Dans les temps passés, lorsqu'un saint homme disparaissait les hommes étaient frappés de terreur. Ces saints vivant parmi les vivants n'empêchaient pas la mort, mais étaient sensés éviter ce qui est pire qu'une mort individuelle: la disparition de groupes entiers ou la déchéance de toute une société, la mort morale.
Souvent le désarroi et l'inquiétude de ce qui pourrait advenir menaient à la perte de sens, du goût même de la vie. On dit que l'un des hommes les plus avertis, non seulement de son temps, mais de toute l'histoire du grand désert saharien, Cheikh Sidi Mohamed O. Cheikh Sidya, à la mort de son père demanda à Dieu de ne pas le faire vivre dans un monde où il n'y a pas Cheikh Sidya. En effet, il ne vécut que quelques mois après son père.
La Nature, elle-même, aux dires de nombreux et concordants témoignages, se mêlait au deuil et au trouble des humains et ses humeurs d'irrascibilité n'avaient rien d'apaisant.
Toujours, semble-t-il, à la veille, ou la même nuit ou la nuit suivante du départ définitif d'un homme hors du commun, une étoile quittait son lointain firmament, traversait l'espace intersidéral, déchirait l'obscurité nocturne et, la tête la première s'immolait, au vu et au su de tous, dans quelque océan lointain sur terre, non sans avoir terrorisé les hommes. De plus, de jour, un vent inhabituel, rouge ou noir, fermait la vue, entre ciel et terre, preuve d'un super courrou que ceux qui vivaient autour du grand disparu ne méritaient plus sa présence et qu'ils sont désormais à découvert devant leur sort inconnu, tous des gens ordinaires où aucun Pôle élevé n'émerge plus. Ils prennent conscience de leur réalité, de leur inanité, de leur nanisme même, dans la plus pénible des situations, celle de l'esseulement.
Les gens, aujourd'hui, ne sont plus attentifs aux avertissements du ciel. Ils sont si accaparés par le quotidien, l'inutile et le futile qu'une planète débarquant dans notre banlieue passerait inaperçue. La disparition de Mohamed El Moustapha O. Bedreddine ne passera pas inaperçue. Sa vigilance sur la patrie, son rugissement en cas de danger ou de dérive grave, quels sont ceux qui se bousculeront pour les faire?
Honnêteté et franchise
Si nous étions dans une société solide, c'est-à-dire confiante en elle-même, capable de susciter des vocations et de produire des chefs désintéressés, prêts à mordre au mors et à prendre la relève, nous nous serions contentés de verser des larmes et d'évoquer ses vertus et ses mérites, mais dans une société ébranlée, comme celle que nous connaissons, où les plus doués ont pour ambition ultime de résoudre leur propre problème personnel et celui de la famille, nous mesurons l'étendue de la terrible tragédie où la perte de cet homme a jeté le pays. Ce dévouement permanent, cette disposition continuelle à l'abnégation, au sacrifice, cette honnêteté tranchante, cette franchise à l'égard du peuple, au moment où beaucoup baissent la tête, ne sont pas faciles à combler et il faut bien craindre qu'un vide se substituera à ce rôle de conscience morale admirable.
Je n'étais pas le plus proche de Mohamed El Moustapha O. Bedreddine, mais je l'ai côtoyé à de nombreuses reprises et nous avons parfois été amenés à collaborer, à des moments très déliquats, exigeant une extrême confiance réciproque.
Dans les phases où nous avions des analyses et des positions différentes, je n'ai jamais cessé __ comme je crois la plupart des patriotes sincères __ de l'estimer et de considérer avec admiration son exceptionnelle trajectoire politique et les nobles qualités que tous reconnaissent maintenant: son intelligence hors du commun, sa persévérence, son courage et sa disposition au sacrifice pour les idées qu'il fait siennes, en particulier, pour la défense et au service des pauvres, des opprimés, des sans-voix et, par-dessus tout, à tout moment, au long de sa longue carrière politique, au service de la patrie.
Etait-il un saint? On dit que certains saints n'étaient pas connus des hommes et que le bon Dieu s'est réservé, par-devers lui, ce privilège. Une chose est certaine, il a fait la preuve du concept sur le terrain. Ce dévouement permanent aux misérables et aux malheureux s'appelle la bonté. Or le coeur de la sainteté c'est la bonté.
Le hasard a voulu que je le connaisse très tôt, avant qu'il ne prenne ce dur et ingrat sacerdoce auquel il s’était voué pour la vie.
J'étais collégien à Kaédi, lorsqu'il était venu rejoindre son poste d'enseignant dans un village reculé et d'accès difficile. On ne pouvait accéder à ce village que par charette tirée par les chevaux, une fois par semaine. Il avait fait avec nous dans l'arrière-boutique d'un commerçant trois ou quatre jours, attendant sa liaison. Sa notoriété à l'époque était: poète doué __ comme me l'a soufflé quelqu'un en aparté.
Je l'ai perdu de vue, mais je n'ai cessé d'entendre de ses nouvelles. Il était devenu rapidement l'un des dirigeants du syndicats des enseignants arabes et un défenseur acharné de la langue arabe et de son officialisation. Par contact indirect, il était devenu un militant nationaliste arabe, d'obédience, nassérienne, plus précisément dans le cadre du Mouvement des Nationalistes Arabes ( M. N. A.) dont les dirigeants les plus en vue étaient Georges Habache et NaÏf Hawatmeh.
Ce mouvement, bien qu'antérieur à la révolution de Nasser, n'était, à partir de 1953 - 54, qu'une affiche du nassérisme balbutiant. Le M.N.A. a très rapidement fait allégeance à Nasser et les intellectuels le lui ont reproché. Leur contact au Caire était Anouar Sadate qui avait été détaché de l'Armée et désigné par ses dons pour s'occuper du travail politique et pour fonder le journal Al Joumhouriya. Le futur journaliste et écrivain, ZouhaÏr Al Mardini, alors âgé de 20 ans et étudiant à l'Université américaine de Beyrouth avait été désigné pour assurer la liaison avec Sadate. Sous la pression de ce dernier, il ne tarda pas à abandonner les bancs de l'Université et à travailler comme bras droit et confident de Sadate, à Al Joumhouriya.
Un jour, Zouhair Al Mardini demanda à Sadate pourquoi il lui faisait tant confiance et en tout cas plus qu'aux citoyens de la " Terre d'Al Kinana". Le futur président lui répondit: "parce que je n'ai pas confiance aux Egyptiens".
Marxisme adapté aux arabes
Nous n'allions plus nous rencontrer, Mohamed el Moustapha et moi, que des années plus tard, après son séjour en Egypte où il avait fait une formation dans une Ecole normale, c'était peut-être dans une manifestation devant l'Ambassade américaine, à l'issue de la guerre de 1967.
La défaite avait secoué toute l'opinion arabe et particulièrement le courant nassériste. La tendance générale était de tout remettre en cause et d'opérer une critique, et, s'il le faut une autocritique, sévère et douloureuse en vue de parvenir à dégager une voie nouvelle de salut pour les Arabes éprouvés. On a découvert à Nasser, l'idole d'hier, quantité de défauts et on lui a même cherché des poux dans la tête. L'un des tout premiers pourfendeurs de l'aura nassérienne était G. Habache et sa revue Al Hourriya, influente dans les milieux de la jeunesse enflammée, à l'éveil et la conscience politique rudimentaires, mais profondément meurtrie par la défaite.
Dans cette recherche d’une alternative solide et sans concession à l'impérialisme occidental, on découvrit la puissante pensée de Karl Marx, interprétée par le génial Mao Tsé Toung qui est arrivé à mettre en marche un milliard d'hommes qui stagnaient depuis plus d'un siècle sous le règne des Quing.
La revue Al Hourriya, bible de la cellule du MNA en Mauritanie, fit une analyse radicale qui pouvait être résumée en ceci: la solution était la révolution extrême, c'est-à-dire le marxisme-léninisme (pensée de Mao Tsé Toung) et elle définissait le nationalisme arabe comme une impasse et même un cheval de la bourgeoisie qui ne veut pas avancer vers la Révolution. C'était la rencontre entre le feu et la paille. Les premiers foyers de l'incendie se déclareront en Palestine et là où personne ne les attendait: en Mauritanie, au Yemen du Sud, qui venait de s'arracher au colonialisme anglais, et encore à Dhofar- Hadramaut, province de Mascate et Oman, Emirat qui croupissait dans le moyen-âge depuis que la branche ainée des Al Sayyid a estimé, au 18ème siècle, qu'il était plus convenable pour elle de s'installer sur les côtes est-africaines, à Zanzibar, au milieu des plantations de girofles, bercée par les odeurs exotiques et parfumées et les vents doux de l'océan . Les clous de girofles étaient alors une source de richesse inestimable, aussi précieuse que l'or.
