Le Calame : Cela fait un an presque jour pour jour que l’on ne vous pas revu au Calame. C’est un délai un peu long quand même en cette phase importante.
Tijani Mohamed El Kerim, Oui, c’est vrai. C’était effectivement à la mi- mai 2020.
Vous êtes parfois absents d’ici. Pour quelles raisons ?
Pas de raisons spécifiques. Depuis 2007, je suis hors scène. N’ayant pas cherché à m’approcher des régimes. Mon choix a été d’éviter tout contact car n’étant pas convaincu de son opportunité dans un contexte de mauvaise gouvernance. Je menais des consultations avec l’Union Européenne ici, au Nigeria et puis avec une Agence des Nations Unis au Sahel et au Maghreb. Je ne suis pas seul. Il y a des gens même qui ont émigré depuis2007 et qui sont aujourd’hui dans de grandes institutions internationales. Leur pays ne fait pas appel à eux. Moi je suis toujours là.
Votre avis sur ce qui s’est passé durant l’année écoulée ? Pendant qu’on y est que pensez-vous de la gestion de la pandémie chez nous ?
Cette pandémie a engendré une situation difficile pour toute la planète. Chez nous, la situation n’est pas des plus mauvaises. Il y a eu des efforts en matière de prévention et sur le plan social qui sont appréciables. A chaque fois que je me déplace je note une meilleure organisation des services fournis pour le test anti Covid : il y a un ordre et les résultats sont fournis rapidement. Et chez nous c’est gratuit alors que vous payez de fortes sommes dans beaucoup de pays. La vigilance gagnerait à se maintenir et même à se renforcer, en particulier en matière de sensibilisation de masse. Car cette pandémie est assez complexe arrivant dans un monde globalement pas bien dirigé et divisé. Pour la même occasion, on voit ces jours -ci ce que subissent les Palestiniens. C’est affreux mais c’est aussi révélateur que l’Etat sioniste est en train de toucher ses limites. Et après les limites, il n’y a normalement que l’effondrement. On va voir.
Et la situation politique actuelle du pays qu’en pensez-vous ?
Le Président Ould Ghazouani a suscité beaucoup d’espoirs dans une période de fortes demandes de changements. L’homme est généralement apprécié par ceux qui le connaissent pour ses qualités de bienveillance, de miséricorde et de générosité. De plus il s’est engagé à apporter les changements attendus en matière de bonne gouvernance. Un changement qui ne peut se concrétiser que dans plus de justice pour tous, de cohésion sociale. et de reformes. Il faut noter que ce sont des choses pas faciles à réaliser. Mais ce sont des choses fondamentales. En arrivant comme Président, il doit savoir qu’il avait devant lui des défis à affronter sans tarder.
La Mauritanie est un pays qui s’est beaucoup fragilisé au fil des ans, faisant face à quatre défis importants :
* L’affaiblissement continu de l’Etat et de ses institutions face à la montée en puissance continue depuis plus de quarante ans des mouvances tribalistes, régionalistes et celles des lobbies financiers. Jour après jour l’Etat s’efface devant ces forces se précarisant. Ses institutions qui se délitent deviennent faibles et dysfonctionnelles. Ce qui encourage la captation de secteurs de l’État par les intérêts étroits. Et ainsi les secteurs vitaux comme l’enseignement, la santé, le développement local, l’exploitation et la gestion optimale des ressources nationales s’affaissent.
* La continuité d’une mauvaise gouvernance marquée par le détournement et la dilapidation des biens publics mais aussi le placement d’incompétents* au centre d’importantes institutions.
* La continuelle marginalisation et donc de la paupérisation de larges couches de la population par l’absence de vraies et justes politiques d’inclusions vis à vis de couches importantes et de communautés du pays.
* L’absence de politique cohérente d’insertion professionnelle des jeunes de toutes catégories.
Dans chaque pays, la situation est mesurable : les indices sont internationalement connus en matière du développement humain, du système éducatif, du système de santé, du taux de pauvreté, du chômage, d’emploi des jeunes, de la gouvernance, de l’attrait des investissements étrangers sur le territoire, par celui plus simple et moins risqué dans les espaces maritimes etc… On n’invente rien. Ceux qui disent que la dernière décennie a été extraordinaire, doivent consulter ces indices.
