En géopolitique, comme dans plusieurs autres domaines, l’analyse prospective a des règles qui permettent d’expliquer les données d’aujourd’hui afin de proposer les scénarios possibles de demain. On s’y emploie avec l’ambition de saisir le sens des événements pour fournir une réflexion cohérente, s’appuyant sur des éléments factuels et une logique qui se veut pertinente, mais les projections auxquelles elle aboutit ne se déroulent pas toujours comme prévu. C’est à croire que le temps trouve souvent du plaisir à contredire les hypothèses qu’on avance.
Partant de ce constat et n’étant qu’un simple observateur, donc nullement un spécialiste en la matière, j’avais tout de même publié une série d’articles en juillet dernier au Journal Le Calame, sous le titre La Chine se réveille et le leader du monde tremble, oùj’évoquais la perspective du recul fortement probable de l’empire américain en tant que première puissance vraiment universelle. Entendez un empire mondial qui ne comporte pas l’idée de domination territoriale mais où cette domination s’exerce dans un environnement international dont Washington est, pour l’essentiel, le maître et l’arbitre grâce à sa puissance économique et financière pour ne pas dire monétaire, son avance technologique et notamment dans les communications, son influence culturelle et sa suprématie militaire.
Supériorité relative
Et il y a un autre niveau où se déploie cette domination américaine, c’est ce système constitué par un réseau mondial d’organismes spécialisés, en particulier les institutions financières dites internationales, comme le FMI et la Banque Mondiale qui servent normalement des intérêts généraux et dont la sphère d’intervention s’étend à la planète entière. En réalité, l’Amérique y joue un rôle prépondérant que lui confère son statut de première contributrice dans leurs ressources et parce qu’elle a été aussi à l’origine de leur création au cours de la conférence de BrettonWoods en 1944. Son pouvoir s’exerce ici par le dialogue et la négociation à la recherche d’un consensus formel, même si, en dernier ressort, la seule vraie source des décisions émane de Washington….
Mais pour centrer ce propos sur l’essentiel des défis qui s’imposent au rapport de force mondial d’aujourd’hui, revenons aux articles précités où je disais également ceci :
Si la supériorité militaire des Etats Unis sur le reste du monde était et est toujours incontestable, il n’en demeure pas moins qu’elle était devenue relative depuis que l’Amérique est à portée des missiles intercontinentaux russes et chinois, porteurs d’ogives nucléaires, impossibles à intercepter et hypersoniques de surcroit.
Ce fut là une réelle menace stratégique que les dirigeants américains ne pouvaient plus ignorer et qui expliquait qu’en 1972, le président Nixon était dans l’obligation d’admettre, à travers le traité Salt qu’il avait alors signé avec le président Brejnev, l’idée d’une parité en matière de dissuasion nucléaire. Qui expliquait aussi qu’à partir de cette date, les Etats-Unis devaient se contenter de compromis politiques et de ni paix ni guerre dans un environnement international qualifié jadis de Guerre froide.
L’époque d’hégémonie globale et de victoires totales n’apparaîtra vraiment qu’à la fin de cette Guerre froide avec l’invasion de l’Irak en 1991. Mais auparavant, sans parler de Cuba ni de la tragique guerre du Vietnam et la chute humiliante de Saigon, le gouvernement américain avait dû subir plusieurs autres reculs : en Angola (1976), en Iran (1978), au Nicaragua (1979) ; et tous ces replis se succédant face à l’URSS qui soutenait lesdits pays.
Disparition du monde bipolaire
Mais derrière ces succès politiques, l’économie soviétique était à bout de souffle et sera davantage épuisée lorsque l’URSS décida de s’engager en Afghanistan dans une guerre aussi meurtrière qu’inutile (1980), qui sera finalement perdue en emportant beaucoup de vies humaines ; le retrait unilatéral opéré en 1989 aura consacré cette défaite qui entrainera l’éclatement même de l’URSS. C’était après la disparition du président Brejnev en 1982 et l’installation du président Gorbatchev au Kremlin en 1985.
Ainsi, dès sa prise de pouvoir, prenant acte de la stagnation économique du pays et la contre-offensive idéologique des Etats-Unis, sous le thème des droits de l’homme, Gorbatchev s’engagea vainement à restructurer les institutions centrales de l’Union soviétique et le parti communiste qui en était l’armature.
L’échec de cette tentative entraîna donc : (i) les protestations populaires en RDA qui mèneront à la chute du mur de Berlin en 1989 ; (ii) la contestation polonaise dirigée par le leader syndical Lech Walesa qui deviendra le premier président post-communiste en 1990 ; (iii) la manifestation des nationalismes dans les pays baltes (Lituanie, Lettonie …) et au Caucase (Géorgie, Azerbaïdjan, Arménie) contribuant largement à l’effondrement spectaculaire de l’Union Soviétique en 1991.
Aussi, de façon inattendue, le monde bipolaire cessa d’exister et l’Amérique deviendra plus hégémonique que jamais ; d’autant que, durant toute la Guerre froide, en dehors de l’URSS, aucun pays ou groupe d’Etats n’a imaginé un seul instant à lui disputer le leadership. L’Europe occidentale était déjà sous le joug de l’OTAN, contrôlée par les Etats-Unis, elle continue encore de proclamer son incapacité à assumer sa propre défense. La Chine, elle, presque en marge de ce jeu des nations, s’occupait discrètement à développer son économie de façon prodigieuse, s’appuyant sur une croissance régulière pour renforcer sa sécurité globale tout en réalisant son grand objectif national qu’est l’avènement d’une société avec un niveau de vie relativement aisée.