Le principal dénominateur commun des trois entités qui avaient opté pour le marxisme, autre que la Palestine, était l'arriération. Elles ont nombre d'autres ressemblances. Les plus originales sont sans doute la tradition, qu'on ne trouve nul part dans le monde, qui consiste à souffler dans le vagin d'une vache pour faire descendre le lait dans les mamelles ou, éventuellement, lui faire adopter un veau qui n'est pas le sien; en plus d'un interdit, dans certaines tribus, de ne jamais manger le coeur d'un animal égorgé pour la consommation.
Bien que la cellule du MNA en Mauritanie ait basculé, corps et biens, dans les thèses d'Al Hourriya, Mohamed El Moustapha n'était pas simple à engager et il était partagé, à la vérité, entre le marxisme et le nationalisme arabe du Baath de gauche qui gouvernait en Syrie, avant Assad.
Durant l'été 1968, je me retrouvais avec lui, presque quotidiennement, pour de longues discussions qu'il choisissait toujours entre 14 heures et 16 heures. Un jour, il m'a fait cette reflexion: " mais les idées du Baath c'est un marxisme adapté aux Arabes". Cette reflexion pouvait se justifier, à l'époque, en effet, pour la branche Jédid-Atassi à Damas.
Les vacances scolaires prirent fin pour lui par une nouvelle affectation - sanction, dans un lointain et misérable village, qui le bouscula et nous n'eumes pas l'occasion de parvenir à des conclusions.
Cette habitude de l'éloigner de Nouakchott et des centres urbains a persisté sans discontinuer jusqu'au 10 juillet 1978.
Il était devenu, sans doute dans le courant de l'année 1969, l'un des principaux dirigeants du nouveau mouvement naissant des Kadihines et, pour beaucoup, de l'extérieur, le dirigeant le plus emblématique. Il ne manquait pas d'attachement dans les discussions. Ses interventions étaient toujours cohérentes, convaincantes, percutantes même et, dans la contradiction, il ne concélait pas de quartier, bien que, comme tout dirigeant intelligeant, il acceptait des concessions aux amis et alliés et même une certaine complaisance calculée, comme part du feu pour la compréhension.
----- II -----
Les événements de Zouérate, en 1968, où nombre de travaillants tombèrent sous les balles des gendarmes, au cours d'une grève, le marquèrent profondément et constituèrent pour lui une césure, une marque que le Régime en place alors était complètement au service des intérêts français et MIFERMA pour lui était synonyme du diable. C'est pourquoi, lors de la nationalisation de la MIFERMA, des années après, il n'a pas été enflammé. On dirait qu'il subodorait une manoeuvre, une action qui n'est pas sincère, quelque chose qui pourrait se retourner. Ses craintes furent confirmées ultérieurement par le Directeur Général de la MIFERMA, J. Audibert: " Le Président Mokhtar O. Daddah m'explique que ce sont les jeunes opposants qui l'ont poussé à cette solution extrême".
Le tome II des Mémoires de Jacques Foccart __ l'homme le plus autorisé à parler du système néocolonial français en Afrique pour l'avoir dirigé pendant un demi-siècle __ ne laisse pas de doute sur la profonde confiance qui règne entre Moktar O. Daddah et la France des néo-colonies. Il le qualifie expressément d'ami de la France à côté de ses agents notoires : Houphouët - Boigny, Bongo, Ahidjo, Senghor et consorts, louant leur sincérité et les services qu'ils ont rendus à la puissance néocoloniale. Mais, rien que les injures, ou l'omission, pour Um Nigobé, Sékou Touré, Lumumba, F. Moumié, Mamadou Dia, Djibo Bakari, qui ont exprimé, à un moment ou un autre, parfois au péril de leur vie, la volonté réelle et les sentiments profonds de l'Afrique et son aspiration à secouer la domination coloniale et à parvenir à une vraie indépendance.
Mohamed El Moustapha n'avait pas besoin de tant de témoignages de vieux coloniaux pour fonder ses convictions.
S'il y a quelque chose qu'il déteste au monde c'est bien le colonialisme, quant à la réalité de Mokhtar O. Daddah il l'a exprimée dans une émission télévisée célèbre, rappelant que c'est un agent du colonialisme installé au pouvoir par la France. Il était déjà adulte et pratiquement un témoin des faits historiques qui se sont déroulés en 1957 - 58. Moktar O. Daddah était, sans doute, habile __ mais ce n'est pas une qualité morale. En revanche, il avait de réelles qualités comme l'honnêteté matérielle et la courtoisie. Est-il nécessaire, pour autant de lui planter des cornes apocryphes, parce que d'autres en ont de réelles? Faut-il le comparer à Boumediène? Cet homme qui sauta, à 22 ans, dans la guerre de libération, devenant avec le temps chef d'Etat-major de l'Armée de Libération Nationale (A. L. N.) algérienne, puis chef d'Etat sans s'être jamais compromis avec la colonialisme, emporté par la mort sans une ouguiya en poche... Ou faut-il le comparer à Sekou Touré, l'homme qui a accompli cet acte d'héroïsme inoubliable du 28 septembre 1958 et qui, combattu ouvertement par le colonialisme et assiégé de toutes parts, n'a jamais plié le genou.
Aux avant-postes des luttes
Mais avant cela, Mohamed El Moustapha était aux avant-postes de toutes les luttes qui se sont engagées qu'elles soient syndicales ou politiques. L'année 1971 était marquée à cet égard, d'une pierre blanche: c'était l'année de la grande grève qui dura huit mois. Nous nous sommes retrouvés. Mais après la massive manifestation du 1er Mai 1971 nous fumes tous les deux, du nombre des meneurs de la grève assignés à résidence à l'intérieur du pays pendant 4 ou 5 mois.
Je ne le verrais pratiquement plus avant les discussions qui ont agité le mouvement des Kadihines à propos du ralliement au régime de Moktar O. Daddah. Il prit alors la tête du camp du refus de l'intégration. Il semble qu'il y ait eu avant la nationalisation et son appréciation, d'autres motifs de discorde au sein des Kadihines.
L'accord de Madrid de Novembre 1975 et la marche vers la guerre du Sahara et son déclenchement précipité, en décembre 1975, allait remodeler, autrement, la carte politique du pays pour des années.
Le MND (Mouvement National Démocratique) de Mohamed El Moustapha allait prendre des positions tranchées sur la guerre qui devenait, sur la scène nationale, la question principale par rapport à laquelle il fallait se déterminer, toutes les autres questions devenant désormais subordonnées.
Les Baathistes avaient, à leur tour, pris des positions hostiles à la guerre fratricide.
Du fait de cette situation grosse d'embarras futurs pour la Mauritanie et de ces positions communes, les deux mouvements se sont retrouvés en parfaite entente.
Avant de commencer, la guerre s'ouvre par une défaite économique, un affaiblissement financier, avec l'indemnisation exorbitante de MIFERMA, qu'une hypothétique victoire ne saurait combler. Il faut s'endetter pour cette indemnisation, pour un pays déjà endetté, auprès de bailleurs de fonds frères. L'image politique que le Régime gouvernant voulait donner du pays est, elle-même, écornée. On s'affaisse trop rapidement devant les intérêts français et l'oxygène qu'on espérait de la Société nationalisée, la SNIM, est réduit à néant pour une longue période.
Les négociations avec MIFERMA trainaient depuis un an, bloquées par les exigences exorbitantes de la firme étrangère et ses manœuvres. "Les avoirs extérieurs de la MIFERMA avaient été transférés en Israël, en lieu sûr, à l'abri des pressions des Arabes" et on n'en a qu'une idée douteuse, celle que fait filtrer... MIFERMA. Rien d'étonnant à ce transfert, « l'actionnaire dominant » de la Société étaient le baron Guy de Rothschild.
Plusieurs pays arabes, avec l'Algérie de Boumediène en tête, avaient fait bloc derrière la Mauritanie pour qu'elle ne soit pas arnaquée, à l'occasion de ces tractations, comme les mêmes avaient fait front commun à l'occasion de la création de l'ouguiya pour qu'elle ne soit pas étranglée comme cela avait été le cas de la Guinée de Sékou Touré.