Les grands experts vous disent : « si vous visitez un pays, regardez la circulation automobile: si les gens respectent le code la route, ils sont courtois et respectueux des autres, en face d’une police vigilante et ferme : c’est un signe de bonne gouvernance et de bonne conscience citoyenne. Alors, pas de commentaires…Regardez Nouakchott.
Vous pensez que ces défis n’ont pas été levés même en partie ?
Hormis une certaine ouverture envers des hommes politiques, des initiatives généreuses envers des pauvres, une amélioration chez certains fonctionnaires, je crois que pour l’essentiel, ils restent présents.
A votre avis, quelles en sont les raisons ?
Tout d’abord, je suppose que ce n’est pas par manque de volonté du Président selon ce que disent ses connaisseurs. Face aux présents défis, il faut une politique cohérente, guidée par une bonne vision.
Je ne vous apprends rien en vous disant que pour diriger et faire avancer un pays, on a besoin de deux sortes de personnages dotées deux qualités : le savoir être et le savoir-faire. Ce ne sont pas les mêmes
Le savoir être est la chose la plus importante. C’est l’aptitude que doit avoir un Chef, un Président dans un pays. C’et la qualité du Leader. Elle consiste généralement en cinq talents : une forte conviction qui donne des principes, donc une attitude qui amène à adhérer à des objectifs supérieurs moraux, éthiques et civiques qui pousse dans la bonne direction ; l’autorité qui procède d’une capacité d’analyse et de décision ; la détermination pour faire aboutir ses objectifs face à toutes les difficultés :la bienveillance qui donne la capacité de travailler avec les autres selon les bonnes règles morales et éthiques, la capacité de négociation qui implique l’ouverture et permet de tout négocier pour désamorcer les situations difficiles, de tension ou de conflit ou de crises. Trouver un compromis ou élaborer un consensus sont des tâches très utiles en politique.
Un Président peut les avoir toutes ou certaines. Le plus grave, c’est l’absence de valeurs morales.
Quant au savoir-faire, c’est une qualité très importante : c’est la compétence. Les gens compétents tout le monde en a besoin pour leurs aptitudes, leurs capacités, leurs connaissances. Aucun Chef ne peut réussir s’il ne fait pas appel au savoir-faire. Car la médiocrité est destructrice. C’est cette catégorie dont un Président a besoin comme collaborateurs, ministres, chefs des grandes institutions.
Et notre Chef et nos Ministres sont-ils dans ces catégories ?
A chacun de juger…Mais je crois que le Président connait mieux ses choix.
Mais vous n’avez pas dit comment vous voyez la scène politique globale dans le pays ?
J’essaie d’éviter la naïveté en parlant de démocratie. Car la démocratie reste un projet à mettre en œuvre chez nous comme dans d’autres pays d’Afrique ou du Monde arabe. Et ce Projet est en panne car il a mal démarré. Il ne peut réussir à mon avis sans une conscience civique et citoyenne. Cette conscience civique et citoyenne est la base de tout progrès.
C’est en partant de cette conviction, nous avons mis en place en 2009-2010, l’Institut Mauritanien pour l’Accès à la Modernité (I.M.A.M.). Car nous considérons que la conscientisation et l’éveil des Mauritaniens passent d’abord par un profond changement des mentalités. Si les partis politiques- et c’est un simple avis- avaient investi tous leurs efforts et temps dans ce changement des mentalités et cet éveil citoyen même en ne participant pas aux différents scrutins des années 90, la situation aujourd’hui serait bien meilleure car on sera devant un Peuple et non des populations. Et il y a une grande différence entre les deux. Il y a trois partis qui pouvaient le faire étant les plus patriotes et les plus outillés : le RFD, l’UFP.
Une personnalité politique, Mohamed Yehdih Ould Breideil, Paix à son âme, partageait avec moi cette idée quand j’échangeais avec lui : me rappelant l’idée des Structures d’Education des Masses qui avait été détournée de son objectif, suite à la répression politique de l’époque. Depuis 1991, les organisations de la Société civile si elles ont contribué à la protection de certaines libertés, des droits de l’homme, de la place de la femme, ils ont négligé à mon avis cette profonde sensibilisation citoyenne à la base.
