Après les nom, prénom et date de naissance, c’est le lieu de celle-ci qui situe administrativement tout individu. Sa nationalité dépend, elle, ordinairement de celle de son père. Mais sa démarche personnelle, qui va faire de lui un devenir actif et nanti de droits et devoirs croissants au sein d’une cité, plus généralement d’une commune – c’est-à-dire un citoyen, au sens ancestral du terme – n’est plus aujourd’hui considérée qu’en épiphénomène de cette nationalité. En route vers la mondialisation, on a oublié que le concret ne se développe qu’en quelque lieu, ici et maintenant… La série qui suit vous rafraîchira-t-elle la mémoire ?
Deux amis, familiers ou autres, s’installent côte-à-côte. Un troisième s’en vient, peut-être étranger. Un intérêt commun apparaît. Ainsi naissent les cités. Si chacun voit naturellement midi à sa porte, c’est au quotidien que se construira leur capacité à vivre ensemble – débat citoyen, donc, construit au pas même de chaque maison ; je dis bien citoyen et non pas politique dont la dimension n’apparaît qu’en aval, une fois correctement assises les fondations du voisinage ; encore moins national, contraint par d’autres limites (1) – et c’est tout aussi naturellement celui qui se révèlera le plus attentif à ses voisins, le plus responsable envers son environnement, le plus apte à résoudre les problèmes d’ordre communautaire, qui sera appelé à organiser les nécessités du collectif. Dans la complexité d’une cité, a fortiori d’une nation, fortes d’une histoire pluriséculaire et d’une pluralité phénoménale de relations, beaucoup d’autres paramètres entrent évidemment en jeu. Mais la base de tout cela, ce sont bien les plus simples relations humaines. De leur valorisation à chaque étage dépend la santé de tout l’édifice. Ne mettons donc plus la charrue avant les bœufs.
Des solidarités locales soutenues
Avant de discuter de systèmes politiques, d’envisager des réformes plus ou moins complexes qui seront toujours, quelle que soit leur valeur, d’abord perturbatrices avant de se révéler pertinentes, il convient de se consacrer à leurs fondations. À cet égard, il est certainement plus facile de développer un réseau de Solidarités de Proximité (2) (SP) en Afrique qu’en France. La vigueur des liens sociaux traditionnels – famille, tribu, ethnie – la toute jeunesse de la grande majorité des cités, la conscience que l’État ne peut pas tout faire, les références religieuses, la présence de nombreux organismes d’aide au développement, etc. : beaucoup d’éléments peuvent converger à cette fin. Il s’agit de les mobiliser en ce sens. Patiemment, à partir des gens eux-mêmes, de tel ou tel quartier volontaire pour en expérimenter la mise en place, en s’appuyant sur la Société civile existante, tandis que se discute, entre l’État et les PTF (3), l’harmonisation d’un plan d’implantation d’IPP (4) avec celui de l’aménagement général du territoire et ceux plus localisés d’urbanisme.
Développer de l’emploi dans un sous-quartier quelconque, en consacrant tout ou partie des bénéfices nets d’entreprises judicieusement implantées (5) au financement d’activités régulières de solidarité locale, choisies et menées par les habitants de ce même sous-quartier : un tel concept peut également contribuer à résoudre diverses problématiques brûlantes en Occident, notamment en France. Là encore et en dépit de l’urgence parfois aiguë de la situation, il faut agir à petits pas, en faisant largement appel aux associations locales existantes, fussent-elles religieuses, capables d’informer et de mobiliser les populations autour de leurs besoins réels, quotidiens, aisément identifiables et perceptibles par tout un chacun. Nous voilà désormais au cœur de l’enjeu citoyen : la construction de la responsabilité individuelle par l’action au sein du collectif.
On fait ainsi apparaître un principe : la citoyenneté n’est pas un état mais un devenir. Sitôt qu’une personne demeure plus de six mois au même endroit au cours d’une même année, le Droit international convient qu’il y a élu domicile. Son séjour est devenu résidence. Dès lors, le processus citoyen est en cours et doit être reconnu. C’est dans la participation à la vie de la SP locale (6) que tout résident, national ou étranger, a la meilleure opportunité de mettre en œuvre son sens des responsabilités publiques, sa capacité d’engagement au service de la collectivité, sans qu’on ait à considérer ses convictions religieuses, politiques ou philosophiques mais en lui laissant, bien entendu, toute liberté de les exprimer, sachant bien qu’en retour, leur exposition peut amener son voisinage à se détourner de lui. Il perdrait alors son point d’appui dans la cité et c’est à lui – et lui seul – de mesurer l’alternative.
Que l’élection du domicile suffise à la participation à la SP et, en fonction des décisions de celle-ci, de l’entreprise IPP ou autre assurant son fonctionnement, voilà de quoi instaurer un certain nombre de devoirs et, partant, de droits, déjà plus conséquents que ceux commandés par l’octroi du seul visa. L’engagement d’un étranger dans une activité de la SP de son domicile devrait ainsi lui garantir divers droits sociaux reconnus au moindre national. On aura compris l’esprit : plus on prend de responsabilités, plus les portes de la cité s’ouvrent. Cette étroite relation entre droits et charges librement consenties – versions dynamiques des devoirs – fondamentale dans la pensée musulmane, mérite d’être mieux explicitée dans le Droit international.
