Le Calame : Vous avez certainement écouté ou lu le discours du président de la République pour le 54e anniversaire de notre pays. Comment l’avez-vous trouvé ?
Moustapha Ould Abeïderrahmane : Dans sa dernière adresse à la Nation, le chef de l’Etat a abordé les thèmes de l’unité nationale, du dialogue et des tâches de l’heure. L’anniversaire de l’indépendance de notre pays doit toujours être l’occasion, non seulement, de rendre hommage à l’œuvre de nos aînés, notamment le plus illustre d’entre eux, feu le président Mokhtar Ould Daddah, père de la Nation, paix à son âme, mais, également, de chercher à consolider ce qui nous est le plus cher, à savoir notre unité nationale, garante essentielle de notre indépendance.
A ce sujet, je me permets, en guise de réponse à vos questions, de proposer les quelques pistes ci-après : Tout d’abord, éradiquer, de manière rapide et complète, l’esclavage et ses séquelles, sur toute l’étendue de notre territoire. Certains n’arrivent pas encore à comprendre que ce cancer généralisé – il touche toutes les composantes ethniques du pays – a longtemps rongé notre société et continue, aujourd’hui encore, à la miner, malgré les avancées légales en ce domaine. Il est urgent d’engager un effort, décisif, de toute la Nation, pour en finir, définitivement, avec ce fléau.
Sur le plan politique, il convient d’engager un vaste plan de campagnes de plusieurs années, en impliquant toutes les forces vives du pays et mobilisant tous nos moyens de communication, toutes nos mosquées, nos écoles, dans toutes les régions. Au cours de ces campagnes qui doivent s’appliquer sur des exemples concrets, dénichés par les associations spécialisées de défense des droits de l’Homme, comme SOS-Esclaves ou IRA, l’exigence principale doit être la mobilisation de la justice.
Que voulez-vous dire par campagnes ?
De vraies campagnes d’éducation où doivent s’engager, publiquement, tous les responsables politiques et administratifs du pays, tous les responsables de l’autorité judiciaire, de la sécurité, des partis politiques, et de la société civile, avec, en fer de lance, les organisations de défense des droits humains, spécialement celles qui se sont donné la noble mission d’éradiquer l’esclavage, pour l’égalité des citoyens. Mais une catégorie de nos responsables doivent, plus que toute autre, y prendre part : nos responsables religieux et nos grands ulémas. Non seulement pour affermir leur crédibilité, auprès des masses, mais, également et surtout, rétablir, une fois pour toutes, que notre sainte religion, l’Islam, ne saura être que liberté et amour, pour sauver, sinon toute l’Humanité, du moins tous nos frères et sœurs en islam.
Pour mener ces campagne d’éducation, d’autocritique, de sensibilisation et de mise à niveau des anciens esclaves, l’Etat doit dégager des moyens budgétaires significatifs – pourquoi pas le quart, le tiers même, du budget national annuel – ainsi réunira-t-on les conditions objectives d’éradication rapide de cette insupportable injustice historique, en appliquant, avec rigueur et suivi, une politique de protection et de promotion des anciens esclaves fraîchement libérés, sinon toujours dépendants ou semi-dépendants de leurs anciens « maîtres ». A ce sujet, la « question haratine », pour intimement liée qu’elle soit à celle de l’esclavage, en est profondément différente, parce qu’il s’agit, ici, d’hommes libres, pouvant eux-mêmes être propriétaires d’esclaves, dans nos sociétés traditionnelles.
De plus, il se trouve que l’avant-garde de cette catégorie sociale s’est unifiée, malgré ses nombreuses divisions politiques, autour d’un programme de revendications, publié sous l’appellation de « Manifeste des Haratines ». Là encore et, pour une vraie mise à niveau, l’unité nationale serait grandement consolidée, si le contenu de ce document était pris en considération, pour aller vers l’établissement du principe de base de toute république : l’égalité des chances. Le plan mentionné si haut devrait donc inclure, entre autres, l’application de la réforme foncière en faveur de cette catégorie sociale. Or cette réforme n’est malheureusement appliquée, par l’Etat, que dans la vallée du fleuve Sénégal où la propriété privée et communautaire traditionnelle a été, pour l’essentiel, abolie, au profit de l’Etat, ce qui est ressenti comme une injustice et contesté, par les populations négro-mauritaniennes. Dans le reste de nos régions, la propriété foncière tribale traditionnelle demeure, sinon protégée par l’Etat, du moins largement tolérée, ce qui continue à défavoriser les populations haratines qui sont souvent les seuls à exploiter la terre, tout en étant exclues de la propriété traditionnelle tribale.
Autre mesure impérative : la promotion, nécessaire, urgente et en nombre, des cadres issus de cette catégorie sociale, au sein des instances dirigeantes de l’Etat et de l’économie du pays. Fort heureusement, personne ne peut plus, aujourd’hui, arguer de la rareté de cadres qualifiés, dans cette couche de la population. Des mesures de discrimination positive doivent être rapidement prises, en sa faveur, en vue d’une mise à niveau équitable, en particulier dans le secteur de l’économie.