Les progrès réels qui peuvent faire avancer une société en faisant des populations un Peuple demandent la sensibilisation continuelle et pendant des années. Une fois l’éveil atteint, on peut parler de démocratie car les scrutins seront plus fiables et les droits plus garantis. Les groupes prédateurs et les élites corrompues seront plus affaiblis car ils ne pourront plus manipuler les populations. C’est fondamental.
Mais ces ouvrages ou guides, pourquoi ne sont-ils pas sur la scène ?
Ces 11 guides sont prêts depuis 2014 en Arabe et en Français. Mais leurs impressions et diffusons demandent de moyens. De plus leurs contenus comme vous pouvez l’imaginer sont porteurs de changements. C’est pourquoi, ils peuvent ne pas arranger tout le monde car la conscientisation n’est pas une priorité pour la plupart des influents. Une institution étrangère a manifesté sa disponibilité pour les publier mais elle m’a demandé d’enlever les nombreuses références islamiques. Je n’ai pu accepter car sur le plan pratique un Mauritanien est plus enclin à suivre les instructions de sa religion que des principes affirmés par un penseur non musulman aussi célèbre soit-il. Surtout qu’il s’agit d’éduquer des masses. Ces guides ne sont pas des guides religieux. Ce sont des guides d’éducation citoyenne, morale, éthique et civique. Les comportements que nous suggérons sont appuyés par des versets du Coran et des Hadiths, des références extrêmement précises qui demandent aux Musulmans d’adopter les bons comportements moraux, éthiques et citoyens. Il s’agit de l’égalité entre tous, la tolérance, le respect des engagements envers tous : musulmans ou non, la condamnation du vol, de la corruption, de la falsification, de la malversation, de la perversion, le respect des lois …etc. Ces paroles du Prophète (PSL) sont extraordinaires dans leur recherche du bien commun pour tous sans exclusif. Car tous ces textes montrent bien que l’Islam n’est pas seulement dévotion-IBAADAATT- : prières, zakat, pèlerinage ou jeunes mais c’est aussi MOUAMALAAT : le comportement irréprochable invitant la personne à ne pas de mentir, voler, tricher, trahir, tromper les autres… Cela montre que les corrompus, prédateurs, criminels, extrémistes, assassins ne sont pas sur la voie de l’Islam.
Un mot pour conclure ?
Disons que le pays face à s’importants défis qu’il faut relever. On a l’espoir que l’actuel Président y arrivera.
Par le passé, Je dirai aussi que le pays a pu vivre en paix et dans la sécurité. Et cela est fondamental car rien ne remplace la paix. Ainsi, le pays, hormis la période 2005-2010 a pu maitriser le fléau du terrorisme, ce fléau fortement présent au Sahel et même dans certaines zones du Maghreb. Il faut s’en féliciter et remercier tous ceux qui y ont contribué parmi les forces armées et de sécurité ainsi que les responsables religieux qui ont su réfuter les thèses extrémistes.
D’un autre côté, les chefs des principaux partis politiques de l’opposition ainsi que certains responsables de la Société civile ont agi malgré tous les défis et provocations avec patriotisme, évitant toute action qui peut fragiliser le pays. Il faut les en remercier. Je note aussi que Biram Dah Abeid qui m’a rendu une visite avant la dernière campagne a tenu sa promesse en menant une campagne calme et apaisée et se comporte de façon responsable jour après jour.
Le second acquis concerne la défense et la promotion des droits des femmes par les avancées réalisées pour leurs émancipations, leurs implications dans la vie publique, la protection de leurs droits, préservant des acquis historiques de notre société qui a toujours veillé à ces droits conformément aux enseignements de notre Sainte religion. Un acquis que certains sous influence de visions salafistes ont essayé de torpiller. Il faut aussi remercier les organisations féminines et des responsables politiques qui ont toujours fait preuve de vigilance, préservant nos anciennes traditions de respect de la femme.
Propos recueillis par AOC