Certains lisaient déjà couramment. Je les entendais tous parler d’un certain Toto, un nom qui ne me disait rien. Je saurai plus tard qui il s’agissait d’un élève légendaire, paresseux et indiscipliné autour duquel se tissaient les textes de la collection ‘’Mamadou et Bineta’’.
A midi, je pris la direction d’Askeira en compagnie de mon grand frère et de quelques autres écoliers.
J’étais abasourdi, désarmé et perplexe. La scène de ce matin n’a pas quitté mon esprit malgré les encouragements et les conseils des aînés qui m’accompagnaient. Chez moi, je me recroquevillai dans un coin et laissai libre cours à mes rêveries plus tôt interrompues par mes poursuivants.
Dans l’après-midi, il me fallait refaire le trajet inverse et retrouver Monsieur Fall, toujours aussi flegmatique et aussi ‘’méchant’’.
Je souhaitais retrouver le maître d’arabe en classe mais je dus très vite déchanter: Les cours de cette langue familière ne duraient que quarante-cinq minutes, à raison de trois séances par semaine… Grande déception! L’aimable Garraye Ould Ahmed Youra n’était donc pas mon maître principal et il me fallait composer avec mon tortionnaire de ce matin et ses états d’âme imprévisibles.
Les premiers jours étaient bien difficiles mais petit à petit, les punitions devenaient plus rares et les leçons plus à ma portée.
Un élève comme les autres
Je commençais même à devenir un élève comme les autres grâce aux cours de rattrapage que me prodiguaient mon grand frère et certains de ses amis de classe. Ainsi, et en moins d’un mois, j’ai pu maîtriser l’alphabet latin (je savais déjà lire et écrire en arabe) et le syllabaire était devenu pour moi une routine. J’eus même à deux ou trois reprises l’honneur de porter les cahiers de devoirs au domicile de M.Fall.
Mes progrès étaient réels si bien qu’à la fin du mois de Juin, soit moins de trois mois après la matinée ‘’des doigts’’, je fus classé 2ème à l’issue de la composition de passage en classe supérieure.
Ma brillante réussite avait rempli de fierté le surveillant de l’école, le vieux Moctar Ould El Mamoun qui avait, sans que je le sache, des affinités particulières avec ma famille. Il était très réservé et il ne m’avait, à aucun moment, fait signe d’attention particulière mais ce jour-là, la fibre tribale l’a trahi… Ainsi, dès que le directeur eut prononcé mon nom en tête de liste, il cria à tue-tête en lançant la règle plate, plusieurs fois en l’air avant de la rattraper (en signe de fusil), suivant une vieille technique bien connue dans les milieux guerriers des temps immémoriaux.
C’est l’occasion de lui rendre ici un hommage bien mérité et d’implorer Allah de l’accueillir en son Saint Paradis.
La première année scolaire s’était donc bien terminée.
Je me rappelle encore les noms de certains des élèves de l’école.
Certains étaient avec moi au CP1. D’autres étaient au CM1 voisin : Brahim Ould Eminou et Beddinna Ould Sidi, aujourd’hui hauts fonctionnaires de l’état – Mohameden Betta, El Moubarak et Hamed Ould El Khall, inspecteurs de l’enseignement - Mohameden dit Mdhein Ould Bebbaha, ingénieur - Nem Ould Hamden, brillant professeur des disciplines scientifiques - Mohamedhen Karr, cadre de banque – Mohameden Ould Mahfoudh, devenu (m’a-t-on dit) homme d’affaires - Mohamed Ould Sidi Mohamed, enseignant - Mohamed Lemine Ould Hmoyed, le chef de classe dont j’ai perdu les traces - l’un des fils d’Ahmedou Mamine (Himmow ou un autre, je ne sais plus…)
Et d’autres élèves moins brillants, tels que Beba, Mohameden Ould Boddy, Lehreir, Ayya Ould Abeidoummou, disparu dans un accident de travail à Zoueirat… Et le petit Valou, mon voisin de table, un garçon effacé et sans ambition dont je n’ai jamais entendu parler depuis.
Il y avait aussi les plus grands tels que mon frère Rajala, devenu professeur au secondaire, Ahmed Ould Mahmoudy, fonctionnaire et célèbre homme de lettres, Mohamed Mahfoudh Ould Maaouiya (aujourd’hui Mohamed tout court)… C’est le fils du directeur, qui a gravi tous les échelons de l’administration, Feu Mohamed Ould Abeidoummou, intéressant et magouilleur, Mohamed Baba Ould Ahmed Youra, grand notable et homme politique qui fut secrétaire général de la section du PPM de Méderdra et d’autres dont j’ai oublié les noms et retenu les visages.
Monsieur Fall nous laissait souvent sous la surveillance d’un jeune bien huppé qui parlait un français raffiné et qui, pour nous occuper durant son ‘’mandat’’, nous demandait soit de chanter, soit de faire des grimaces et nous trouvions son cours très intéressant. Ce jeune-là n’était autre que Bebbaha Ould Ahmed Youra, celui-là même qui aura un avenir sans fautes dont l’impact bénéfique se répercutera sur toute la Moughataa de Méderdra. Je ne sais plus si Bebbaha était élève du CE1 voisin ou s’il étudiait déjà Nouakchott.
