L’action révolutionnaire : Arrivé à Nouakchott, je n’avais pas chômé longtemps. Le mouvement politique va récupérer aussitôt tous les élèves définitivement renvoyés. Ils formeront désormais le socle sur lequel va se construire le corps de l’appareil organisationnel du MND. C’était le meilleur cadeau que pouvaient offrir les autorités politiques à l’opposition. D’ailleurs, ce n’était pas la première fois qu’elles agissent de la sorte. En 1970, comme mesure disciplinaire, ils dispatchent une dizaine d’élèves meneurs du Lycée de garçons de Nouakchott dans les établissements secondaires du pays, offrant ainsi généreusement des directions d’avant-garde aux établissements qui en manquaient. Des comités régionaux d’action révolutionnaire furent mis sur pied dans le courant de l’année 1972, à commencer par Nouakchott. Un Comité d’Action Révolutionnaire Local (CARL) fut mis sur pied.
Il se mit aussitôt à organiser des milliers de sympathisants en majorité jeunes. Des comités semblables furent montés au fur et à mesure, à l’intérieur du pays, comme le Comité d’Action Révolutionnaire du Nord (CARN). Son champ d’action englobait les régions de l’Inchiri, de l’Adrar, de TirisZemour et de Nouadhibou. Sa direction sera confiée plus tard à notre camarade YoubaOuldBechir à partir d’Atar. Les responsables du parti des différentes villes du nord en étaient membres.
Je fus contacté par mon ami Mohamed OuldMaouloud. Il me proposa de débuter un stage de formation politique et idéologique dans un cercle ultra clandestin dont il était le président. Ce que j’acceptai avec enthousiasme. Le cercle comprenait 3 autres camarades, des étudiants : SyAsmiou, Limam Cherif et Nnéné de Néma. Dans ce cercle je pris le nom de Hamadi. Les autres, chacun d’eux, se choisirent un nom de guerre. On s’interdit de s’appeler par nos véritables noms. Notre réunion constitutive eut lieu dans la chambre de Limam, dans la maison de son parent Mohamed Ali Cherif, directeur de cabinet du président Mokhtar Ould Daddah.
On nous programma pour un an de formation. On devrait renforcer chez nous un certain nombre de qualités fondamentales dont principalement, le dévouement à la cause, l’intégrité morale, l’endurance et le courage, en plus du développement du niveau intellectuel et du sens de l’organisation et de la capacité d’encadrement des personnes. Le mensonge et la moindre manifestation d’égoïsme sont intolérables. Il était recommandé que dans les structures du parti et du mouvement, les réunions de toutes les instances débutent par des séances de critiques et d’autocritique. Aucun tabou, ni aucune personne, n’était à l’abri des feux de la critique.
L’action réactionnaire : Parallèlement à l’impitoyable répression du mouvement scolaire, les autorités multiplièrent désespérément les initiatives. Une manifestation de rue fut organisée dans la précipitation. Pour drainer des gens on diversifia les appels. Tantôt les gens sont invités à venir nombreux, officiellement pour accueillir Khaddafi. Des fois on propagea une rumeur à propos d’une distribution imminente de vivres.
On parvient à réunir un ramassis hétérogène de personnes. À 18 heures environ, la manifestation passa devant le CC des jeunes filles. Mohamed OuldKhayar et YahyaOuld Abdi se trouvaient à sa tête. Les slogans sont aussi incohérents que la manifestation. Un, continue à raisonner encore dans mon oreille : « A bas la démocratie, à bas les élèves ! ». « Eghoumssoulhoum », un autre slogan, c’est à dire « plonger », dans je ne sais quel océan, appelant à infiltrer le MND, pour le détruire de l’intérieur. Coïncidence ou action préméditée, un premier groupe, se réclamant des frères musulmans, fera son apparition juste après cette manifestation. Issu de nos propres rangs, ses éléments affichaient une hostilité déclarée au MND. On les baptisa « Elghamassa : les plongeurs». Pourtant, aucun d’eux ne figurera dans la première élite du mouvement des frères musulmans, qui apparaitra peu de temps après. YahyaOuld Abdi sera parachuté aussitôt comme gouverneur du Trarza et l’Inchiri réunis.
