Convention avec Arise : Léviathan en approche accélérée

26 October, 2020 - 12:09

L’évolution du dossier Arise inquiète fortement les opérateurs privés mauritaniens impliqués dans les activités du Port Autonome de Nouakchott dit Port de l’Amitié (PANPA). Sollicités par la Commission d’Enquête Parlementaire (CEP) afin de présenter une étude sur ledit dossier, ils concluaient, à l’instar de toutes les autres études commandées, que les lois de la Mauritanie sur le Partenariat Public-Privé (PPP) et la lutte contre la corruption avaient été explicitement violées en cette affaire et recommandaient en conséquence de déclarer illégale et frappée par diverses infractions de conformité (1) la convention signée avec Arise.

Une telle application de la loi comportait de nombreux avantages : nullité de ladite convention sans préjudice pour le gouvernement ; confiscation des biens, avoirs et services du développeur ; poursuite au pénal des promoteurs et de leurs complices ; protection de l’image du pays auprès des investisseurs étrangers ; garantie de la collaboration de tiers internationaux dans la traque du blanchiment d’argent et autres confiscations d’avoirs ; arrêt immédiat de tout appel juridique et lobbying en faveur de la convention, de ses promoteurs et complices ; etc. Mais, en dépit des preuves du contraire accumulées par les diverses études rendues (2), la CEP a préféré faire état d’un hypothétique caractère « équilibré » de la convention… tout en recommandant sa renégociation. Une incohérence doublée d’un débordement des prérogatives de la commission dont la mission ne consistait qu’à se prononcer sur la légalité de l’accord avec Arise.

S’appuyant sur cet avis, le gouvernement a instruit tous les départements concernés de l’appliquer au plus vite et à la lettre, avant même la sortie des résultats de l’instruction pénale. Des améliorations substantielles ont donc été apportées à la convention, surtout en ce qui concerne son incidence sur les revenus de l’État, les tarifs, la durée de la concession et les prérogatives de l’autorité du PANPA. Mais cette négociation a fait surgir de nouveaux et graves problèmes, à commencer par le blanchiment d’une transaction plus que douteuse avec deux anonymes et fraudeurs indiens (3), via l’entrée, dans le capital d’Arise, d’une prestigieuse société française : Meridiam. Si celle-ci et l’administration mauritanienne se sont ainsi mis en position délicate vis-à-vis des organismes internationaux luttant contre le blanchiment d’argent et la corruption, un pire danger s’est noué avec l’adjonction d’un autre partenaire dans ledit capital : APM Moller, société-sœur de Maersk Line, le géant des porte-containers. Et, en en point de mire, le diktat durable, bien avant le terme de la convention, d’un monopole privé s’imposant par sa marge commerciale.

Entendre ce risque dramatique pour le pays demande quelques sommaires explications techniques. Grosso modo, les coûts des lignes maritimes se répartissent entre tout ce qui concerne les navires – achat, amortissement ou location, armement, assurance, voyage, etc. – et les frais de terminaux, dits aussi « compte d’escale ». Les premiers déterminent un « taux fret par destination » soumis à une réelle concurrence où la propriété du navire n’est pas toujours un atout, compte-tenu des aléas de l’amortissement. Le « compte d’escale » comporte deux grands éléments : les frais de charge du navire (autrement dit, la manutention-bord) et les frais portuaires, d’une part ; et, d’autre part, la manutention-terre. À l’origine réglés par les autorités locales, ils ont été ouverts, variablement selon les pays, au secteur privé, notamment en ce qui concerne la manutention-terre (4).

Généralement, les autorités publiques et les manutentionnaires privés locaux appliquent des charges aux lignes maritimes dans des conditions sensiblement identiques, avec pour principaux effets de renforcer la souveraineté nationale sur le commerce portuaire et le jeu de la concurrence entre les armateurs. On comprend donc l’aubaine commerciale et financière qui s’offre à une ligne maritime lorsqu’elle parvient à contrôler le terminal d’un port. En jouant sur le compte d’escale qu’elle traite désormais en interne, a contrario de ses compétiteurs sur le port en question, elle est en mesure de diminuer sensiblement son « taux fret » à direction de celui-ci, éliminant ainsi la concurrence (5). Résumons l’incidence commerciale négative d’une telle politique de dumping sur les opérateurs privés mauritaniens de la manière suivante.

 

Un drame inéluctable ?