A l’époque, Boer-Toress était un centre d’animation culturelle très en avance par rapport au reste du pays et surtout mieux loti que la pauvre petite ‘’badiya’’ de Boutilimitt que je venais de quitter. C’est là que j’ai vu, pour la première fois, plus de deux voitures en stationnement. J’ai même pu les approcher sans crainte et les examiner longuement à travers les vitres. Avant cette découverte, ma culture mécanique se limitait à la vue d’un camion T 46 qui passait sur la piste Boutilimitt-Lekhcheim-Rosso, en faisant soulever un énorme nuage de poussière.
Haut lieu de culture
C’est à Boer-Toress aussi, que j’ai senti pour la première fois l’odeur de ‘’Maroutalala’’ que préparait la talentueuse Khidja, avec une régularité d’horloge.
J’y connus aussi d’autres spécialités culinaires qui n’étaient pas de mon goût mais qui avaient enrichi mon vocabulaire par des formules ‘’civilisées’’ que j’allais réutiliser pendant les vacances scolaires pour ‘’brûler’’ les enfants de la Badiya.
De ce haut lieu de culture et de rencontres, j’ai encore en mémoire les noms et les visages de certaines personnes dont la renommée culturelle et sociale dépassait largement les frontières du cercle du Trarza…
Je revois encore nettement le Cadi Mohamedhen Ould Mohamed Vall die Méyèye. Il était un beau vieux, au visage rayonnant, plutôt civilisé, et sa tente magistrale plantée près d’une maison en béton était constamment animée à toutes heures de la journée par des visiteurs venant de tous les coins de la région et d’ailleurs.
Ses lourdes responsabilités religieuses et sociales ne l’empêchaient pas de s’occuper de tout ce monde hétéroclite. On sentait, autour de sa tente et dans un rayon de quelques mètres, l’odeur d’un parfum de qualité qui n’avait rien de commun avec les ‘’Dankouma’’, ‘’Kiki 44’’, ‘’Maty Guèye’’, ‘’Joli Soir’’ et autres ‘’Héliotrope blanc’’ très prisés en ces temps-ci dans les milieux aristocratiques.
Mes amis et moi avions l’habitude de rôder aux environs immédiats de cette tente pour chasser les odeurs d’origines diverses qui nous accompagnaient après une séance de cours, dans la petite salle où nous nous entassions comme des sardines en boîte.
Un jour, je jouais avec des enfants aux alentours de la boutique d’Ahmedou Bamba, quand le cadi me fit appeler par quelqu’un.
Lorsque je suis venu le voir, tout crispé et timide que j’étais, il m’a passé la main sur la tête et a glissé dans ma poche les premiers 100 francs de ma vie, en disant tout bas que je n’étais pas étranger sous ce toit. Il y avait près de lui, sa femme, la célèbre Mint Bahinnina qui me salua longuement et me chargea de transmettre ses salutations à ma grand-mère El Maalouma.
C’est beaucoup plus tard –trop tard même- que j’aurai une idée de la valeur historique, culturelle et littéraire de ce couple hors du commun.
En prenant congé du cadi, j’avais déjà la tête pleine de petits projets qui me semblaient irréalisables quelques instants auparavant et dont je venais à tout hasard d’acquérir le financement.
Je passai par-dessus le mur pour fausser compagnie à mes camarades de jeu et me dirigeai immédiatement vers la boutique de Meilid, à proximité du puits, à l’ouest du village, pour gérer ma fortune sans partage et dans la tranquillité absolue. C’était sans compter avec le destin… Devant moi apparut Bayenny, la terreur des enfants du village… Il était là, à une distance très réduite qui ne me laissait aucune marge de manœuvre. Sans peut-être vouloir me faire du mal, il me prit par le pan du boubou en grommelant des expressions d’une cohérence douteuse.
L’idée de trouver une issue à cette situation catastrophique me fit oublier l’objet de ma mission et j’eus la chance de pouvoir me débarrasser du boubou (avec les 100 frs en poche) et de prendre la poudre d’escampette. Ainsi, en un clin d’œil, je perdis toute la somme que j’ai acquise il y a dix minutes…
Je n’en fus nullement affecté car je mesurais à sa juste valeur le miracle de ma délivrance de l’emprise de ce personnage mystérieux.
Je me souviens d’avoir accompagné ma grand’mère Aicha Mint Manou, à deux reprises, chez le Saint Moctar Ould Mahmouden dont la notoriété légendaire était connue même aux environs de Boutilimit et surtout dans mon campement d’origine. C’était un homme d’âge avancé et de taille moyenne, accueillant et sans protocole, qui jouissait visiblement de l’admiration et de la vénération de son entourage. Sa grande tente regorgeait de visiteurs de toutes sortes.
Parmi les personnages les plus respectés du village, il y avait le vieil Ahmed Ould El Voudhail.
Les enseignants nous recommandaient de ne pas jouer à proximité de sa tente de peur de le déranger, car il était déjà au terme de sa vie. Je me rappelle bien de sa mort: J’étais au CP2 et l’école avait décrété une journée de deuil… C’est dire autrement que j’étais parmi les rares habitants de Boer-Toress (sinon l’unique) que la disparition de cet illustre personnage n’a pas particulièrement affligé.
Il y avait aussi un autre vieux qu’on présentait comme le fils du compagnon et disciple de Mhamed Ould Ahmed Youra. Il s’agit d’un nommé Ould Waled chez qui les enfants du village apprenaient le Coran cumulativement avec leur statut d’écolier. Ils disaient de lui qu’il avait le bâton facile.
(A suivre)