Subitement, dit J. Audibert, Directeur Général de MIFERMA, intervint "un déblocage des négociations, un an jour pour jour après la nationalisation. Le montant, 95 millions de dollars, et les modes de règlements de l'indemnité de MIFERMA sont fixés d'une manière qui satisfait les actionnaires ... La conclusion des accords d'indemnisations est suivie d'un diner à l'Hôtel Crillon. Au moment de se mettre à table on apprend que le premier versement a été fait!"
Grave brèche
Qui s'en étonnerait? Les conditions des négociations avaient complètement changé et elles sont devenues tout sauf optimales pour la Mauritanie. L'accord de Madrid ouvrant le boulevard de la guerre est passé par là, quelques jours auparavant. Les arrières de la Mauritanie, dans cette négociation, avaient subi une grave brèche. On ne peut plus compter sur l'Algérie et la Libye. On est désormais à découvert, seul, face à la France. Les termes de l'accord étaient désormais dictés. Il n'y a plus de tergiversations possibles. Il faut faire une concession de taille à la France, au moment le plus inopportun, faire amende honorable et faire oublier le fracas et le terme réprouvable de "nationalisation" pour le capital de manière dissuasive afin qu'une pareille incartade d'un Etat du carré néocolonial français ne soit plus à craindre. Il faut écarter à tout jamais la perspective d'un exemple concret d'un pays africain retrouvant la maitrise et la pleine jouissance de ses ressources sans que, par un reflexe pavlovien, il ne se rappelle les préjudices qu'il encourt.
Avant cette aubaine de la guerre du Sahara, la France avait fait des pressions gênantes par le truchement de ses fidèles. Quand il a été question du câble sous-marin Europe-Afrique, avec terminal à Abidjan, Houphouët-Boiegny avait fait savoir qu'il n'acceptait pas que le câble transite par la Mauritanie, " un pays peu sûr". La lettre de Senghor revendiquant, ouvertement, le Fleuve Sénégal et la Chemama est bien connue et son contexte se passe de commentaire.
En ce début décembre 1975, on prenait la décision d'entrer en guerre! La guerre est l'acte le plus sérieux, le plus grave, que puissent prendre les hommes d'Etat. Et ceux parmi eux qui se respectent ne l'ont jamais pris à la légère, dans le brouhaha de la foule, ou sous l'influence néfaste des flatteurs, et, si certains se l'ont permis ils s'en sont repentis.
On semble, pourtant, l'avoir pris comme s'il s'agissait de faire face à une manifestation syndicale de travailleurs ou si l'on voulait dissuader les tribus de l'Aftout de M’Bout-Barkéol de cesser leurs escarmouches. La sincérité du rapport de force n'a pas été établie avec objectivité. On n'a pas mesuré ses propres faiblesses, pourtant criantes, ni le danger des méthodes d'une guérilla motivée, rarement vaincue par une armée conventionnelle. On dirait qu'on allait vers une guerre-éclair. La guérilla ne veut jamais que d'une guerre d'usure.
Pour faire simple, tous les facteurs menant à la victoire dans cette guerre étaient objectivement défavorables, totalement négatifs. On courait derrière des espoirs sans le moindre fondement.
L'armée était mal formée, non motivée, et depuis sa création, on s'en préservait en la réduisant à sa plus simple expression et cette marginalisation est démoralisante. Elle était de surcroît, mal équipée. Son équipement était constitué, principalement, d'armes individuelles hors du temps et son matériel roulant, presque insignifiant, était, pour l'essentiel, hors d'usage.
La première chose à laquelle on eût dû penser, après ces premières nécessités de base est le fameux "nerf de la guerre", l'argent. D'ou pouvait-il venir?
L'économie nationale, essentiellement pastorale et agricole extensive, traditionnelle, séculaire, n'ayant reçu, depuis l'Indépendance, aucune amélioration qualitative, aucune modernisation, était sinistrée, anémiée, par de dures années de sécheresse qui ont du reste frappé toute la savane africaine jusqu’à l’Ethiopie, emportant l’Empereur dont le pouvoir rétrograde remontait, dit-il, aux temps mythiques de la Reine de Saba et du roi Salomon et dont l’historien anglais Gibbon dit que c’est « un pays qui a dormi pendant mille ans ».
Toute marge budgétaire qu’on pouvait grilloter après le minimum de fonctionnement de l’Etat et toute contribution extérieure devaient aller, en priorité, au secours des populations rurales qui ont perdu leur cheptel et leurs champs desséchés et se sont installées, affamées, autour des centres urbains.
L’argent de la guerre, il arrive qu’on l’évoque de manière chimérique et on se console en pensant qu’il est dans les comptes des pays du Golfe, autant dire la lune dans un seau d’eau : on l’y voit mais elle n’y est pas. Le pays était tombé dans une trappe.
Un atout paradoxal
Certes, le pays disposait d’un atout majeur dans cette aventure __ qu’il partageait, bien entendu, avec les Sahraouis __ celui d’une population aux traditions guerrières solides, bien ancrées, séculaires, joint à un autre atout paradoxal : l’oliganthropie __ la pénurie d’hommes sur un grand espace __ qui est aussi un autre facteur d’invincibilité. Tout cela suppose évidemment que les affaires publiques sont sagement tenues et que la conduite des opérations militaires est adroitement menée. Les affaires publiques sont bien tenues si tout le monde regarde dans la même direction, c’est-à-dire qu’on ne craint pas qu’une rébellion civile ou militaire éclate sur les arrières. La conduite des opérations militaires est bonne si on tient compte de sa propre réalité et qu’on ne la confonde pas avec celle des autres, quels qu’ils soient.
Mais le premier facteur de réussite dans la guerre est la justesse du motif de guerre. Si on fait face à une agression, si on cherche à récupérer une partie du territoire perdue ou à s’opposer à toute autre forme de défi engageant la survie, la justesse est assurée. Ce facteur déterminant se situait du côté des Sahraouis, objectivement. C’est lui qui conditionne le moral de la population et en conséquence celui des troupes. Sans moral élevé, il n’y a pas de victoire, quels que soient les moyens matériels engagés et la propagande déployée, et s’il s’en trouve, par hasard, une, purement militaire, elle se transforme rapidement en défaite politique. Pour entrer en guerre, il faut le plus sérieux et le plus solide des motifs et cette sagesse nous la connaissons depuis que nous avons été instruits par les plus grands spécialistes de la haute Antiquité, SUN TZU, le maître des stratèges chinois qui, par son ancienneté, se perd dans l’antériorité et Kautilya, le Ministre au 4ème siècle avant JC, de la dynastie indienne des Maurya qui a laissé de précieux préceptes à ceux qui s’exercent au métier d’homme d’Etat.
C’est sur cet arrière-fond qui n’exhortait pas à la guerre que les hostilités furent engagées.
Sur le plan intérieur, le Régime gouvernant jouissait, cependant, d’une situation favorable, consécutive aux diverses mesures à caractère national qu’il avait prises au cours des deux précédentes années. Il en a tiré une réelle embellie de son image et ce dopage était pour sa cause une recommandation puissante. Il a même reçu le soutien du groupe dominant des Kadihines, rompu à la politique et à l’action au sein des masses, mais on ne sait pas à quel degré de confiance. Aucun d’eux n’accéda aux cercles de décision. Aucun d’eux ne mérita un poste de confiance. Pourtant Moustapha est un bon Président du Parti, Abdallahi un bon Ministre de l’Intérieur, Md El Hacen, en dépit de sa jeunesse, est un bon Directeur de la Sûreté, Dah un bon Directeur du Cabinet du PR, Tijani un bon Ministre des Affaires étrangères. S’ils avaient été sérieusement associés, les choses n’auraient pas suivi la tangente qu’elle avait prise parce qu’ils savent distinguer entre une déferlante et une impasse, qu’ils auraient trouvé une sortie, une idée intelligente, un terrain d’entente avec les Sahraouis. Non, le système est resté fondamentalement traditionnel, basé sur le dosage tribal et régional. Le recrutement et l’accès aux sphères supérieures suivait un cheminement sous-développé ou archaïque comme au temps colonial où l’adoubement s’opère par le truchement des anciens, où la manière prime sur le fond et la qualité toujours dépréciée. On se méfie des idées nouvelles, les idées flamboyantes font peur.
