circuit, la vague de ces hausses s’écrase comme sur une plage, provoquant une mousse blanche qui finit par éclabousser le panier de la pauvre ménagère. Pas besoin d’être un économiste pour établir ce constat. En de telles situations, c’est donc l’impondérable, l’imprévisible et l’inévitable des conjonctures indomptables qui déterminent les « enjeux », parfois bénéfiques pour certains (les opérateurs) et beaucoup plus souvent malheureux pour d’autres (les consommateurs).
Commerçants issus d’une lignée de trafiquants
Pour traiter un mal, quel qu’il soit, il faut avant tout poser un diagnostic. Qu’on passe par une consultation classique ou par des images (radioscopie, scanner ou réaction magnétique), le but est de déterminer avec certitude les causes et l’origine du mal afin d’établir un traitement approprié. Le commerce mauritanien est malade. Très malade. Il souffre d’un syndrome de déficience d’honnêteté très grave, compliquée par des maladies opportunes multiples qui se manifestent sous formes de trafics.
Au début de l’Indépendance, les commerçants – les vétérans, à l’instar d’Ehel Noueïghedh, Ehel Abdallahi ould Abdallahi, Ehel Maham, Ehel Birou et d’autres –jouèrent aux « trafiquants ». Mais très sympathiquement. En déclarant parfois un prix d’achat inférieur à celui de la réalité ou en manipulant un peu les quantités. Juste pour ne payer qu’une taxe réduite de 20 ou 30 %. Ce petit jeu du chat et de la souris visait surtout à obtenir une marge bénéficiaire raisonnable, permettant d’écouler vite les produits à des consommateurs à faible revenu. De petites « bonnes guerres », donc, entre les douaniers – qui passaient quand même de temps à autre derrière les comptoirs… – et ces commerçants respectables et respectés qui nous apprenaient l’humilité et la sagesse.
Ces premiers pionniers des affaires ont enseigné dans leurs écoles de commerce des hommes de renommée devenus aujourd’hui des multimilliardaires enrichis dans l’honnêteté et la bonne éducation. Au temps du président feu maître Moctar ould Daddah, le Père de la Nation, le pays ne vivait pratiquement que de recettes douanières et fiscales appliquées dans les règles de l’art. Ces recettes étaient déterminées dans une « complicité consensuelle », de telle manière que les commerçants ne soient pas affaiblis par des taxes trop contraignantes et que l’État ne se retrouve pas avec des caisses quasiment vides.
Quand les militaires donnent l’exemple pour marquer le pas
Avec l’arrivée des militaires en 1978, les choses commencèrent à changer. Les officiers qui avaient pris le pouvoir sortaient d’une guerre éprouvante sur tous les plans. Certains revenaient du front très « fatigués » moralement, très affaiblis physiquement, mais surtout très « fauchés ». Certes, on comptait, parmi eux, des hommes intègres et de très bonne moralité, comme feus les colonels Moustapha ould Mohamed Saleck, Ahmed Salem ould Sidi, Ahmed ould Bouceïf, Mohamed Mahmoud ould Ahmed Louly, Mohamed Mahmoud ould Ahmed Louly ou Mohamed Khouna ould Haïdalla, les capitaines Moulaye Hachen, Athié Hamath ou Mohamed Mahmoud ould Deh –si j’en ai omis, merci de m’en excuser– il y en avait par contre d’autres qui en avaient « marre » de vivre avec des treillis sertis de poches… vides. Et d’autres encore, du Nord, dotés d’un goût et d’un sens très poussés pour les affaires à but lucratif.
Le chèque de Hamdi ould Mouknass, un ballon d’essai
Les indicateurs de ce constat étaient nombreux. Quand Hamdiould Mouknass, ministre des Affaires étrangères de l’époque, revint de Khartoum après le coup d’État, il se rendit volontairement aux militaires. Avec, dans son cartable, un chèque offert par un gouvernement au gouvernement mauritanien. Les officiers manquaient de tout, certains couraient derrière des arriérés de salaires et tous ne pouvaient attendre l’aboutissement de procédures de transfert trop longues et très compliquées. Sur proposition de l’un deux, ils « vendirent » donc le chèque à un homme d’affaires mauritanien moyennant une « ristourne alléchante ».