Devoir et droit
Avant d’aller plus loin, il convient ici d’examiner plus attentivement le socle de cette proposition : à chaque droit, au moins un devoir dont le plus fondamental, celui qui fonde le premier des droits : celui d’aller partout dans le Monde à sa guise ; est sans conteste le principe de non-agression. Le visa constitue la marque ordinaire, non seulement de ce pacte mais, aussi, de la protection qu’il implique. Dans l’état actuel de confusion grandissante des idées, il serait probablement souhaitable que ces propriétés soient systématiquement et explicitement formulées, dans un document annexe à tout visa, dûment paraphé par les parties. « Je m’engage à respecter les lois du pays qui me reçoit » et, en contrepartie, « l’État d’accueil s’engage à assurer la sécurité et le traitement équitable de son hôte, en toutes circonstances et transactions, le respect de ses valeurs, notamment religieuses, et à lui porter secours et assistance, en cas de besoin. » Dans un État islamique, on devrait même y ajouter « le traitement selon le Droit de sa communauté d’origine, en cas d’inculpation judiciaire » : à bien des égards, le visa constitue une forme sécularisée d’une jezzia temporaire.
Le principe de non-agression, c’est le niveau 0 du respect de la personne, au-dessous duquel s’agitent les variablement légitimes défenses et conflits d’autorité. Simultanément droit et devoir, il conditionne l’élévation dans l’échelle sociale. On comprend ainsi que tout agresseur perd, par principe, son droit à aller partout dans le Monde à sa guise – éventuelle incarcération à la clé – et s’expose à voir tous ses variables autres droits (résidence, citoyenneté, nationalité…) diversement remis en cause. Un bouleversement qui exige, au regard de ses conséquences, une analyse soignée de la faute présumée : il y a, par exemple, toute une gradation entre le jeu, la séduction et l’agression, dans les relations entre les individus… Bien des données parasites peuvent ici corrompre le jugement. Il n’empêche que le principe doit être posé clairement, puissamment médiatisé et universellement valorisé.
À l’inverse, l’élévation des droits, entendus ici en tant que pouvoirs – et celui de la fortune en est, de toute évidence, un des plus prégnants – doit impliquer obligatoirement un surcroît de charges vis-à-vis de la collectivité. Il existe ainsi un seuil de fortune au-delà duquel la contribution fiscale doit croître exponentiellement. L’illustration suivante devrait suffire à argumenter cette proposition. Soit un patrimoine rapportant un million d’euros chaque année. Taxée à 50 % – ce n’est évidemment qu’une pure hypothèse pour les besoins de ma démonstration – cette plus-value laisserait à son ayant-droit quelque mille trois cent soixante-dix euros par jour, assez loin, donc, du seuil de l’extrême pauvreté (7). Mais, dans le cas d’un patrimoine rapportant un milliard d’euros par an (8), taxerait-on ce revenu à 99 % que le « reliquat » n’en serait pas moins vingt fois supérieur (vingt-sept mille euros par jour, soit quelque onze millions de MRO !) au précédent. Monothéistes, posons-nous la question. Si ce genre de situation ne s’est jamais présenté aux fondateurs – Paix et Bénédictions sur Eux (PBE) – de nos religions respectives : à leur époque respective, l’austérité était autrement mieux partagée qu’aujourd’hui… ; comment devons-nous réagir aujourd’hui devant tant d’iniquité ? Manquerions-nous d’indications pour la traiter dans l’esprit de notre foi ? (À suivre).
NOTES
(1) : C’est ici rappeler la d’autant plus nécessaire distinction entre citoyenneté et nationalité que celle-ci peut être conditionnée par l’adhésion à une religion spécifique.
(2) : Un concept essentiel à l’établissement durable d’un vrai vivre-ensemble au plus local. J’en ai déjà beaucoup parlé, notamment en deux séries publiées voici quelques années : Solidarités de proximité publiée en Mars-Avril 2008 dans le journal « Horizons » (Nouakchott) et Citoyenneté en Islam, in « Le Calame », hiver 2012 ; et en reparlerai plus loin dans le présent texte.
(3) : Acronyme de Partenaire Technique et/ou Financier.
(4) : Immobilisation Pérenne de la Propriété, un concept naguère très développé dans les sociétés musulmanes sous le nom de waqf (arrêt, stop) ou hubs. Outil fondamental de développement de la citoyenneté en actes, comme je l’ai également maintes fois souligné, Il consacre le droit imprescriptible de tout propriétaire d’un bien quelconque à retirer celui-ci définitivement du marché, en le déclarant incessible et inaliénable par acte notarié, afin d’en consacrer l’exploitation au service d’une œuvre de son choix, selon des modalités gestionnaires précisées dans ledit acte. Il s’agit, en l’occurrence, de soutenir chaque SP par au moins une entreprise IPP.
(5) : Ici ou là en un ailleurs plus sécurisé ou tout simplement plus marchand. L’important est que leur personnel provienne, tant que peut se faire, de ce quartier et y réside.
(6) : Dont tous les membres adultes et mineurs sont inscrits sur son répertoire annuel transmis aux autorités communales, faisant ainsi office d’enregistrement de base.
(7) : Moins d’un euro par jour. Un milliard trois cent millions d’humains en sont à survivre aujourd’hui dans ces conditions. Le nombre de revenus privés supérieurs au million d’euros par an s’élèvent, eux, à quelque trois millions dans le Monde.
(8) : Il y en a plus de soixante sur notre planète commune. La taxation – mieux l’auto-taxation concertée… – de tout ce beau monde aux taux indiqués dans le texte, rapporterait au moins quatre mille milliards d’euros par an à la collectivité mondiale. Distribués à chaque pauvre et extrêmement pauvre de la planète, il élèverait de près de quatre fois le seuil de l’extrême pauvreté, relançant d’un coup la consommation, du plus local à l’échelle de la planète toute entière, avec bien évidemment de juteuses retombées sur les grandes fortunes – un bienfait n’est jamais perdu… – mais aussi une probabilité d’effets environnementaux fâcheux dont il s’agirait de réduire de diverses manières la force, en consacrant, par exemple, une part importante de cette redistribution à l’équipement d’IPP.