Il est possible que le changement de position et d’orientation de ces intellectuels ait influé sur leurs ressorts. Mêmes Ho Chi Minh et Che Guévara, tenus en laisse, ne seront pas d’un grand secours. On ne sait également si la longévité, ou l’ancienneté, du Régime était une force, ou, au contraire, une faiblesse. Il est difficile de le décider d’autorité. Il y a, sans doute, de quoi alimenter une polémique.
----- III -----
La mobilisation générale et médiatique organisée par le Régime et définissant les adversaires de la guerre d’ « ennemis de la patrie » avait, au départ, contraint le M. N. D. et les Baathistes à faire le dos rond. N’étaient la justesse de nos analyses objectives et notre conviction que la guerre ne peut mener qu’à une bérézina aux conséquences fâcheuses, nous nous serions beaucoup sentis isolés. Mais en dépit du matraquage médiatique orchestré nuit et jour, nous ne nous sommes jamais sentis en position de faiblesse.
Au contraire, nous nous considérions, jour après jour, dans la voie juste et nous étions persuadés que la situation se terminerait par une catastrophe pour le Régime. Comment ? Nous n’en savions rien. Il y avait plus d’un scénario plausible, et la pire des hypothèses était la plus probable.
Dans la rue, on égrenait, de bouche à oreille, quotidiennement les pertes en vies humaines, parfois avec les noms. A la guerre, c’est bien connu, le lot quotidien c’est la mort et le deuil. Mais dans une guerre civile sans raison et sans perspectives c’est insupportable de verser le sang et les larmes gratuitement.
Optimisme dénué de réalisme
Après quelques mois, la population a compris que ce qu’on lui laissait entendre n’était pas exact, à savoir qu’il s’agit de montrer nos muscles pour que tout le monde lève le drapeau blanc de la capitulation. On ne sait pas d’où venait cet optimisme dénué de réalisme et qui allait se démentir inévitablement.
L’activité économique commençait à montrer des signes d’essoufflement et le Trésor public commençait à contingenter ses règlements.
Au mois de juin 1976, une colonne armée arrive dans les faubourgs de Nouakchott, en plein jour, et commence à bombarder de ses armes lourdes et légères la capitale, vers 10h du matin, à commencer par la Présidence. Vers 13h, un communiqué officiel rassurant est diffusé par la Radio et affirmant que les assaillants ont été soit anéantis, soit ont pris la fuite. Le démenti ne se fait pas attendre. Le même jour vers 22 heures, le bombardement de Nouakchott recommençait et semblait même redoubler d’intensité.
D’autres communiqués triomphalistes, guère convaincants, furent diffusés les jours suivants. Mais la confiance s’est évaporée. Il y eut, dans les mois suivants, des attaques un peu partout, sans que les ripostes soient salutaires, sur la voie ferrée, attaques qui ne tarirent jamais jusqu’au 10 juillet 1978, en dépit de l’entrée en action des avions français jaguars dont la propagande a si loué l’efficacité, la furtivité, la précision des radars et quantité d’autres qualités qui n’empêchèrent rien sur le territoire, ni attaques contre les villes de l’intérieur du pays, ni contre les positions tactiques des forces armées.
Le 1er mai 1977 est marqué par un mauvais réveil. Il y eut des morts dans la ville de Zouerate, dont deux Français et 10 enlèvements dont six Français. Les choses se corsent pour les Français, serait-on tenté de dire. Pour la Mauritanie, elles l’étaient déjà.
Si le 1er mai 1977 est un grand coup qui réduisait à néant la propagande de la Radio et les prétentions du Régime, il fallait attendre le mois de septembre 1977 pour entendre le grand coup de tonnerre dans un ciel clair. Par une après-midi calme, Nouakchott fut bombardé par les armes lourdes à partir, précisément, du lieu où il fut soumis au pilonnage en juin 1976. Vers 17h, les obus ont commencé à pleuvoir sur les différents quartiers de la ville, le siège de la Présidence le premier. Personne n’en revenait. Il devenait évident que le pays était au fond d’une impasse de manière irrémédiable.
Dans le camp des officiels, on n’osait plus se regarder. Dans le camp des anti-guerres, on se regardait en exprimant le sentiment que la situation était plus grave qu’on ne le pensait. Deux colonnes lourdement armées traversant, sans encombre, tout le territoire national, sur deux années successives, sans rencontrer de résistance et sans être détectées, ni signalées, jusqu’à Tavragh-Zeïna et jusqu’à la porte cochère de la Présidence, c’est la preuve formelle de l’échec et de l’incapacité.
Décidément, la guerre a été mal engagée et les conditions de la victoire n’ont jamais été lucidement perçues.
C’est au cours de ce mois de septembre que les militaires prirent contact avec les Baathistes pour leur annoncer la nécessité et l’urgence de travailler au changement à la tête de l’Etat, avant que celui-ci ne s’écroule et que le pays ne bascule dans l’anarchie. Les Baathistes prirent, à leur tour, l’initiative d’informer le M. N. D. de cette nouvelle perspective qui, sans être idéale, s’impose comme une sortie du tunnel de la guerre.
La coordination entre les deux mouvements était suivie et comportait plus d’un tuyau, dans une période de menace sur eux. Les deux mouvements étaient considérés par le Régime comme une « 5èmecolonne », mais Moktar O. Daddah ne voulait à aucun prix ajouter à ses ennuis extérieurs, en ouvrant un front intérieur qui, dans un contexte aussi défavorable pour lui, n’aura pour résultat qu’élever au rang de « héros » les adversaires d’une guerre de plus en plus impopulaire.
Régime isolé
Au cours des mois suivants, la situation à continué à se détériorer sur le plan militaire, sur le plan économique et social et sur le plan des finances de l’Etat. Sur le plan politique, un courant d’opinion de plus en plus défavorable à la guerre se développait et s’amplifiait, réduisant du coup l’isolement des Baathistes et du M. N. D. Des contacts se nouaient et c’est de plus en plus le Régime qui s’isolait sans en prendre la mesure.
La présence des troupes marocaines dans le nord du pays, évaluées à 12.000 hommes, ne changea rien au rapport de force réel, sur le terrain, et n’apporta aucun réconfort aux populations.
A la fin de l’année 1977, un nouveau degré de détérioration de la situation du pays est franchi. Dans les officines étrangères, on envisage de mettre fin à l’existence de l’Etat mauritaniens. Informé ou associé, Senghor réclame une part, la Mauritanie du Sud, dans une interview à « Jeune Afrique ». Quel Etat va absorber la Mauritanie ? Ce n’est tout de même pas la Thaïlande. A quelle puissance tutélaire Senghor adresse-t-il sa jérémiade ? On a de la peine à croire qu’il s’agit du Japon.
Le changement intervint donc le 10 juillet 1978 et surprit tout le monde, les citoyens, les chancelleries et naturellement les officiels, mais il fut un soulagement pour tout le pays, y compris, semble-t-il, le gouvernement lui-même, acculé, démoralisé, ne sachant plus où il pouvait espérer un secours à une situation désespérée.
Le Trésor public était à sec et on usait d’acrobaties peu orthodoxes pour payer les salaires et traitements des fonctionnaires et agents de l’Etat, en prélevant dans la trésorerie des Sociétés d’Etat. On n’espérait rien pour les salaires de juillet 1978 et les appels de détresse auprès des pays du Golfe ont été superbement ignorés.
Les nouvelles autorités les ont payés grâce à un appui accordé d’urgence par la Libye qui s’était échauffée pour le nouveau changement croyant à une révolution, pendant qu’il ne s’agissait que d’une simple action de salut national, sans la moindre prétention révolutionnaire, socialiste, encore moins nationaliste arabe. Ahmed O. Wafi et Mahjoub O. Boyé qui ont rencontré Ghadafi immédiatement après le changement, au cours de longues joutes oratoires pendant deux ou trois jours, de jour et de nuit, en ont peut-être un peu rajouté, forçant la note et retrouvant leurs accents et leurs relents d’antan lorsqu’ils appartenaient au Mouvement des Nationalistes Arabes (MNA). Leur préoccupation première et dernière était d’amener le guide Libyen à délier les cordons de sa bourse.
