J'ai le regret de vous annoncer le décès ce matin de notre cher ami commun Ahmed Salem dit Chadli des suites d'une courte maladie + après-midi du 17 décembre, message d’un des journalistes qui importe le plus en Mauritanie.
Il m’était apparu aussi soudainement, il est mort de même, sans préavis, quelques jours pour une nuit, celle de tout humain à son départ, sans gêner physiquement, mais d’une intense présence. La voix toujours égale, le corps vif, presque maigre, la taille enserrée par une ceinture étroite, l’ai-je jamais vu en boubou ? L’ai-je jamais vu à table ? L’ai-je jamais … parfois, si souvent, sobrement le besoin d’argent, pas du tout pour une amélioration pérenne mais pour un objet précis, les siens, ce dont enfants et épouse avaient besoin pour la fête, le rite ou précisément pour vivre.
Ce qui n’était pas banal, ce qui va rester exceptionnel dans ma vie, pas seulement dans mes rencontres mauritaniennes du printemps de 1965 à celui de 2006 puisque je n’ai pu – depuis – revenir au pays, c’était l’or d’une âme, absolument visible, regard, silhouette, élocution, attention, insistance, tout était amour et don de lui-même, à se perdre de fatigue.
L‘amour intense, mais de qui ? mais de quoi ? il s’attachait bien mieux qu’il ne servait – serviteur de naissance ? socialement, oui, mais serviteur par affection, par choix, par vocation, bien plus encore et royalement. Servir dans un pays comme le sien, comme ce pays qui m’a reçu et que j’ai adopté, ce n’est pas de la phrase, c’est de la pratique physique, c’est une quotidienne créativité. Pour d’autres une obligation ou un métier, selon lui, c’était indicible et naturel. Celle, celui à qui il se donnait ainsi ne pouvait pas ne pas l’éprouver, ou alors ils se retiraient du genre humain, en le voyant pas lui, son fleuron. Du dénuement souvent total que j’ai toujours constaté dans l’Etat, dans la rue, chez tant de gens même aisés relativement à des moyennes qui ne sont pas statistiques mais généralité, surgit avec constance la fleur de l’humanité, tout est précieux, tout est gratuit, tout est difficile si l’on est seul, tout est possible si l’on est accompagné. Guidé. Expérience mienne de la Mauritanie en cinquante ans, malgré blessures et usure de temps et de systèmes contraires à la fondation et au génie d’un peuple multiple de races, très cohérent d’usages et de concepts. De mémoire aussi, de réflexes. Pays où s’accompagnent l’une l’autre des composantes, se rédécouvrant par force, en des drames ou finalement par de communes convictions.
Le compagnon indispensable
Ahmed Salem dit Chadli m’a accompagné aussitôt. Ne sachant ni lire ni écrire, il fut aussitôt mon meilleur introducteur à chaque personne, à chaque situation donc au pays entier qu’à chacune de mes durées en Mauritanie depuis que j’eus l’honneur d’accompagner le président Moktar Ould Daddah, sa femme et son aîné, au retour de son exil, le 17 Juillet 2001. Au pouvoir dans ce qu’il a de sacré et ce qu’il a de perplexe, j’avais été introduit par le président fondateur à mes vingt ans – introduction valant pour tout pays et toute époque, d’autant qu’en face, en France, il y avait de Gaulle. A la vie, le pays m’avait introduit par un premier baiser au lycée de Nouakchott par rencontre de hasard pour continuer un début à l’une de ces réceptions à l’européenne qui se donnaient il y a cinquante ans dans une capitale de cinq ans et de dix mille habitants.