L’action syndicale : De leur côté, le monde syndical rentra en ébullition. L’Union des Travailleurs de Mauritanie(UTM), la seule centrale professionnelle, était divisée entre deux courants. Depuis les événements sanglants de Zoueiratt en 1968, la contestation ne cessa de monter contre son secrétaire général, Fall Malik, le même depuis sa création. On l’accusa de comploter avec les autorités au détriment des intérêts des travailleurs. À l’avant-garde, le syndicat national des enseignants, le fameux « SNE ». Le bureau national était mené par son secrétaire général, MohamedhèneOuldBagga et la section de Nouakchott, la plus importante du pays, était dirigée par Ahmed OuldMohemdElyedali. Les deux hommes constituaient un tandem d’une grande efficacité. Ils étaient épaulés par une kyrielle de syndicalistes de grande valeur. Citons parmi eux, des hommes du secteur de la santé comme feu Diouf Ibrahima et docteur SyZeineElaabidine, des enseignants comme feu Sy Mamadou, SeckDemba, feu Sall Abdoulaye, feu Wane Mamadou Jibril et d’autres. Citons également feu Mohamed Mahmoud OuldMohemd Radhi, futur secrétaire général de l’UTM. Ce dernier, fils ainé du grand chef féodal de l’Assaba, MohemdRradhi, a adhéré très tôt aux idéaux défendant les humbles personnes. Une fois son père a bénéficié d’une audience avec le président Mokhtar Ould Daddah. Ce dernier donna son engagement à Mohamed Rradhi pour nommer à un poste important le jeune Mohamed Mahmoud à condition que celui-ci, accepte, même verbalement, cette promotion.
MohemdRradhi, se dirigea aussitôt dans les zones rurales du Guidimagha et du Gorgol pour rencontrer Mohamed Mahmoud afin d’amener avec lui son engagement oral d’accepter la promotion promise par le président Mokhtar. Il le trouvera, à une heure tardive dans un petit village assez reculé où il enseignait. Il dormait dans une petite moustiquaire. Il le réveilla et l’informa de la bonne nouvelle. Mohamed Mahmoud demanda à son vieux de laisser de côté ce genre de sujets. Le vieux insista, sans résultat. Mohamed Mahmoud lui demanda de rester un moment avec lui. Il voulait qu’ils prennent le thé ensemble, en attendant de lui égorger un mouton pour le diner. Très déçu et fort agité par une colère folle, MohemdRradhi se leva et quitta le maudit village de Mohamed Mahmoud. Mohamed Mahmoud est d’une générosité sans pareille. Une fois, au temps où il était déjà secrétaire général de l’UTM, je passais dans son bureau. Une vieille femme, d’apparence pauvre, est assise devant lui.
Après des salutations, il me demanda si j’avais sur moi une somme de 200UM. Je lui dis oui. C’était exactement tout ce que je possédais avec moi en ce moment comme argent. Je retirais le billet de 200UM de ma poche et je le lui remis. Il le prit et le remit à la vieille. D’habitude j’aimais le taquiner et, de son côté, il aime mes petites provocations. Après le départ de la vieille femme, Je lui dis : « Mohamed Mahmoud, il faut reconnaitre que tu es partagé entre deux systèmes de valeurs ! » « Lesquels ? » me demanda-il, pressé de savoir où je voulais exactement en venir. « Les valeurs féodales et les valeurs prolétariennes », répondis-je. « Les premières non !», répliqua-il. « Je suis surtout sûr des premières », concluais-je.