La cohorte politique impliquée dans le changement comptait surtout des notables conservateurs peu portés vers la Révolution, mais rejetant fermement une aventure guerrière dévastatrice et sans motif acceptable. Les mouvements progressistes qui se sont engagés pour tout ce qui pouvait arrêter la guerre fratricide, mais avec une grande appréhension pour la suite, n’aspiraient aucunement à appliquer leurs idées dans un pays aussi arriéré, aussi peu préparé à des changements sociaux qualitatifs. C’était, principalement, l’analyse du M. N. D. et subsidiairement, celle des Baathistes. Ces derniers pour toutes les questions essentielles, surtout celles du pouvoir, recouraient d’abord à leur bréviaire sacré, le fameux livré de Michel Aflaq, « Fi Sabil Al Baath », pour éviter de tomber dans une hérésie. Or, Michel Aflaq dit explicitement ceci : « C’est une vision hérétique et superficielle que de désigner les réformes partielles que réalisent certaines contrées arabes comme une « Révolution » ou « Changements révolutionnaires » car il n’y a de Révolution véritable que dans le cadre de la Nation arabe entière ».
Ce mystique incomparable de l’idée politique pure n’est nullement porté vers le pouvoir d’Etat, s’il n’y a pas une Révolution totale au niveau de toute la Nation arabe. Il considère que le pouvoir corrompt et qu’il vaut mieux infiniment être au fond d’un cachot __ ce qui approfondit la conscience politique __ que d’être au pouvoir. Etre au pouvoir dans une Région, c’est-à-dire un Etat arabe, se traduit immanquablement par la dérive, néfaste entre toutes, que les militants du Parti les plus compétents et les plus conscients soient accaparés par des tâches d’Etat insolubles et que la Révolution soit oubliée. L’objectif fondamental est que les Arabes retrouvent leur dignité perdue et qu’ils participent au même titre que les autres nations à l’aventure humaine moderne pour le progrès. Or, ils ne retrouveront leur dignité et leurs capacités créatrices, dit-il, que dans le cadre de leur unité nationale.
Pas de perspective révolutionnaire
La participation au changement du 10 juillet 1978 était un simple devoir national pour la survie de la population locale, sans la moindre intention ou perspective révolutionnaire, tant et si bien que le Commandement national inter-arabe du Parti Baath, lui-même, n’en a pas été informé et a appris la nouvelle comme tout le monde, le 10 juillet.
L’Irak, dirigé par une section du Baath, soutenait le point de vue du Maroc, sous prétexte qu’il ne voulait pas multiplier les Etats arabes et aggraver la division des Arabes. C’est une vision que les Baathistes locaux n’ont jamais comprise, même s’ils ont observé parfois le silence là-dessus. Compter sur l’unionisme du Maroc, lui qui n’a jamais dit un seul mot positif sur les Arabes et préfère infiniment être le Porto Rico de l’Union européenne que le leader d’une union arabe maghrébine était excessif. La tendance du Parti qui voulait rectifier cette dérive a subi, malheureusement, une purge terrible en juillet 1979.
Après les secousses qui ébranlèrent le pouvoir du 10 juillet dix mois après son avènement, le M. N. D. et les Baathistes furent désignés, comme durant la guerre 1975 – 78, « ennemis publics ». Par décision prise en Conseil des Ministres, six de leurs dirigeants __ trois de chaque mouvement __ devaient être arrêtés. C’est le MND qui apprit le premier la nouvelle et en informa, sans délais, les Baathistes. Réaction immédiate : entrer dans la clandestinité. Les dirigeants du MND recherchés comprenaient, naturellement, Mohamed El Moustapha. Quelques jours après, ils nous informèrent, par les canaux de coordination existants, qu’ils ont décidé d’aller au Sénégal et nous conseillèrent de les y rejoindre, pour disposer d’un minimum de liberté d’action et de possibilités de concertation approfondie afin de définir une ligne de conduite convenable face au contexte politique nouveau. Par prudence, les Baathistes préférèrent garder leurs terriers en Mauritanie, pour quelques semaines, pour deux d’entre eux et décidèrent d’envoyer le 3e en Guinée où il sera sûrement plus en sécurité que sous la menace d’une dénonciation à Senghor, un membre éminent de l’Alliance Maroc – Sénégal – France, hostile au changement du 10 juillet, à la Mauritanie en tant que telle et à tous les mouvements qui pourraient sentir le progrès (cf 1977, 1981 et 1990, à titre d’exemple).
Cependant, de nouveaux développements inattendus intervinrent en Mauritanie et le danger que nous courions __ à la vérité extrême __ se trouva divisé par deux ou trois. Alors, Memed O. Ahmed et moi rejoignîmes nos amis du MND au Sénégal, en prenant, pour le principe, des précautions aussi sévères que si nous courions un danger de mort. Là-bas, nous vécumes dans la même maison avec Mohamed El Moustapha, Moussa Fall et Mohamedou-Nagi.
Nous avons reçu la visite, sans les accueillir dans notre demeure, de certaines personnalités qui ont tenu à faire le voyage pour nous exprimer leur solidarité. C’était le cas notamment, de l’ancien ministre de l’Intérieur Jiddou O. Salek, l’homme au courage légendaire et Ahmed-Baba O. Ahmed Miské, l’ancien secrétaire Général du Parti de la Nahda, qui a tant lutté pour que la Mauritanie soit indépendante.
Un jour, il s’avèra nécessaire de nous scinder en deux groupes. Le premier groupe constitué de Mohamed El Moustapha, Moussa Fall et moi devait entreprendre un voyage, quant à Mohamedou-Nagi et Memed ils devaient rester là où nous étions, en attendant plus amples assurances.
Après une demi-journée de voyage par voiture, nous descendîmes, Mohamed El Moustapha, Moussa Fall et moi en pleine brousse, par une après-midi ensoleillé à l’excès __ nous étions au mois de juillet. Après quelques kilomètres d’une marche hésitante, nous n’étions pas sûrs que nous allions dans la bonne direction et nous étions fort alourdis par nos bagages que nous portions à la main, mais nous devions découvrir rapidement qu’il était plus commode de les porter sur la tête, nous nous sommes engagés dans une vaste clairière sans arbres et sans obstacles où nous ignorions qui nous observait au loin. Et cela n’était pas de notre goût.
A un certain moment, Mohamed El Moustapha fit une remarque de bon sens : que cette marche sur un front horizontal de trois personnes est suspecte, que nous devions changer la géométrie de notre marche, adapter notre comportement à la mentalité ambiante et à la psycho-sociologie du Sénégal : l’un de nous, dit-il, doit jouer le rôle de Haïdara __ chérif __ et les deux autres celui de talibés, marchant derrière leur Haïdara. Il proposa que je sois ce saint chérif. Peut-être que certains critères militaient pour ce choix. J’ai retenu personnellement, seul avec deux, la part de l’hommage intelligent et discret et la complaisance amicale, avant la part d’humour.
Mohamed El Moustapha et Moussa prirent le rôle ingrat de talibés et me délestèrent de mes bagages qu’ils ajoutèrent à la charge qu’ils portaient déjà avec peine. J’ai échangé du même coup mon turban noir contre le turban blanc de l’un d’eux, plus adapté à mon nouveau rang. L’habit fait souvent le moine, contrairement à ce qu’on dit. La marche reprit à la file indienne, mes amis exagérèrent la distance qui nous sépare pour mettre en exergue l’humilité et le respect qu’ils vouent à leur Haïdara. La marche était de plus en plus pénible pour mes amis, entrecoupée d’arrêts pour changer la position d’une valise ou de main pour en tenir une autre.
Après une distance d’environ 5 km, mais qui nous parut deux ou trois fois plus longue, nous aperçûmes un hameau de trois ou quatre cases. Nous comprîmes que c’est peut-être la berge du fleuve que nous cherchions. Nous avions maintenant surtout besoin d’un lieu isolé et calme pour nous reposer et laisser à la nuit, cette complice éternelle des fuyards, des évadés, des poursuivis, des terrorisés, des hors-la-loi, des criminels, le temps de tomber, pour que nous puissions traverser le cours d’eau, sous l’aile de l’obscurité.
----- IV -----
Nous n’avions sur nous rien qui soit prohibé, nous n’avions fait aucun mal à qui que ce soit, nous n’avions commis aucun acte qui lèse qui que ce soit et peut-être tout au long de toute notre vie d’alors, pourtant nous étions réduits à cet état de traqués. On nous reprochait nos idées. Nous n’en sommes même pas responsables. Elles se sont infiltrées, par effraction dans nos esprits, sans que nous sachions quand et pourquoi, mais sûrement pour nous torturer. Elles se sont imposées à nous, sans que nous les ayons choisies. Voilà la vérité.
