Mauritanie : les difficultés de BP retardent l’arrivée du pactole gazier de Grand Tortue Ahmeyim

26 October, 2021 - 23:55

La future unité flottante Grand Tortue Ahmeyim, située sur la frontière maritime avec le Sénégal. © BP

À la perspective d’une manne gazière, Nouakchott rayonnait d’optimisme. Mais les mauvais résultats de BP et l’essor des énergies renouvelables vont différer l’entrée en production.

La Mauritanie rêvait d’un avenir radieux à partir de 2022 grâce aux quelque 425 milliards de mètres cubes de gaz contenus dans les réservoirs sous-marins situés à cheval sur la frontière maritime qu’elle partage avec le Sénégal. Pandémie, évolution erratique des prix des hydrocarbures, économie mondiale en berne et nouvelle sensibilité des majors pétrolières en faveur des énergies renouvelables jettent une ombre inquiétante sur ce projet.

Grand Tortue Ahmeyim (GTA) semblait pourtant bien engagé. C’est en avril 2015 que la junior texane Kosmos Energy claironne la découverte du pactole situé dans le Bloc 8, à 125 km des côtes et à 2 700 m sous la surface de l’océan. De quoi produire du gaz pendant plus de vingt ans. De mois en mois, le projet prend forme. British Petroleum, le chef de file, Kosmos et les États mauritanien et sénégalais créent deux sociétés de développement.

 

Accord exemplaire entre Dakar et Nouakchott

 

Le tour de table de la société mauritanienne attribue 62 % à BP, 28 % à Kosmos et 10 % à la Société mauritanienne des hydrocarbures et du patrimoine minier (SMHPM). Côté sénégalais, la répartition est à peine différente : 60 % pour BP, 30 % pour Kosmos et 10 % pour Petrosen. De façon approximative, les deux pays peuvent espérer se partager, sur vingt ou trente ans, avec les opérateurs, 80 à 90 milliards de dollars de recettes, et entendent remplacer le fuel de leurs centrales électriques par ce gaz moins cher et moins polluant.

De manière exemplaire, les gouvernements des deux pays tombent d’accord, en février 2018, pour se répartir à égalité pendant cinq ans au moins les recettes auxquelles ils ont droit. Dans la foulée, ils signent un accord de commercialisation du gaz avec la filiale BP Gas Marketing.

L’impressionnant chantier démarre, et, divine surprise, Kosmos annonce en octobre 2019 que le puits ORCA-1 a révélé, à 5 266 mètres de profondeur – à Bir Allah, en zone mauritanienne –, un nouveau réservoir de gaz, lequel pourrait augmenter de 50 % les réserves de GTA. Il s’agit de la plus grande découverte d’hydrocarbures en eaux profondes de l’année. GTA mérite désormais d’être qualifié de « gisement de classe mondiale ».

 

McDermot, une faillite qui fait trembler

Il s’agira d’extraire le gaz à partir d’une plateforme, et de l’acheminer au fond de l’océan sur 80 km, jusqu’à une unité flottante de liquéfaction protégée par un brise-lames. La phase 1 doit permettre de produire, en 2022, 2,5 millions de mètres cubes par an, issus de deux puits. Les phases 2 et 3 porteraient la production à 10 millions de mètres cubes, extraits d’une douzaine de puits.

À ce jour, 40 % des investissements de la phase 1 sont engagés (entre 4 et 5 milliards de dollars). Le brise-lames (Eiffage et Saipem), ­l’ingénierie sous-marine (McDermott et Baker Hughes), le navire flottant d’extraction (TechnipFMC) et l’usine flottante de liquéfaction (Golar et Keppel Shipyard) sont lancés par BP et Kosmos.

Lorsque ce dernier, en 2019, annonce qu’il met en vente ses parts dans le projet, personne ne s’en émeut tant cela paraît vraisemblable : Kosmos n’a pas la surface financière pour accompagner le développement d’un chantier d’une telle ampleur. En revanche, la faillite de McDermott en janvier 2020 fait trembler, puisque de cette entreprise dépendent l’extraction et l’acheminement sous-marin du gaz. Tout le monde pousse un soupir de soulagement quand McDermott est placé sous la protection de la loi américaine des faillites et qu’une injection de 500 millions de dollars lui permet de poursuivre ses activités.