Les confessions : Comme les élèves et les étudiants, les travailleurs issus des différentes ethnies du pays abandonnèrent d’un bloc leurs clivages identitaires pour converger dans le même nouveau courant de pensée : le MND. Presque tous se démarquent désormais des idées racistes d’antan. On n’hésita pas à condamner tout comportement teinté de racisme adopté dans le passé. Au niveau du CPASS, la direction des élèves a recommandé aux élèves nouvellement admis au baccalauréat, de ne pas adhérer aux organisations estudiantines tant qu’elles sont divisées sur une base raciale. Ce qui va accélérer leur fusion. Chacun regrettait son passé raciste. C’est ainsi que l’instituteur ayant saboté nos examens d’entrée en 6e en 1966 à Rosso, était devenu l’un de mes meilleurs amis. Il ne cessait de m’exprimer ses regrets pour son comportement passé qu’il juge désormais « absurde et inhumain ». Ce n’était pas, par contre, le cas de Monsieur de Mederdra. Il s’amusait avec nous lorsque je lui ai rappelé sa bêtise de 1963. Son visage se crispa, cherchant à changer aussitôt de sujet.
L’action culturelle : En 1971, une grève des travailleurs en majorité enseignants, bien que partielle, provoqua une profonde crise dans le pays. Les grévistes, après leurs licenciements, furent remplacés par des recrues sans formation et sans aucune préparation. On leur colla le nom de « bouchons » (« Mghaligues » en hassania). Bouchons ou Mghaligues, ils furent presque tous gagnés par la sympathie à notre mouvement. Plusieurs d’entre eux sont devenus de grands militants. Des syndicalistes, issus de divers syndicats professionnels, sont arrêtés et incarcérés. Certains parmi eux sont sévèrement torturés. Leur jugement au tribunal de Nouakchott, fera date. La presse privée n’existe pas encore. Nous sommes encore à quelques décennies de la naissance de l’Internet et de l’éclosion des sites d’information électronique. On se servait de la poésie pour commenter et mémoriser les événements. Sous forme de reportages dignes des grands reporters de guerre, dans un poème en dialecte Hassania resté célèbre, Ahmedna Ould Jidd, un poète populaire, procéda à la description détaillée de l’événement. Il commença par donner la date, le 18 mai, avant de décrire le déroulement des différentes étapes du procès qui fut conclu par l’élargissement de tous les détenus.
L’apparition des magnétophones et la possibilité d’enregistrer facilement la nouvelle production artistique et musicale favorisera les nouvelles créations. Un peu partout des jeunes sympathisants prennent l’initiative de se regrouper en troupes de théâtre ou en groupes de chants et danses. Des chanteurs populaires, n’ayant pas d’origine griot, émergèrent de la masse. Citons parmi eux, après le jeune feu Sidi Mohamed Ould Babana du Lycée de Rosso, le mignon Jaja. Ce dernier, un jeune troubadour, est apparu soudainement, comme sorti des entrailles de la terre. Sa touffe, à la mode « Yéyé », très en vogue en ce moment, lui couvrait presque le petit visage. Il ne cessait d’animer les attroupements de jeunes sympathisants un peu partout dans le pays.
Rappelons également le jeune, feu Saydouva OuldSidi, le rossignol de Tijikja. Mort prématuré d’un cancer, on raconte que durant sa maladie, étant convaincu qu’elle était incurable, il arrive qu’il se mette à sangloter. Sa mère se mit à le consoler. Il parait qu’il lui répondit souvent en ces termes : « Maman, je te prie de ne pas penser que je pleure par peur de la mort. Maman, je pleure uniquement par regret de me séparer de mes camarades. Maman, je te demande de continuer à les aimer et à les accompagner dans la noble mission qu’ils se donnent ! Maman, est ce que tu sais qu’ils sont les seuls gens dignes qui méritent d’être aimés et respectés?!»