La vérité aussi est que tout Etat injuste et sans morale a besoin de boucs émissaires. Mohamed El Moustapha était l’un de ces boucs émissaires perpétuels, quels que soient les régimes politiques. On entend parfois parler de justice, cela fait rire sous cape tous les boucs émissaires. Il n’y a pas de justice, il n’y aura pas de justice, tant que vivra un seul bouc émissaire, ou tant qu’on en créera de nouveaux.
Sans justice réparatrice, sans justice qui absout les boucs émissaires, reconnait les torts passés, parler de justice est grotesque et cynique. Que fait-on des longues années de prison pour rien, de la faim, de la soif même, dans les cellules mal famées et insalubres ? Que fait-on de la torture ? Que fait-on des indigences nées des internements, des mutilations physiques et morales, des maladies à vie. Parler de justice quand on n’a jamais subi soi-même d’injustice est indécent. Entendre des aveugles nés raisonner sur les couleurs est insignifiant.
Stratagème
Personne d’averti ne croit que Mohamed El Moustapha est mort de mort naturelle. Il est mort des mauvais traitements et des privations sur de longues années interminables qu’il a encaissées, mais qui l’ont poursuivi. Nous pouvons dire ces choses maintenant parce qu’il n’est plus là. Un simple devoir, une simple solidarité.
Enfin, nous approchons du hameau sénégalais. J’allonge le pas pour me détacher davantage des talibés, afin de souligner mon importance et ma singularité par rapport à eux, sans toutefois altérer la marche majestueuse qui convient au rang convenu de Haïdara. Nous étions à quelques dizaines de mètres lorsqu’un homme __ apparemment le maître des lieux __ secoua une grande natte de roseaux pour la dépoussiérer et l’étendit à l’ombre d’un grand arbre ombragé, qui devait être celui à palabres, et se dirigea vers moi, les deux mains tendues, répétant : « Haïdara ! Haïdara ! », nous souhaitant la bienvenue. Le manège a pris. On nous installa sur la natte tendue, non sans que le villageois se soit précipité pour mettre devant moi une peau de mouton, signe de considération et d’honneur. Mes compagnons exagèrent les marques d’égard et de déférence pour leur chérif. Les sourires que je réprimais n’étaient pas de contentement et de bonhomme béate mais d’amusement. Nous étions comblés. Notre stratagème a parfaitement marché. Pendant que nous faisions le thé, notre hôte a égorgé un poulet. Nous n’avions pas eu l’occasion de déjeuner et il était dans les environs de 18 heures.
Juste après le crépuscule le dîner fut servi. Un plat de poulet baignant dans une sauce claire. Mais notre hôte nous obligea, de nouveau, en jetant dans la sauce chaude quantité de biscuits sarakollés comme garniture. Les biscuits devenaient de petites galettes fondant dans la bouche. Le goût sucré des biscuits avec la viande ne me convenait pas personnellement, et je dois avoir mangé seul la moitié du poulet. Je me retirai avant les autres donnant l’impression d’être frugal : les gens importants doivent manger modérément.
Après le repas, Moussa Fall, toujours délicat comme à l’accoutumée, prit en aparté le villageois, lui mit dans la main une somme d’argent couvrant largement ses dépenses, bien que nous étions aussi fauchés que des rats de mosquée, et, dans un nouvel élan théâtral dans la partition que nous jouions, ajouta que c’est une libéralité du Haïdara. Il lui souffla, subtilement, comme si c’était un point secondaire, pendant que c’était l’essentiel, que nous voulions traverser le cours d’eau, situé à quelques mètres du hameau, cette nuit et que le Haïdara fera un nouveau geste. Il soupçonnait nos intentions et en fut ravi, car il gagnerait une nouvelle prime pour la traversée.
Nous étions extrêmement satisfaits d’être pris pour ce que nous n’étions pas, des gens, dans l’esprit de ce passeur, qui portaient sur eux des produits prohibés : de la drogue, une monnaie falsifiée, des armes ou des munitions venant de Gambie peut-être.
Nous préférions, en effet, passer pour des criminels de droit commun ou des bandits que d’être soupçonnés politiques. C’est ainsi. On est parfois contraint de se défier du statut d’homme honnête pour embrasser lestement, ou simuler, celui de coquin.
Silence de mort
L’Etat injuste, ou inconscient __ l’effet est le même __ s’il ne pousse pas les gens à être des scélérats, tolère la scélératesse et n’accepte à aucun prix une idée qui vise l’intérêt général, si elle lui échappe.
Lorsque le grand Mufti de Jérusalem, Haj Amin Al Housseïni, a échappé à l’autorité anglaise de Palestine, sous mandat et aux griffes des organisations sionistes, il est arrivé en 1939, en route pour Bagdad, après mille acrobaties, aux portes de la ville syrienne de Palmyre, la capitale antique de la reine Zénobie et, bien avant elle, du roi mage Melchior qui, selon la tradition chrétienne, avait rapporté, à la naissance de Jésus, l’or, pendant que le roi chaldéen a rapporté la myrrhe et le roi de Méroé l’encens.
La garnison française, cette nuit, ne comprenant que des Arabes, le sous-officier syrien demanda au Mufti son métier. Celui-ci répondit : vendeur de chèvres. Le sous-officier doutant de la véracité de son métier lui intima l’ordre de rester jusqu’au matin où il sera présenté à l’officier français, en ville. Il ne pouvait craindre pire perspective. Dans cette impasse, il prit le sous-officier à part et lui proposa une somme d’argent consistante pour échapper aux Français. Il refusa systématiquement l’offre, tout en tempêtant qu’on veuille le corrompre ce qui aggraver encore plus son cas. Haj Amin Al Housseini était dans le désarroi le plus total. Alors, le Mufti joua son va-tout, comptant sur ce qu’il avait lui-même en trop, l’honneur et la solidarité arabes et dit au syrien : « je suis Haj Amin Al Housseini, Mufti de Jérusalem, je vais à Bagdad ». Le sous-officier l’examina alors longuement à la lumière d’une torche et, finalement, ébranlé, lui dit : « Eminence, vous pouvez partir. Je vous souhaite bonne chance ». Mais les Arabes, à cette époque, n’avaient pas encore perdu l’essentiel de leurs valeurs morales.
Par une nuit obscure, nous descendîmes, Mohamed El Moustapha, Moussa Fall et moi avec le piroguier, le talus de la rive pour rejoindre la barque amarrée. Nous observions un silence de mort. Nous bougions comme des fantômes.
Le silence profond de la nuit, les gestes mesurés et prudents du piroguier, le calme de l’eau, nous contaminèrent et nous retenions quelque peu nos souffles comme s’ils pouvaient être entendus par quelque indicateur tapi dans le noir, derrière un arbre.
Une fois sur l’autre rive, nous nous sommes précipités pour empoigner nos valises et quitter la pirogue, comme si nous craignions qu’elle rebrousse chemin sans nous décharger.
Nous ne voulions demander aucune indication au piroguier sur notre chemin et la nature du terrain qui nous attendait, de crainte qu’il soit obligé de fournir des informations à d’éventuels poursuivants. De plus, nous ne voulions, à aucun prix, passer pour des novices. Le novice et le candide honnête sont toujours mal vus.
Nous devions nager dans le noir et l’inconnu. Nous nous sommes, apparemment, enfoncés dans quelque marécage ou quelque rizière où l’eau et la boue nous venaient jusqu’aux genoux, menaçant chaque fois de nous déstabiliser et, plus d’une fois nos bagages basculèrent dans l’eau et la boue.
Sortis du marécage, nous sommes arrivés sur un terrain sec mais extrêmement accidenté qui semble avoir été labouré par un grader détraqué, et de nouveau, nos bagages portés sur la tête, nous échappaient à une descente ou à une montée abruptes dans l’obscurité et roulaient par terre. Cependant, la bonne humeur n’a pas quitté un seul instant mes deux compagnons, soutenus par un moral incroyablement élevé.
A une heure avancée de la nuit, où ne bougent que ceux qui étaient aiguillonnés par quelque problème pressant, nous sommes finalement arrivés à destination, c’est-à-dire à proximité de la route principale où nous voulions emprunter, à 6 heures du matin, un taxi.
