Le Doré. On l’appelle ainsi : le Doré. On ne sait pas, dans toute Nouakchott, qui lui a collé ce sobriquet. De toutes les façons, il préfère, et de loin ce surnom- un peu moqueur, un peu trop même nom-de-théâtre, pour les bonnes gens de Nouakchott-à son prénom, qui lui rappelle un passé, pas si lointain, mais qu’il entend bien oublier. C’est même, pour lui, en tout cas, digne d’un nom-de-guerre. Tout compte fait, il lui va mieux que Hatem, le changeur. Un nom déjà tellement loin de lui, aujourd’hui et qui ne lui sied plus vraiment. Et plus rien aujourd’hui ne le lie à cet univers, lui, qui passe le plus beau de son temps entre deux avions, qui le mènent de contrées en contrées, aussi chics qu’improbables pour celui qui s’appelait, jadis, le déjà jadis, fort heureusement, Hatem, le changeur. Ce petit bout d’homme frêle, qu’on apercevait debout, à l’angle Nord-est du grand souk, portant un boubou d’un bleu indigo de naguère, dans sa seconde vie teinturière, un turban enroulé sur la tête.
Lui, encore lui, le changeur, toujours là, debout frottant le pouce au majeur de sa main droite à l’adresse des passants espérant les rabattre en clientèle pour l’officine de changes de monnaies, dont le propriétaire n’était autre que son frère aîné. C’était pourtant un hier si récent, qu’il remonte à l’amorce de ce siècle, qui entame sa troisième décennie.
Hatem arriva à Nouakchott, au milieu des années quatre-vingt-dix, pour travailler auprès de son frère, qui tenait au cœur du marché central une petite échoppe, qui servait de façade à la vente de chaussures chinoises de mauvaises factures ; et en vrai, et au noir, aux négoces des monnaies et devises étrangères.
Hatem de son surnom de l’époque, le Changeur, était toujours là, debout au même endroit, s’il n’était pas en train d’accompagner un client auprès de son frère, le détenteur du commerce. Qu’il fasse chaud ou qu’il fasse froid, qu’il vente ou qu’il pleuve, Hatem, dont la bouche alternait la formule : ‘’ vous ne changez pas quelque chose’’, pour ainsi dire (le franc français, plus tard l’Euro, le Fcfa, le dollar américain ou dirham marocain), à une autre de sa culture de la mahdara, récitant, tantôt une sourate de Coran, tantôt, quelque poème de l’antiquité arabe. Les formules se répètent et s’alternent aux rythmes insistants de claquements des doigts, exprimant vaguement le change d’une monnaie contre une autre.
Au fur et à mesure que le changeur s’habituait aux usagers des monnaies étrangères, des familles de la petite bourgeoisie de Nouakchott s’offrant des vacances à l’étranger, hommes d’affaires, espérant régler un partenaire extérieur en devises, et par virement bancaire à l’international, il parvenait progressivement à se faire ses propres clients. Et de plus en plus, il se liait en confiance avec d’autres cambistes, très loin du territoire monétaire fraternel, même si ce frangin demeure l’assurance garantie inavouée de ce jeune qui balbutiait encore dans ce négoce.
C’est ainsi que Hatem commençait petit-à-petit à se faire un nom. Allant jusqu'à prendre des risques énormes, menaçant quelques fois, non seulement sa crédibilité en devenir, mais surtout celle de son frère, voire la légitimité de tout son clan tribal, assez présent dans ce type de négoces.
Sa prise de risque lui a valu de faire des bonnes gens de Tevragh-Zeina. Aujourd’hui, il mange chez tel client. Ce soir chez tel client. Très vite, il va comprendre que le risque qu’il a pris était le lot de toute la bourgeoisie. C’est un coup de poker. Derrière chaque réussite, il y a un dol, au pire, un artifice, au mieux. Hatem allait se dire un jour pourquoi pas moi. Je vaux mieux que tous ces dépravés. Moi, au moins, je suis puissant de mon Coran, de ma poésie. Et eux, et eux, eux, ils ne connaissent que quelques mimes de langues étrangères. Quelques mots d’espagnol et une deux expressions françaises avec un accent altéré. Et même ceux qui comprennent, parlent et écrivent vraiment ces langues des nçara ne sont pas sur mon chemin.
Les grands bourgeois, ici, sont, en grande partie comme moi. Sauf que moi, j’ai débarqué en ville après perfectionnement dans les connaissances de la mahdara. Contrairement, à eux, qui ont débarqué, en ville, parce que chassés par la grande sécheresse des années soixante-dix.
Je ne vois donc aucun obstacle, qui saurait résister à cheminement.
Le changeur devait d’abord commencer par son apparence vestimentaire. Exactement comme eux. Il allait s’habiller à l’identique à ses nouveaux partenaires. Le premier pallier de l’évolution est vestimentaire. La révolution vestimentaire. Se confondre avec les bonnes gens de Tevragh-Zeina. Se procurer un petit studio, bon marché, un pied-à-terre, un chez de légitimité territoriale. Comme ça, se dit-il, je saurais dire l’improbable évocation : Chez moi.
Petit-à-petit, l’oiseau fait son nid. Le boubou toujours blanc d’une blancheur éclatante, sur-amidonné, on dirait un, quand le changeur se lève, s’assoie ou se couche ou fait n’importe quel mouvement, un bruit de quelques pièces de zinc soulevées par un vent violent. Qu’importe. Il faut qu’on s’aperçoive de mes mouvements. Finis le temps des petits gestes volés, rabougris et mille fois réprimés, dans mes boubous ramollis et chiffonnés, fuyant la peur des regards torves et moqueurs des gens de Tevragh-Zeina.
A suivre…
Mint Beyane