La lutte contre la pratique de l’esclavage n’est pas seulement un processus visant, à terme, l’acquisition des libertés pour une certaine catégorie de nos citoyens mais également un véritable combat contre l’exclusion et les différentes formes de domination. C’est pourquoi il est important de soutenir les véritables défenseurs de cette cause, ainsi que tous ceux qui inscrivent leur lutte dans le cadre des idéaux égalitaires visant l’avènement d’une Mauritanie plurielle, réconciliée avec elle-même et plus constructive.
Il est faux de dire ou de faire croire que les esclaves et les affranchis ne se comptent que parmi les populations haratines. Non, ils sont de toutes les composantes nationales et vivent partout en Mauritanie. Ils forment la frange de la population qui n’a pas son « destin entre les mains » et aspire à la pleine citoyenneté et à l’égalité de droits. Il n’est pas exagéré d’affirmer qu’ils ne sont pas « dans » la cité mais à sa périphérie. Ils ne sont pas « dans » les grandes entreprises nationales, ils n’en forment que les effectifs occasionnels, toujours temporaires, utilisés comme des forçats par des tâcherons cupides et peu scrupuleux. Ils ne sont pas « dans » la fonction publique, mais juste au rang de personnels tout aussi temporairement supplétifs. Mais ils sont les piliers de notre vie : dans les maisons à s’occuper de tout et tout subir tout ; dans les campagnes à cultiver des champs et garder des animaux qui ne leur appartiennent pas ; dans les magasins à ranger et vendre des produits dont ils n’encaissent pas le prix ; dans les rues des grandes villes à réaliser des travaux durs et ingrats qui ne changeront rien à leur quotidien. Ils sont tout simplement… nos frères qu’on ne veut pas laisser monter sur le podium, ceux-là mêmes qu’on laissa sur le quai, sans abri ni ressources, lorsque le train de l’indépendance démarra en 1960.
Pas de volonté politique
La question de l’esclavage n’a cessé de jeter un malaise profond au sommet de l’État, surtout, dit-on, pour l’image du pays à l’étranger. Pour autant, de volonté politique des pouvoirs publics à venir à bout de ce fléau social, il n’y en a presque jamais eu. Le contraire est peut-être vrai mais, abstraction faite de quelques mesures prises pour améliorer son cadre juridique, force est de constater que l’éradication de l’esclavage ou de ses séquelles a peu évolué depuis 1981, date de son abolition officielle. Le gouvernement de l’ex-président Mohamed ould Abdel Aziz avait même tenté d’emmurer le débat de tous les côtés, en affirmant qu’il n’y a plus, dans le pays, que des « séquelles de l’esclavage ». Cela ne l’a pas empêché de fonder des tribunaux pour en réprimer la pratique…
Aujourd’hui encore, l’expression « séquelles de l’esclavage » a le vent en poupe, particulièrement chez les laudateurs de tous les temps et de tous les régimes, mais la réalité est là pour les contredire. Comme on le voit au Guidimakha, au Gorgol, dans les Hodhs et partout en Mauritanie, les tenants de la féodalité traditionnelle ne veulent pas se soumettre à la loi et ne s’en cachent pas : « l’esclave doit rester à sa place », disent-ils. Même affranchis, les ex-esclaves et leurs descendants restent, par choix ou contrainte, chez leurs anciens maîtres ou à proximité. Car il leur est difficile de trouver une nouvelle situation pour faire face aux vicissitudes de la vie. À peine sortis du joug de l’esclavage possessif, ils entrent dans une autre forme de dépendance, encore plus vicieuse et brimante.
Les ex-esclaves nous ont ainsi démontré ce qu’on soupçonnait déjà : la liberté toute seule, sans appui économique et social de l’État, ne fait pas vivre. Ils nous ont fait aussi comprendre que, sous l’enseigne de la « lutte contre les pratiques de l’esclavage », on a établi un commerce politique florissant, à l’intérieur du pays comme à l’extérieur, dont les bénéfices ne sont pas versés aux ayant- droits. Ils nous ont révélé, sans grande surprise d’ailleurs, qu’ils n’ont pas confiance en l’arsenal mis en place par l’État (lois, tribunaux, commissions, agences gorgées d’argent…) dont la gestion a été confiée à des élites passées maîtres dans le tâtonnement, les blocages systématiques, les tactiques d’« un pied dedans, un pied dehors », le tout coulé dans un maquillage et tapage médiatiques de toute évidence plus grands que les maigres résultats de celles-là.
Ombres chinoises
Loin de discuter le bien-fondé et la pertinence du dispositif mis en place par l’État, c’est plutôt la manière et les méthodes employées qui laissent à désirer. Tout est comme ombres chinoises, opaques, fugaces, insaisissables, artificielles et trompeuses, à tel point qu’on peut se demander si l’on est en train de lutter contre l’esclave ou…. de le reproduire et le perpétuer ?
À y réfléchir davantage, on se rend compte que les problèmes matériels multiples, complexes et interdépendants auxquels sont confrontés ces hommes et femmes ne pourront être résolus de manière satisfaisante que dans le maniement simultané et coordonné de divers leviers, dans le cadre d’un effort concerté entre tous. Or, dans le contexte actuel, l’État central veut agir seul ; les communes, les conseils régionaux, le secteur privé, les structures traditionnelles et les organisations de la société civile ne sont pas associés.
Face à un grand péril, la sagesse dicte de resserrer les rangs et d’agir de concert, en évitant les tiraillements et bras de fer. Nous devrons nous en inspirer et nous atteler sans tarder à réadapter nos institutions, réviser leurs mécanismes de mise en œuvre et de prise de décisions, pour nous permettre d’agir enfin collectivement. Mieux, un consensus national, pour éviter d’avancer en rangs dispersés, doit être impérativement trouvé.
Parallèlement à cette nécessaire synergie visant un effet global, l’État doit aussi intégrer la question dans sa démarche de planification. Il n’est pas faux d’affirmer que toute politique publique se rapportant à l’école républicaine, à la lutte contre la pauvreté, à l’aménagement urbain ou rural, à la santé publique – bref, à tous les segments de la vie sociale – qui ne tiendrait pas compte de l’esclavage sera vouée à l’échec. Notre société et notre économie sont ainsi structurées : sans être médiévales, elles n’en sont pas loin. Le temps n’est-il pas venu d’avancer dans la réalisation d’un des plus vieux projets de la République (40 ans !) pour aller vers une véritable mutation sociale dont la Mauritanie serait la première à tirer les avantages ?
À l’entame de cette année et comme en tout cas difficile, les regards se tournent vers la Maison Grise, en l’espoir d’un « puissant message » du chef de l’État impulsant une « nouvelle vision de solidarité nationale » nous permettant de dépasser nos divergences et d’instaurer, en la toujours épineuse question de l’esclavage, une unité forte où les intérêts particuliers ne primeront plus sur l’intérêt général.
DIOP Mamadou