Pour le reste de la nuit, nous étions installés sur un terrain nu où nos boubous nous servaient de nattes. Mais cela n’était guère gênant, la propreté de nos boubous ayant été sacrifiée sur l’autel de la clandestinité pour que nous apparaissions au maximum comme des boutiquiers Maures de Guédiaway et, d’une manière générale, nous avions réprimé le luxe de nos toilettes et tout ce qui pouvait nous désigner aux soupçons. Un jour, passant devant un kiosque à journaux mon attention a été attirée par une manchette de couverture de journal et j’ai voulu acheter ce journal. Mohamed El Moustapha, toujours alerte et pertinent, m’a fait remarquer « n’oublie pas que les Maures du Sénégal n’achètent jamais de journaux ». J’ai évidemment renoncé à cette originalité. Bien que l’essentiel de notre passe-temps au Sénégal, en dehors de quelques séances de discussions politiques programmées, était la lecture, il fallait s’entourer de précautions pour se procurer livres et journaux. Durant notre séjour au Sénégal nous nous interpellions, même à domicile, par des noms d’emprunt.
Nous avons pu rejoindre Nouakchott vers le milieu du mois de juillet 1979.
Nous nous sommes retrouvés Mohamed El Moustapha et moi au mois d’août pour préparer et organiser la grande manifestation qui a salué l’Accord d’Alger du 5 Août 1979, formalisant la paix entre la Mauritanie et la République Arabe Sahraouie Démocratique. Nous étions côte-à côte au premier rang de la manifestation sur l’Avenue Gamal Abdel-Nasser et notre voisin immédiat était Cheikhna O. Mohamed Laghdaf et, peut-être, Abdel Kader Kamara.
A partir de cette date, le pouvoir militaire a considéré que les deux mouvements étaient ses véritables alliés les plus sincères. Il leur a fait confiance et eux se sont donnés lui apportant ce dont il avait le plus besoin : l’ouverture sur la base populaire et la jeunesse la plus consciente et la plus active, une propagande efficace qui irrigue le tissu populaire et les idées politiques et la réflexion, murie par la discussion permanente et le temps, sur les problèmes fondamentaux du pays.
L’un des problèmes les plus épineux, à l’époque, était celui de la langue d’enseignement. Sans perdre de temps, une commission comprenant plusieurs leaders politiques de divers bords, comprenant notamment Mohamed El Moustapha, fut instituée pour l’examiner. Si le bon sens peut prévaloir c’est bien dans un aréopage de personnalités politiques averties et sincères. L’aberration était que l’Etat, dans le secret des cabinets et le vocabulaire aseptisé, se mette à tâtonner, en prenant par-ci et par là, des avis non fondés de fonctionnaires qui n’ont jamais consacré une heure de discussion et de réflexion à une question nationale, quand il y faut des années entières. Seuls les politiques ont une longueur d’avance sur les questions fondamentales du pays.
Dans cette commission, le consensus s’est rapidement dégagé que c’est aux citoyens de choisir la langue d’enseignement de leurs enfants. Un système transitoire a été mis en place, immédiatement, avec la perspective d’une formule définitive qui devra être validée dans 6 ans.
Depuis lors on n’a plus entendu parler de problème de langue d’enseignement.
Après les 6 ans, les autorités avaient oublié la deuxième phase de la feuille de route, parce qu’il n’y avait plus de crise dans les établissements d’enseignement. Cette entorse s’est ressentie des années plus tard sur la cohérence et l’efficacité du système. Les politiques et les représentants de la population n’ont plus été consultés. Ce fut le règne de fonctionnaires, pas forcément consciencieux et ne sentant pas d’autorité les tenir dans un cadre strict convenu, empêchant les dérives. De surcroît, tout montre que la manipulation étrangère, hostile à ce système et embusquée pour saboter tout le système éducatif, a trouvé les failles et contribué à les aggraver, pour enfin, crier aux oreilles d’Autorités supérieures peu averties que l’Education nationale est malade simplement de la langue arabe.
Le fait que l’Autorité s’est dérobée à ses obligations a créé une accumulation de dysfonctionnements qui a gangrène tout le système éducatif et mené au stade actuel où l’inaction est funeste et l’action dangereuse.
----- V -----
La deuxième grande décision issue de cette entente miraculeuse entre le comité militaire et les mouvements « idéologiques » était la création d’un mouvement du volontariat, original et adéquat dans un pays où tout manque et tout se bouscule dans l’urgence et la nécessité.
En plus de son rôle de mobilisation au sein de la population, il réalisait des tâches et des actions extrêmement utiles, que l’Etat n’avait pas les moyens de réaliser : constructions de classes, de dispensaires, de réserves d’eau en ciment dans les quartiers populaires, de petits barrages, de puits, de pistes en terre pour désenclaver des agglomérations ou des zones entières, désensablement là où les dunes sont menaçantes et reboisement là où il est nécessaire. A cela s’ajoutaient l’alphabétisation de la population et l’éveil à l’hygiène.
Les membres des mouvements politiques jetèrent leurs boubous et avec elles la mentalité qui méprisait le travail, portèrent les tenues des ouvriers, avec lesquels ils se mêlèrent, et se mirent à mélanger le béton, à porter les briques, à creuser des fondations avec les pioches et les pelles, restant au soleil et dans l’harmattan toute la journée, dans l’enthousiasme, rivalisant d’ardeur et d’émulation. C’est une expérience inédite, de nature à changer les mentalités si elle avait été maintenue. Se mettre au travail et bénévolement au service de la société voilà ce qui manquait.
Le Comité militaire a dôté ce mouvement d’une direction comprenant principalement les mouvements politiques. Il y avait 3 ou 4 dirigeants du M. N. D, à la tête desquels se trouvait Mohamed El Moustapha. Les Baathistes avaient également 3 ou 4 de leurs dirigeants, en plus de plusieurs autres membres divers et 3 ou 4 officiers du Génie militaire.
Cette commission, comprenant une quinzaine de membres, était présidée par le Docteur Louleid O. Waddad qui jouissait de la considération de tous et avait, de surcroît, des dons naturels lui permettant de faire coexister, dans la concorde, dans un même enclos, des agneaux et des loups.
Un travail sans précédent
Ce travail allant directement dans l’intérêt des populations démunies et parfois avec leur participation directe, enthousiaste, est sans précédent et constitue une approche visant à normaliser le travail manuel et à bannir la mentalité d’assisté oisif, attendant tout d’une hypothétique bonne volonté gouvernementale, aurait dû commencer avec la fameuse indépendance et n’aurait jamais dû cesser, si réellement la satisfaction des besoins du peuple et le progrès des esprits était l’objectif des gouvernants.
L’interlocuteur des mouvements politiques, au nom du comité militaire, était Dahane O. Ahmed Mahmoud. Il avait l’intelligence et la culture nécessaires pour nous comprendre et savait que nous étions utiles pour eux, voire précieux. De plus, il parvenait __ mais nous n’avions jamais compris comment __ à convaincre le Comité militaire de nos propositions. Mais Dahane a commis la même erreur que Jiddou O. Salek, pourtant un homme fulgurant d’intelligence. Il avait préféré, lui aussi un poste gouvernemental à un commandement militaire. Or dans un pays sous-développé et instable, un militaire sans commandement est un aigle qui n’a plus de serres.
C’est au cours de cette période, vers le début de l’année 1980, que le M. N. D. et les Baathistes abordèrent le Comité militaire sur un dossier des plus préoccupants et des plus lourds pour la Mauritanie : le problème de l’esclavage retardataire.
Notre attachement depuis toujours à la suppression de l’esclavage n’était pas suffisant pour faire une brèche dans la tradition rétrograde et l’habitude ancrée dans les mœurs depuis des siècles, mais sans ces convictions de milliers de gens devenues des litanies, de véritables prières liturgiques quotidiennes, rien n’aurait changé.
A la vérité, nous avions été étonnés et agréablement surpris de la réaction des Autorités, après nos premiers contacts. On demanda au M. N. D et aux Baathistes de fournir, chacun, dans les plus brefs délais, une note sur l’esclavage et même sur la formule de s’en sortir. Les lignes ont bougé. Lorsqu’on nous a informés explicitement de la décision s’abolir l’esclavage, il fallait voir dans quel état d’enthousiasme est tombé Mohamed El Moustapha. C’est le combat de sa vie couronné subitement de succès. Si sa famille entière était libérée après avoir été prise en otage, il n’aurait pas été plus heureux. Il était épanoui, presque changé en un instant.
Depuis qu’il avait pris le sacerdoce de la politique, l’abolition de l’esclavage était son thème favorit. Il voulait non seulement que les esclaves soient libres, qu’on aille contre le vieux canon qui justifiait leur domination et leur servilité, mais encore luttait-il contre la mentalité les esclaves qui n’avaient pas encore perçu l’esprit de la liberté.