Tout cela pour dire que c’est la fin du monde bipolaire qui a ouvert la voie à l’invasion d’Irak, impensable du temps de Brejnev et même d’Andropov ; que la nature n’aimant pas le vide, cette rupture des équilibres du rapport de force a mécaniquement produit un nouvel ordre mondial et permis aux Etats Unis de retrouver en Irak leur prestige perdu au Viêtnam, affirmant de ce fait, dans le pur style abrupt de la culture américaine, leur prééminence dans ce nouvel ordre mondial.
Nouveau paradigme
Ainsi, médusée par la surprise générale alors provoquée par l’effondrement de l’URSS, l’Amérique entière se laissa submerger par un triomphalisme effervescent dont le livre de Francis Fukuyama intitulé La fin de l’histoire, paru en 1992, était l’expression la plus stimulante.
Mais, en géopolitique, toute rupture des équilibres appelle nécessairement une nouvelle lecture et une nouvelle grille de projections.
Donc pour l’Amérique, à cette époque, il s’agissait de trouver un nouveau paradigme. Et, après Fukuyama, parmi les politologues majeurs qui s’y sont essayés, Samuel Huntington en était le plus célébré à cause de son retentissant livre intitulé Choc des civilisations publié en 1997. Car dans ce nouvel environnement international, l’Amérique cherchait à désigner ses nouveaux adversaires.
C’est là un postulat de base du jeu des nations : les grandes puissances ont besoin d’adversaires afin d’entretenir leur leadership, et elles doivent les créer quand elles n’en ont pas pour dissuader les concurrents potentiels et les moyennes ou petites puissances qui pourraient éventuellement devenir récalcitrantes ou jouer les troubles fête.
Tel était le contexte dans lequel Samuel Huntington avait déjà publié un article sur le thème du choc des civilisations qu’il développera trois ans plus tard dans son célèbre livre sous le même titre. Et toute sa théorie est fondée sur cette idée que les oppositions s’exprimeraient désormais entre les civilisations et que les adversaires de demain, pour l’Amérique, seraient les musulmans et les peuples asiatiques où le confucianisme joue un rôle culturel déterminant, il parlait de la Chine, du Viêtnam et de la Corée du Nord.
Le Choc des civilisations serait donc le paradigme le plus adéquat pour penser le monde de l’après-Guerre froide. Ainsi, de façon péremptoire, sans aucune référence factuelle, Huntington décrète que le monde musulman et lesdits peuples asiatiques étaient les plus déraisonnablement et les plus profondément hostiles à l’Amérique en particulier et à l’Occident en général.
Comment peut-on émettre cette grave erreur d’appréciation sur le rapport Occident/Orient, d’autant qu’elle est toute émaillée d’une curieuse généralisation très simpliste ?
C’eût été un autre auteur, on pourrait supposer qu’elle cache l’indigence d’une réflexion que rebute la complexité de cette relation, mais Huntington était un éminent politologue, faisant alors partie des plus grands spécialistes de la Guerre froide. Or pour ces derniers, les représentations du monde étaient fondées, depuis 1945, sur la polarisation Est/Ouest et sur la logique des blocs.
Telle est peut-être l’explication du degré de généralisation que cet auteur a drainé tout au long de son livre.
On se demande bien comment, en fin du 20 èmesiècle, les civilisations pouvaient-elles devenir subitement les protagonistes de l’histoire, alors que le triomphe du concept de l’Etat-nation, né en Europe, avait conduit aux divisions et rivalités sanglantes à l’intérieur même des civilisations, particulièrement au sein de la civilisation occidentale durant toute la première moitié de ce siècle et surtout au cours du siècle précédent.
Ensuite comment peut-on considérer l’Islam comme un adversaire global des Etats Unis dans un monde où le royaume saoudien était et demeure toujours le plus docile de leurs alliés ? Dans un monde où le Maroc et l’Algérie étaient déjà et demeurent toujours opposés, où l’Iran et la Syrie d’un côté et les pays du Golfe de l’autre se regardaient déjà en chiens de faïence (1) ?
La seule inimitié de la république islamique d’Iran et de la Libye de Kadhafi suffisait- elle à fonder une hostilité structurelle avec l’Islam ?
Ces questions nous laissent perplexes, parce qu’elles renvoient à une forme de grande déception, au regard du statut de l’éminent professeur Huntington qui a manqué ici de rigueur intellectuelle pour n’avoir pas tenu compte de tous ces phénomènes qui contredisent clairement la globalisation culturelle et politique du monde musulman. Nous en sommes encore plus confondus aujourd’hui devant la normalisation des relations diplomatiques entre des pays musulmans d’importance majeure et l’Etat d’Israël qui se présente comme tête de pont des Etats Unis dans la région. S’y ajoute que les groupes extrémistes dits islamistes furent tous créés par la CIA, sur financement de l’Arabie saoudite(1)...
Et que dire des ‘’peuples confucéens’’ si l’on gardait à l’esprit les antagonismes multi-séculaires entre le Viêtnam et la Chine ou plus récemment entre la Corée et le Japon ?
- Si hostilement qu’ils en sont venus maintenant aux armes en Syrie et au Yémen
(2) Nombre de chercheurs l’ont écrit, d’anciens chefs des services de renseignements occidentaux l’ont également divulgué dans leurs mémoires, Mme Hillary Clinton l’a ensuite confirmé dans son dernier livre, au moins pour ce qui concerne DAECH et Nousra ; l’héritier du trône saoudien, Mohamed ben Salman, l’a enfin reconnu publiquement l’année dernière dans une interview qu’il avait accordée à une chaîne américaine.