Ahmed Salem, à lui seul, recommença tout pour moi. La ville enlaidie, sans plus aucun plan, les arbrisseaux de la fondation, coupés par les dictatures, le pays honteux de ses régimes politiques de façade et de cloisonnements, j’avais perdu, après trois décennies presque d’absence, mes repères mais gardé le vêtement. Ahmed Salem m’expliquait, me recommandait tout. L’histoire orale par le présent, ceux qui étaient de valeur, ceux qui courtisaient, ceux qui avaient l’âme méchante, ce que chacun avait fait ou n’avait pas fait, glorieux ou pervers. Mes plus fortes relations à ce renouvellement, je les lui dois. Par lui, je compris la nouvelle donne mauritanienne et sans doute la chance d’une République Islamique et d’une nation multicolore que les putschistes à répétition tentent de faire vieillir par l’amnésie plus encore que par la pauvreté et l’accaparement. Les haratines… plusieurs ministres en étaient… le familier de mon ami moine, le Père Yacoub aussi… le fondateur d’El Hor aussi. Il m’introduisit, prenait les rendez-vous, portait les messages, donnait l’ambiance, certifiait, approuvait, nuançait. Ma nouvelle compréhension du pays, mon engagement venaient de lui. C’est toujours valable et vivant. Les esclaves, les affranchis… bien plus que les races… le point commun n’était pas ce que je percevais du nombre, devinais (un tout petit peu) des souffrances ataviques atroces, il était chez ceux que je rencontrais un équilibre intérieur, une sagesse surpassant celles des autres classes sociales, celles des autres continents. La noblesse, je venais de la rencontrer dont des pays vieux, sinon épuisés – ma France de naissance et d’espérance – n’ont ni l’expérience ni l’idée. Ahmed Salem en était l’exemple et nous étions ensemble.
Ahmed Salem me confiait son pays, ne disait rien de lui-même ou presque, la tente à tous vents, la parcelle à peine délimitée, puis des chroniques de vie qui étaient à peine lui, l’escorte de son frère pour un hôpital marocain, les médicaments à fournir en même temps qu’est déposé le souffrant, des hésitations amoureuses, de l’humanité un peu et pas comme tout le monde.
Sa vie fut de courir pour d’autres. Décisivement, aux premières semaines, aux premiers mois, toutes les démarches et chaque mois la queue aux guichets de la banque, Ahmed Salem fut le véritable accueil et l’essentiel agent de la réinsertion du père-fondateur chez les siens. Il avait servi d’une manière comparable le chef historique de l’opposition aux militaires, il était maintenant auprès du couple le plus notoire de Mauritanie, lui aussi proportionnellement – alors – aussi démuni que lui.
Entre ces courses, ou la conduite de divers véhicules ce qui demande pas tant une habileté au volant que de l’autorité dans la rue, le temps s’arrêtait, nous étions ensemble et la tendresse de la fraternité venait chaque fois, sans mots. Il semblait se donner la responsabilité de tout et d’abord de l’existence pratique et spirituelle de celui dont il recevait – par Dieu, sans doute, en son âme – la charge. Il donnait constamment, à profusion… de lui-même, et en échange, il recevait, assumait de la charge.
A notre fille, il donna, dessiné et coloré par l’aîné de ses enfants, le modèle d’une décoration traditionnelle maure de la paume. Avec le magnétophone nécessaire, je lui avais donné copie des enregistrements du président Moktar Ould Daddah : dix jours ensemble pour sa convalescence à Toulon, en Décembre 1975. La mémoire et le récit d’une « Mauritanie contre vents et marées » dont alors il n’était pas sûr qu’ils seraient un jour écrits. Ahmed Salem ne savait donc ni lire ni écrire, il est donc jusqu’aujourd’hui le seul en Mauritanie à avoir écouté pendant des heures le fondateur. Il l’appelait Dah… comme l’appelaient épouse et enfants. Il l’embrassait avec la pudeur révérentielle de sa civilisation, celle qui fait les esclaves, celle qui fait aussi de lumineuses âmes. J’en ai rencontrée une, elle m’habite.
Je ne sais plus Ahmed Salem si je vous tutoyais, mais tu me tutoyais. Pour la dernière fête, je n’avais pas compris – tu me téléphonais souvent et à tes frais, je ne t’appelais pas assez souvent – si tu avais besoin d’un concours pour l’achat d’une moto ou d’un mouton. Ton bonheur fut un soir de m’accompagner et de revenir chez Messaoud Ould Boulkheir. De l’épaule du Président à celui qui incarna un peu la réussite de tes semblables de naissance et surtout leur cri, tu m’as appris ce qu’est communier. Tu ne meurs donc pas, tu es le héros de ton pays. Vive toi.