Mauvaise excuse
Il ne me reste plus de la note relative à l’esclavage, commandée par le comité militaire que la première page de la copie sur pelure. Le reste du texte avait été emporté, dans la précipitation, par la police politique dans l’une de leurs perquisitions.
Lorsque l’opinion publique a eu vent de la décision d’abolition, le courant obscurantiste a voulu se mettre en travers du projet arguant, que l’Etat n’avait pas le droit, d’un point de vue religieux, de libérer les esclaves s’il ne désintéressait pas, pécuniairement, les maîtres, alors que les promoteurs du projet (M. N. D et Baathistes) voulaient exactement le contraire : l’indemnisation des esclaves.
L’indemnisation des maîtres, pour nous, était inacceptable d’un point de vue éthique et politique et, à la limite, pire que l’esclavage lui-même. Le Comité Militaire ayant compris que cela pouvait constituer une friction, voire un début de crise, fit comprendre aux porte-parole des maîtres que les moyens de l’Etat ne permettaient pas une indemnisation. C’est une mauvaise excuse. Le principe a été chahuté. Mais nous nous sommes tus et nous avons opté pour une nouvelle formule pour les esclaves, celle d’un fonds de promotion abondé par l’Etat, les particuliers et même les bonnes volontés extérieures publiques ou privées.
Un membre du Commandement national inter-arabe du parti Baath, Bedreddine Moudethir, venu pendant cette période où la question était en discussion, jeta la première obole dans cette caisse, une contribution d’un million de dollars, promettant que si la question prenait une orientation définitive et concrête, il pourrait y avoir une participation plus substantielle. Moudethir était si enchanté par cette expérience d’abolition de l’esclavage et le Mouvement du Volontariat travaillant pour le peuple qu’il jeta un autre million de dollars en faveur du Volontariat. Les deux millions de dollars furent, dans une première étape, bloqués, puis furent détournés vers d’autres destinations dans un moment de détresse financière. On dit même qu’une partie de ce pactole permit le démarrage de l’inutile et scandaleux « Palais du Peuple » qui ne vit jamais le jour et pourtant écuma les citoyens quels que soient leurs moyens par des contributions dites volontaires, mais dans la réalité revêtant le cachet de l’obligation.
Pour les mouvements de gauche, à cette époque, la motivation qui sous-tend l’égalité et l’abolition de l’esclavage était complètement différente de la justification futile et instrumentale qui s’est répandue ces derniers temps, à savoir qu’il ne fallait pas donner aux Occidentaux une raison supplémentaire d’attaquer le pays et de ternir son image de marque et qu’il faut viser la normalité exigée par les Occidentaux.
Pour nous, la raison était humaine, humaniste, visant la liberté comme fin en soi, comme nécessité dans une société moderne. D’autres conséquences positives seront attendues : l’harmonie dans la société et la libération d’énergies jusqu’ici étouffées.
Le pays devait y trouver une confiance nouvelle en lui-même de nature libératrice pour tous et une force supplémentaire propice à la création et au progrès. Rien de tout cela ne s’est produit.
Cette action salutaire, cette belle idée d’abolition de l’esclavage a avorté. La misère est restée en l’état, l’égalité n’a pas convaincu, la liberté n’a pas eu son panache attrayant, le sentiment général est qu’on est plus loin que jamais de l’harmonie, que la faiblesse et l’incompréhension se sont installées, que l’avenir lui-même est incertain.
Au lieu d’atout, la question s’est muée en défaite pour tous, est devenue un handicap, une boite de Pandore donnant le vertige.
Par quel bout la prendre ? Elle est sortie du contrôle de tous. Pendant qu’elle était susceptible d’un traitement simple on a préféré s’occuper de l’accessoire. La situation est la même pour toutes les questions fondamentales du pays : le développement, l’Education nationale, le problème des nationalités, l’Etat lui-même et sa gestion, le déficit alimentaire et la faim, le problème de l’eau dans les zones désertiques, la mort lente de la palmeraie d’Atar… Mais il ne faut pas se faire d’illusions, si les politiques professionnels ne sont pas associés __ non pas en tant qu’individus mais en tant que groupes __ il faut douter d’un miracle. La mise à l’écart des politiques dans un pays si délabré qui ne sait plus où donner de la tête, où les problèmes essentiels s’aggravent et s’entassent entre les mains inexpertes en politique de fonctionnaires attendant des instructions est une aberration révoltante.
Fin de l’idylle
Pour en revenir à la geste de Mohamed El Moustapha, au cours de l’année 1980, une seconde question lui tenait particulièrement à cœur : la question de la Réforme foncière. Une commission a été constituée et elle est arrivée à élaborer, tant bien que mal, un projet. Une salve de protestations et de plaintes l’a salué. Il n’eut pas autant de bonheur que l’ordonnance abolissant l’esclavage.
Vers le milieu de l’année 1981, nous étions pratiquement en fin de notre propre cycle de compréhension, entre Baathistes et MND, et la fin de l’idylle entre le pouvoir militaire et les Baathistes a sonné. Des interférences sont intervenues de divers horizons pour rendre la cohabitation difficile. C’était de plus en plus la méfiance et l’incompréhension, puis les soupçons.
La plupart des Baathistes disaient qu’ils avaient supporté suffisamment de choses désagréables pour continuer plus avant et qu’il n’est pas dans leur intérêt de paraître endosser des actions, des méthodes et des orientations qui ne correspondaient pas à leurs analyses.
La gestion de la sécurité intérieure était désastreuse. Lorsque nous sommes arrivés à vulgariser une situation pourtant criante : l’isolement du Régime au sein du peuple, la question été abordée de la pire des manières, en mettant en avant le projet des Structures d’Education des Masses qui nous paraissait inacceptable.
La majorité des Baathistes s’est prononcée pour le divorce et qu’il fallait se mettre dans les dispositions de l’Opposition quel qu’en soit le prix.
Ceux qui prêchaient le divorce avaient trouvé en Michel Aflaq un allié, inattendu et ils répétaient à chacun son précepte : « L’opposition et la lutte renforcent l’organisation révolutionnaire et, au contraire, le pouvoir et la participation au pouvoir affaiblissent et ramollisent le parti, le détournent de sa mission sublime et le mettent en porte-à-faux avec les masses populaires ».
J’étais avec Memed O. Ahmed du nombre de la minorité battue. Cependant, après le vote, la décision était devenue celle du parti et tous révalisaient d’ardeur pour l’appliquer, en vertu du sacro-saint principe du centralisme démocratique, alors en vigueur.
Depuis lors, je n’ai plus revu Mohamed El Moustapha que de longues années après, lorsque Maawiya O. Taya a perdu de vue la réalité et que le devoir national nous appelait tous à le déstabiliser ou a le faire trébucher, en 2003. Les choses avaient beaucoup changé. Les deux mouvements s’étaient sabordés.
Le MND s’était mué en parti démocratique reconnu. Il cherchait plus les voix aux scrutins que la pureté idéologique. Les Baathistes s’étaient scindés en plusieurs groupes, tous renonçant au militantisme.
Nous nous sommes retrouvés, Mohamed El Moustapha et moi, à plusieurs reprises, essentiellement pour améliorer la campagne bancale. A son initiative nos rencontres se déroulaient au café-restaurant Phénicia qui a dû maintenant disparaître, phagocité par quelque promoteur immobilier prospère.
Il avait, accessoirement, dans ces rencontres amélioré ma compréhension des Islamistes, distingnant, positivement, les frères Musulmans qui ont renoncé à l’action violente du reste de la Mouvance.
Au cours des quinze dernières années, Mohamed El Moustapha n’était plus à présenter au grand public. Avec l’extension et la généralisation des médias audio-visuels, les gens l’ont connu directement, si l’on peut dire, et l’ont adopté, apprécié à une grande échelle. C’était l’orateur le plus distingué du Parlement et l’homme politique le plus audacieux de la scène politique. Sa franchise, sa sincérité, son courage en ont fait une référence, voire une exception, dans un univers prudent et feutré où règne la langue de bois, sinon la flagornerie et la combine.
Il laisse dans le monde politique local et peut-être aussi, par son originalité, dans toute la région un cratère béant aussi vaste que le cratère de Richatt et aussi difficile à combler.
On ne peut rien dire de significatif dans cette circonstance que ce qu’a dit le poète arabe ancien : La mort de cet homme n’est pas la mort d’un individu mais l’anéantissement d’un monde.
M. Y. B.