En un, ceux qui représentent des lignes concurrentes de Maersk vont disparaître avec celles-ci ou s’en voir abandonnés au profit d’Arise. En deux, ceux qui espéraient développer eux-mêmes une ligne vont voir leur projet tué dans l’œuf, forcée qu’elle sera, elle aussi, de négocier avec Arise. Quant aux lignes qui dérangeaient Maersk, le PANPA leur sera définitivement fermé. Au lieu de développer le port et d’attirer de nouvelles lignes, celui-ci va se retrouver, à court terme, avec une seule ligne porte-containers. Par sa maîtrise des taux de fret, Maersk alias APM Moller imposera sa loi sur un fonds de commerce accumulé depuis plus de cinquante ans par la Mauritanie, à l’aide de ses opérateurs privés nationaux et partenaires étrangers.

Parenthèse non négligeable dans notre exposé, on se souviendra ici de l’ampleur de l’apport des premiers. Grâce aux investissements directs des manutentionnaires privés mauritaniens, le domaine portuaire sous douane amodié en état d’exploitation est passé de 100 000 m² (dont 6 400 couverts installés par la Chine en 1987) à un million (dont 23 500 couverts). Avec une plus-value pour le PANPA de l’ordre de 2,5 millions USD/an, soit quelque 76 millions USD sur trente ans (6). Question logistique et équipements de manutention, la valeur des parcs mobilisés par ces investisseurs privés mauritaniens dépasse les 26 millions USD. Le tout entraînant un quasi-doublement (170 000 TEU en 2019 contre 88 000 en en 1987) du trafic portuaire, sans apport de quelque nature que ce soit de l’État. Sur le plan social enfin, les 1300 employés permanents pour une masse salariale de l’ordre de quinze millions USD et les 3750 travailleurs occasionnels se répartissant quelque soixante millions USD, n’ont aucune mesure avec les 500 emplois permanents promis par ARISE sur toute la durée de sa convention jugée si « équilibrée » par une CEP qui aura surtout fait preuve, en l’occurrence, d’un périlleux talent… d’équilibriste.

C’est notamment tout cela que met à mal l’évolution du dossier Arise. Inéluctablement ? Officialisé, le partenariat Arise-APM Moller semble définitif et à ce point stratégique qu’il constitue la substance même de l’étude de faisabilité du projet. Mais le recours à un verrou légal reste possible, si la partie mauritanienne annonce ne pas accepter, dans le capital d’Arise, une entité quelconque qui nuirait à la concurrence sur les taux de fret, imposant au PANPA et, par voie de conséquence, à toute la nation mauritanienne, une vassalité de fait aux diktats monopolistiques d’une société privée étrangère. Une telle déconnexion entre Arise et APM Moller-Maersk Line (7) est tout-à-fait envisageable dans le cadre des règles de l’OMC contre le dumping. Au final, le seul statut économique viable, pour notre pays, du terminal à Nouakchott, est celui de terminal privé (c’est-à-dire sous actionnariat privé, à la différence d’un terminal public) mais à usage commun, ouvert à tous et mettant tous les armateurs et clients sur un pied d’égalité, au moins le plan financier et commercial.

                                                                                                                                      Ben Abdalla

 

NOTES

(1) : Loi 2016-14 en ses articles 13 (trafic d’influences), 14 (abus de pouvoir) et 15 (prise de commission)…

(2) : Sans prétendre à l’exhaustif, « Le Calame » en a rapporté de nombreuses. Voir notamment : http://lecalame.info/?q=node/10941 et

http://lecalame.info/?q=node/10751

(3) : La famille Gupta est déjà dans le collimateur des institutions de lutte contre le blanchiment et la corruption, en raison de ses précédents avec l’ex-président de l’Afrique du Sud, actuellement en prison…

(4) : Suite à la réforme de 1990, le PANPA assure la régulation des activités portuaires – essentiellement la manutention, l’acconage et le stockage des marchandises – concédées à des opérateurs privés suivant des cahiers de charges approuvées par arrêté du ministre de l’Équipement et des transports.

(5) : L’argument des signataires mauritaniens insistant sur le fait que le terminal ne concerne que l’activité container couvrant à peine 40% du trafic (sans d’ailleurs aucun monopole) se voit ici battu en brèche. L’activité container est, dans les faits, la vache à lait de tout opérateur actif dans la ligne maritime. Elle est l’avenir de tout professionnel qui cherche à en acquérir une part de marché. Les autres volumes du trafic à Nouakchott (46% : clinker, blé, sucre, huiles et gaz) sont contrôlés par des traders et les revenus des 14% restants sont maigres…

(6) : Au final, l’État reçoit actuellement du PANPA et des opérateurs privés 47 millions USD/an, un montant près de trois fois supérieur (2,76) à celui conventionné initialement avec Arise…

(7) : À défaut de quoi et en dépit de tous les contrôles possibles et inimaginables sur les tarifs et autres avantages accordées par ARISE-Mauritanie à MEARSK Line, les autorités seront totalement impuissantes à l’empêcher d’utiliser ses bénéfices sur le terminal pour subventionner à sa guise les taux de fret sur Nouakchott.