Pourquoi n’y aurait-il pas de nombreuses licences de pêches octroyées à des représentants de ces populations, comme cela fut le cas pour d’autres ? Pourquoi ne leur octroierait-on pas des permis de recherche minière, de larges crédits bancaires, soutenus par l’Etat, via la Caisse nationale de dépôts et de consignation ? Pourquoi ne mettrait-on pas, aux plus compétents d’entre eux, des permis d’exploitation de terres irriguées ? On sait que, pour l’essentiel, l’accumulation de fortunes, dans notre pays, est due, principalement et, souvent, directement, aux faveurs de même type consenties, par l’Etat, à certains.
Troisième point : reconnaître, pleinement, notre diversité ethnique et culturelle. Déjà et fort heureusement, suite au dialogue national de 2011, notre Constitution a gravé cet état de fait dans le marbre. Mais, en pratique, peu de progrès en ce sens ont été réalisés, à ce jour. Or, il s’agit de rétablir les conditions humaines et maternelles d’un vécu ensemble, fait de satisfaction, équilibre et espoir communs. Pour cela, les problèmes posés, heureusement de façon pacifique, doivent être résolus, pour satisfaire nos compatriotes halpulaaren, soninkés et wolofs. Il s’agit, entre autres, du passif humanitaire et du règlement définitif des problèmes des rapatriés. Tout en appréciant positivement les mesures déjà prises, il nous semble évident que seule une commission nationale d’enquête indépendante soit en mesure de faire toute la lumière sur les crimes de masse, particulièrement graves, qui ont profondément perturbé notre vivre ensemble. Cette commission doit être composée de personnalités nationales reconnues pour leur honnêteté. Elle devra être chargée d’enquêter et de situer les responsabilités, en vue, non pas d’une quelconque vengeance mais de permettre un éventuel pardon, provenant des cœurs et raffermissant l’unité nationale, sur la base d’une prise de conscience de toute la Nation, pour ne plus jamais permettre de tels crimes. Cette commission doit édicter de nécessaires compléments de réparations que l’Etat devra mettre à la disposition des victimes et de leurs ayant-droits (dédommagement matériel, réintégration dans les services publics, restitution des terres confisquées, etc.).
Il s’agit d’en finir avec les scandaleuses tracasseries relatives à l’enrôlement des négro-mauritaniens. Il s’agit de mettre un plan pluriannuel de promotion des langues nationales non-écrites, en vue de les rendre officielles, à côté de notre autre langue nationale : l’arabe. Il s’agit d’encourager les réformes d’organisation territoriales, pour enfanter l’administration, le développement et la concorde, entre nos populations. Il s’agit de former nos administrateurs, nos magistrats et responsables de sécurité ; recycler ceux qui sont en service, dans le respect des libertés, du service public, du pluralisme linguistique et de la citoyenneté pour tous. Il s’agit de réintégrer notre espace économique et géographique qu’est la CEDEAO, tout en poursuivant notre présence au sein de l’UMA. D’union, nous sommes plus qu’un trait : un lieu, un facteur, une genèse.
Tout le monde sait que la grande fierté de notre peuple – son apport historique, peut-on dire – en dehors de l’épopée des Almoravides, n’est autre que d’avoir contribué, grandement, à travers toutes nos composantes ethniques, à l’implantation pacifique de l’Islam en Afrique de l’Ouest et au-delà. Comment donc peut-on continuer à tourner le dos à notre vraie profondeur stratégique, sachant, en perspective de notre développement, qu’il n’est ici question que du seul grand marché à notre portée ?
- Dans son discours, le Président a réitéré son attachement au dialogue politique avec les forces vives du pays. Etes-vous prêt à saisir cette main tendue ?
- Relativement à la question du dialogue, il est malheureux de constater que l’expérience, dans notre pays, et malgré nos traditions ancestrales à ce sujet, a généré, pour l’essentiel, de plus en plus de méfiance entre le régime du chef actuel de l’Etat et l’opposition démocratique. C’est pourquoi, au FNDU, la méfiance, en l’absence d’un minimum de garantie et de sérieux, reste de règle, envers les propositions de ce régime. Cette situation de blocage est particulièrement grave, compte-tenu de l’état du pays, de son niveau d’évolution et des multiples difficultés qui l’assaillent. Cela dit, seul un dialogue national sérieux pourra trouver une issue démocratique à cette crise permanente. En ce qui concerne les tâches de l’heure, la vraie priorité demeure, selon nous, le renforcement de la démocratie, par le règlement consensuel, entre le régime et l’opposition, de la crise multiforme que le pays continue à vivre et qui l’empêche de consolider ses acquis, dans tous les domaines.
- Le pouvoir a envoyé en prison le président d’IRA, Biram Dah ould Abeïd, pour avoir pris part à une « manifestation non autorisée », à savoir une « caravane contre l’esclavage foncier sur la rive droite du fleuve Sénégal ». Que vous inspire cette arrestation ?
- En matière de libertés publiques, on constate, hélas, le retour des pratiques de répressions et d’obscurantisme, avec l’arrestation et l’emprisonnement de dirigeants et de militants d’IRA ; les scandaleuses campagnes de presse contre les acquis des femmes qui se battent contre la polygamie, pour plus de droits dans les foyers et plus de présence, dans les sphères de décisions du pays. Aussi demandons-nous, avec toutes les forces vives de notre Nation, la libération immédiate de monsieur Biram ould Dah ould Abeïd et la cessation des campagnes obscurantistes contre les acquis de lutte de la femme mauritanienne.
Propos recueillis par DL