Nous finissions la première partie de ce petit dossier en notant le peu d’impact de la méthode expérimentale dans la pensée islamique où elle prit racine. Mais les civilisations communiquent entre elles. Une nouvelle venait de naître en Occident au début du second millénaire de l’ère chrétienne. Les nouvelles écritures des quantités s’y seront taillées un territoire inouï…
[…] Dès lors reconnue nombre décimal, la représentation 0,123 introduit l’idée d’une existence entre le 0 et le 1, c'est-à-dire entre la représentation du Rien et celle de l’Un ou, si l’on préfère, entre celles du Non-Être et de l’Être. En réalité, 0,123 n’écrit qu’une proportion, le rapport entre 123 et 1000. En oubliant cette évidence – et le caractère d’utilité des chiffres, l’affectation journalière de ces proportions à des besoins de mesure quantitative jouent ici un rôle décisif – on oublie le caractère qualitatif du nombre, notamment en sa fonction cardinale. Les ordres de succession et de répartition dans le temps et dans l’espace sont insensiblement négligés, tout particulièrement en leur dimension symbolique peu à peu rejetée dans le domaine de l’ésotérisme où s’entremêlent tout ce qui gêne la raison des normalités en cours, le supra- comme l’infrahumain, les illuminations spirituelles, les parcours initiatiques cohérents mais aussi les syncrétismes, les approximations hasardeuses, les chimères nébuleuses et autres bancalités du génie humain…
Naguère fortement associée aux concepts d’harmonie et d’équilibre, la notion de proportion va se retrouver écrasée – tout comme la mesure, sa sœur jumelle – sous le poids de ces nouvelles écritures. Mais un tel aplatissement du sens ne pouvait s’imposer qu’en un contexte de valeurs traditionnelles suffisamment délabrées, d’une part, et fortement ébranlé, d’autre part, par un dynamisme économique hors pair. Une telle coïncidence prévaut en Europe occidentale dans la seconde moitié du 17ème siècle. Tout-à-la-fois ravagée par près de deux siècles de guerres de religion et engagée dans la colonisation tous azimuts de nouveaux espaces, celle-ci explore sans aucune retenue les voies ouvertes sous d’autres cieux plus fermement tenus, eux, par une organisation sociétale rodée aux épreuves des conjonctures.
C’est dans le domaine militaire que s’initient les premières exploitations techniques des travaux scientifiques : René Descartes fut artilleur et sa géométrie analytique a des applications directes en balistique ; l’amélioration de la production métallurgique est imposée par une énorme augmentation de la demande en boulets et canons ; les logarithmes de Napier intéressent immédiatement les architectes et ingénieurs du Génie, etc.« La nature, la matière, le peuple inculte sont moins des organismes vivants que des ensembles mécaniques dont les actions sont mathématiquement mesurables », peut de son côté lancer sans frémir sir William Pety (1623-1687) (1), alors que se répand l’usage des décimaux et du pourcentage, prélude à l’envol, au cours des deux siècles qui suivent, de la science des statistiques (2).
L’histoire s’accélère. Le début du troisième millénaire de l’ère chrétienne consacre l’inféodation de l’humanité au développement démentiel d’une industrie déchaînée par la révolution thermodynamique (3). Après s’être cristallisée dans la consommation, l’attention des humains au Réel tend paradoxalement à se liquéfier dans les plus irréels spectacles, tandis que s’accumulent les dérèglements sociaux, écologiques et climatiques. Avec, en seule issue, le post-humanisme bionique d’une société pixellisée, enfin débarrassée de toute nature ? A contrario, de quelles mémoires pourrait jaillir l’universelle et atemporelle eau de Jouvence capable de rendre les plus justes proportions à notre mesure du Réel ? Il y aurait donc des portes à (r)ouvrir, ici, pour faire entendre la sagesse d’en fermer d’autres, là ; sans forcément les condamner : prendre vraiment le temps d’en peser tous les risques et alternatives… Donner ainsi, aux interférences entre les civilisations, une autre dynamique que le choc traumatique d’intégrations approximatives, trop partielles ou inconsidérément forcées.
Ian Mansour de Grange
Notes
(1) : En son « Arithmétique politique »,in « Œuvres économiques », V. Giard et E. Brière, Paris, 1905.
(2) : Voir Alain Desrosières, « La politique des grands nombres ; Histoire de la raison statistique », Paris, La Découverte, 1993.
(3) :Mise en scène par la machine à vapeur, l’exploitation des lois réglant les échanges d’énergie au sein de la matière engage le 19ème siècle occidental, avant le 20ème planétaire, dans un bouleversement radical de la Biosphère.
Encadré
Le présent encadré illustre le débat des proportions. La construction exacte du pentagone repose, c’est bien connu, sur une proportion très particulière qu’Euclide qualifiait de « divine » : deux segments de droite de longueur inégale(en l’occurrence, le côté et la diagonale du pentagone) sont en telle situation si le rapport entre la grande longueur et la petite est le même qu’entre l’addition des deux et la grande. Abusivement qualifiée de « nombre » d’or, cette relation met en jeu un irrationnel, √5 en l’occurrence, graphiquement représentable par la diagonale d’un rectangle d’une unité sur deux, base en conséquence de ladite construction exacte du pentagone. Il existe cependant de nombreuses autres constructions approchées. Celle qui suit, on ne peut plus simple et des plus précises, rend toute leur noblesse aux arpenteurs des édifices anciens…
où les plus attentifs relèveront que l’écriture de ces trois nombres peut se suffire des quatre premiers entre eux : 150 = 21*31*52 ; 49 = (22+ 31)2 et 108 =22*33
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