Les jeunes fréquentaient en masses les centres culturels ouverts dans certaines ambassades, notamment les ambassades de France, d’Egypte et de Chine. On s’y gavait de tout le savoir et toutes les connaissances humaines. Nous étions encore loin de l’emprise des petits appétits matériels sur les plus jeunes. Dans ces centres, engagés dans une lutte idéologique sans merci, on redoublait d’ardeur pour gagner de son côté le maximum de jeunes nationaux, encore papiers vierges, pour y inscrire tout ce que la guerre froide avait produit de bon ou de mauvais en matière d’idéologies.
Je garderais toujours en mémoire le sourire de l’aimable Mme de La Rosière, la directrice du Centre Saint-Exupéry de l’ambassade de France. Parallèlement à notre mouvement, d’autres jeunes passaient l’essentiel de leur temps à déguster la lecture d’autres variétés de littérature, Les romans d’amour et d’espionnage bénéficiaient d’une grande clientèle. Dans le domaine de l’espionnage, l’édition « Fleuve noir », avec l’écrivain Paul Kenny, inondait le marché de publications mensuelles. D’autres jeunes préféraient les photoromans ou les bandes dessinées, comme Tintin, Miki, Blek et autres titres d’héros imaginaires. Dans l’esprit de leurs lecteurs, leurs images n’apparaissaient pas moins vivantes que celles des feuilletons télévisés d’aujourd’hui.
La crise politique ne cessa de s’approfondir. Psychologiquement, Nouakchott vivait un véritable état de siège. Les quartiers populaires, qui constituaient plus des trois quarts de la ville, étaient considérés par la nouvelle opposition comme des zones libérées. Notre ligne de conduite était fondée sur un principe sacré : nos militants, comme « un poisson dans l’eau », étaient tenus d’apprendre à vivre au quotidien avec les masses populaires les plus pauvres. Leur devoir était de les éduquer, les alphabétiser et les aider à résoudre leurs problèmes quotidiens. Ce que, à titre d’exemple, nous avions mis en exécution durant les fréquentes crises de pénurie d’eau et de distribution de terrains, à l’époque, durant les lotissements de Sebkha et Elmina. L’entourage immédiat des ministres et responsables centraux fut gagné par la contestation du système. Leurs plus proches parents, y compris des fois leurs propres femmes et enfants, étaient affectés par le courant.
De nombreux jeunes, femmes et travailleurs, se bousculaient dans des dizaines de chambres et maisons louées dans les Médinas. Des militants et militantes passaient leur temps à les former et les informer. Marème Mint Lahweij, feue Salka Mint Sneid, feu Mzeiriga Mint Haiba, à l’allure de Mme de Pompadour, parmi bien d’autres, ne cessaient de lire et relire les tracts et publications aux dockers et autres ouvriers illettrés. Elles étaient successivement les femmes de grands militants : Abdelkader Ould Hamad, Ahmedou Ould Abdelkader et l’ouvrier chevronné, feu Mohamed Mahmoud Ould Hachem, mort récemment, déjà professeur d’université. Citons d’autres activistes femmes, parfois de condition modeste comme Elbarra, Sellemha, familièrement Sseilemha, la future très sage-femme de Mohamdi Ould Sabari, jeune administrateur civil, proche de notre mouvement.
Des centaines d’indicateurs et mouchards furent recrutés. Leur mission était d’infiltrer les rangs de l’opposition et d’informer au quotidien les autorités sur ses intentions et ses agissements. Pour les contrecarrer, des consignes strictes furent données en vue de les débusquer et de les démystifier. Un signe anodin fut inventé pour signaler la présence du moindre suspect : il suffisait que quelqu’un se pince le nez à l’aide de deux doigts en provoquant un léger reniflement, indiquant une mauvaise odeur, pour alerter les autres de la présence d’un indésirable, d’une persona non grata. D’habitude on s’exclame « eff ! » en hassania quand on sent une mauvaise odeur, en pinçant le nez entre le pouce et l’index. Désormais cette exclamation, avec tous ses dérivés, fut introduite dans le langage quotidien. Elle et ses différentes syntaxes et déclinaisons feront objets de thèmes d’inspiration dans la création littéraire.
(A suivre)