Dans les faits, le chèque posait deux problèmes aux militaires. En un, ce n’était pas de l’argent liquide mais un montant virtuel qui ne pouvait pas être versé immédiatement. Ils craignaient, en outre, que le donateur ne renonçât à décaisser le chèque à cause du coup d’État survenu depuis sa signature. Ils avaient donc décidé de s’en débarrasser à la hâte et l’homme d’affaires – dont je tairai ici le nom – en accepta le «risque » à condition de ne payer en contrepartie qu’un montant convenu d’un commun accord. L’anecdote me permet de dire que ce premier « troc » permit à certains militaires de s’approcher assez près des commerçants pour mener des petites « incursions » dans le monde des affaires. Cette « confiance » établie sur la base d’intérêts réciproques a évolué avec le temps, générant de « nouveaux » commerçants « nés » du coup d’État qui profitèrent de leur proximité avec les militaires pour se corrompre en toutes sortes de trafics.
Fournitures à l’État, oui, mais à prix surfacturés
La situation empira après l’arrivée au pouvoir de Maaouiya ould Sid’Ahmed Taya. L’État achetait beaucoup mais payait très tardivement. Et les commerçants dont les capitaux immobilisés par des livraisons ne recevaient pas leur dû dans des délais raisonnables majoraient leurs prix, certains jusqu’à 80 %. Une situation qui atteignit des sommets sous Ould Abdel Aziz. À partir de son second mandat (2014), il fut si infecté par le virus des transactions commerciales et économiques qu’il en devint, selon le rapport de la Commission d’enquête parlementaire, le plus grand homme d’affaires du pays, exerçant ses activités par personnes interposées. Ce que doit encore confirmer la justice par des preuves irréfutables.
Ce qu’il faut peut-être retenir du désordre épouvantable où baigna – et baigne encore de nos jours… – l’import et l’opéra économique, c’est que ces militaires qui s’approchèrent trop des commerçants – ou même s’affilièrent carrément aux activités de certains de ceux-ci – ont laissé le champ libre à la spéculation sous toutes ses formes, aux trafics en tous genres et, plus grave encore, à l’approvisionnement du marché en n’importe quoi, par n’importe qui, n‘importe quand et n’importe comment, sans contrôle véritable ni mise en place de garde-fous.
Entre 2008 et 2019, on dépassa le stade du contournement des postes de douanes de Rosso que pratiquaient jusque là un certain nombre commerçants, histoire d’introduire sur le marché quelques cartons de tomates « Le Baobab » ou des petits ballots de plastiques importés du Sénégal, ce qui n’avait rien de méchant. Maintenant, des trafiquants « déguisés » en commerçants passaient à l’industrie lourde : trafics ininterrompus de produits non homologués, périmés, faux ou contrefaits, notamment des médicaments, drogues... De quelques dizaines de cartons de chaussures introduits frauduleusement, on en était à des centaines de milliers de tonnes de produits en tous genres et de toutes provenances.
Des médicaments contrefaits en Inde, Chine ou Ghana. Des poulets importés du Brésil conservés dans des entrepôts frigorifiques depuis, paraîtrait-il, la seconde guerre mondiale. Du sucre d’Argentine mêlé à des sacs de drogue. Des fins de stocks de produits à date limite de grandes surfaces européennes de Belgique, France ou Italie. De l’huile recyclée et reconditionnée d’origine inconnue. Du riz acheté à bas coût à des vendeurs offshore qui blanchissent l’argent. Du thé de contrefaçon conditionné en Chine spécialement pour le pays ou du thé périmé reconditionné dans des petites unités de montage clandestines. Des quantités énormes de lait de très longue conservation à durée de vie rallongée par des dates de péremption abusivement imprimées sur leurs emballages…
(À suivre).