Pertes colossales et virage « vert »

Mais l’horizon ne se dégage pas pour autant. Le 8 avril 2020, BP invoque un cas de force majeure pour justifier un retard de onze mois. Le confinement dû à la pandémie aurait suspendu la construction de l’unité flottante.

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« L’invocation de force majeure attribuée au Covid-19 est injustifiée, affirme Mohamed Salem Ould Boidaha, directeur général du groupe Serval et ancien cadre du ministère mauritanien du Pétrole, de l’Énergie et des Mines. Ce sont les conditions du marché qui expliquent leur réserve : l’offre d’énergie excède la demande dans cette période de fort ralentissement économique, et la guerre des prix du pétrole déclenchée par l’Arabie saoudite a fait s’effondrer les cours des hydrocarbures. »

BP a perdu 4,4 milliards de dollars au premier semestre de 2020, et Kosmos, dont la note a été dégradée par Moody’s, 200 millions au ­deuxième semestre. D’autre part, Bernard Looney, le nouveau patron de BP, veut vendre 25 milliards de dollars d’actifs entre 2020 et 2025 pour avoir les moyens d’investir dans les énergies renouvelables, et ainsi réduire de 40 % sa production pétrolière d’ici à 2030.

 

Inévitable retard

« Le contexte international ne permet pas une grande sérénité, commente Thierry Lauriol, associé du cabinet Jeantet et conseiller auprès du ministère mauritanien du Pétrole, de l’Énergie et des Mines. Mais à aucun moment BP ou Kosmos n’ont fait état d’une faute des États mauritanien et sénégalais. Toutes les parties ont intérêt à s’entendre pour mener à bien ce projet, lourd, et qui demande beaucoup d’investissements. »

Les Sénégalais, qui se sont beaucoup endettés dans la perspective de l’arrivée de la manne gazière, semblent les plus pressés d’obtenir une date de mise en exploitation.

Aucun expert ne parie sur un arrêt pur et simple du chantier – ce qui coûterait très cher aux opérateurs – ou sur un remplacement de BP comme chef de file. En revanche, le retard du projet semble aujourd’hui inévitable. À quelque chose malheur est bon, car ce délai devrait être utilisé pour permettre à la Mauritanie d’augmenter son « contenu local », c’est-à-dire la participation de ses entreprises et de sa main-d’œuvre à GTA. La Banque mondiale a donné à chacun des deux États concernés 20 millions de dollars dans le but de former des techniciens.

Le Sénégal a pour sa part une longueur d’avance en matière de contenu local : 400 de ses entreprises seraient en position de faire des offres de service aux différents opérateurs du chantier. En Mauritanie, les contrats locaux étaient jusqu’à présent affectés à un petit nombre d’entreprises désignées par le pouvoir. Cet état de fait serait en voie de changement.

Anticipation des besoins

 

« Le nouveau président Ghazouani a une structure mentale qui n’est pas orientée vers l’argent, explique Mohamed Salem Ould Boidaha. Son nouveau gouvernement va dans le bon sens, mais l’obtention des 10 % du chantier qui devraient revenir à la Mauritanie suppose une grande visibilité. En effet, il faut que les entreprises mauritaniennes connaissent à l’avance les besoins à satisfaire. Former un chauffeur parlant anglais demande plusieurs mois de formation, et idem pour les plongeurs ou les soudeurs. »

Eiffage a publié, à la fin de 2019, une liste d’offres d’emploi pour recruter des dizaines de mécaniciens, de conducteurs de pelles ou de grues, et nombre d’autres techniciens appelés à travailler à la carrière de Hajar Dekhen (à 275 km à l’est de Nouakchott), où ont commencé à être extraites les roches destinées aux brise-lames de GTA. Au ministère du Pétrole et des Énergies, on travaille sur le gazoduc qui acheminera le gaz jusqu’à la centrale duale de 180 MW de Nouakchott (laquelle fonctionne au fuel, à l’heure actuelle).

Jeune Afrique