Un PS épistolaire est parfois utile. Dans certains cas, il s’impose, même s’il peut être aussi long que la lettre. Dans ma ‘lettre ouverte’ au Colonel Ould Taya d’il y a quelques semaines, je l’avais ainsi adjuré : « Libère-toi ! Libère-nous tous. En parlant, en assumant, (…) Tu feras triompher La Vérité, enfin. Ce faisant, tu contribueras à écrire une autre page de l’histoire de ce pays. Il t’appartient de décider quel Ould Taya tu veux que l’Histoire retienne. »[i] Il me paraît aujourd’hui nécessaire de préciser ce que je voulais dire par cette dernière phrase, un peu sibylline, il est vrai.
Sa réhabilitation à venir ?
Le pouvoir de Ould Ghazouani tel qu’il se configure, et la disgrâce (presque) consommée de Ould Abdel Aziz aidant, je ne doute pas que, très bientôt sans doute, à l’occasion de son très probable retour au pays, des efforts concertés pour la réhabilitation de Ould Taya vont se mettre en branle. Nous le savons, ses thuriféraires sont encore légion. Jusqu’ici ils se sont faits rares, les années Aziz ayant émoussé les ardeurs de certains et dompté les autres, à l’image d’un Boydiel qui, lui, aura alors un choix à faire, n’est-ce pas ? La perspective de son retour au pays ne manquera pas de faire sortir des bois (expression peu apte de nos jours, il est vrai) tout un monde de nostalgiques longtemps déshérités. Ce serait un bien étrange spectacle et une bizarre version d’une ‘justice poétique’ si l’on voyait la quasi-totalité de la classe politique et intellectuelle et les institutions de ce pays insister pour voir Aziz rendre compte de crimes (économiques, personne ne lui ayant imputé, pour autant qu’on le sache, de crimes de sang) dont il est accusé en même temps que d’autres forces essaient de ressusciter Ould Taya et l’absoudre.
Il me revient donc, à moi qui ai entretenu l’illusion audacieuse que Ould Taya puisse se décider à « se libérer et à nous libérer tous », de clarifier ce j’entends par « quel Ould Taya » le Colonel (j’insiste à dessein sur le grade) voudra que l’Histoire retienne. Quels que soient les efforts d’apologie que toutes ces belles âmes déploieront avec sans doute la même verve et la même opiniâtreté qui ont soutenu et son pouvoir et son ego pendant plus de vingt ans, l’Histoire ne retiendra qu’un des deux Ould Taya que je vais représenter. Je commencerai par celui qui s’est révélé à nous avec l’arrivée des militaires au pouvoir en 1978 (42 ans déjà et ce n’est pas fini), et surtout à sa prise du pouvoir un 12 Décembre 1984.
L’autre est un Ould Taya virtuel. Concevable (oh !si difficilement pour beaucoup), Il n’existe donc pas…encore. Le OuldTaya que nous connaissons va devoir le forger, l’enfanter au prix de ce qui ne peut être que violence sur soi, comparable peut-être à ce que nos marabouts décrivent comme « le Jihad » sur le « ennefs » (soi-même). Le Ould Taya des flagorneurs, c’est-à-dire de ceux qui auront pour tâche de le réhabiliter, n’existe pas, n’a jamais existé. Ils le savent, les mauritaniens aussi.
Le Ould Taya que nous connaissons
Le Colonel Ould Taya que nous connaissons a déjà un pied dans l’histoire…la petite histoire. Ses descendants n’en seront pas fiers et, à coup sûr, les générations futures de mauritaniens le honniront à l’unisson. Il n’y est entré que grâce à la sollicitude (mal-inspirée) du Lieutenant-Colonel Ould Haidalla, qui -parait-il- usa de son influence pour le faire ajouter à la liste des membres du Comité Militaire de Redressement National créé au lendemain du coup d’état du 10 Juillet 1978,au succès duquel Ould Taya n’a joué aucun rôle. Il se fera un plaisir de trahir ce même Ould Haidalla (après l’avoir servi obséquieusement, bien sûr) et l’envoyer dans les cachots insalubres et infestées de moustiques de Tamchakett et Kaedi. N’était-ce ce coup de pouce de Ould Haidalla, ce Ould Taya serait resté…sans histoire, malgré son rôle (toujours minime) dans les suites de l’attentat de Néma au lendemain de l’indépendance, comme officier du renseignement militaire lors des violences intercommunautaires de 1966, son passage comme aide de camp du président Moktar Ould Daddah, son équipée sans éclat dans la guerre du Sahara (qu’il a tenté d’ailleurs éviter, selon quelques témoignages).
Selon des indices concordants (qu’une dé-classification prochaine des archives de la présidence de François Mitterrand confirmeront sans doute), ce Colonel Ould Taya aurait pris le pouvoir dans son pays grâce à l’appui logistique et au concours multiforme, sinon à l’initiative et instigation d’une puissance étrangère. S’il y a une autre illustration de ‘trahison’ ou ‘d’intelligence avec une puissance étrangère’ dans le code de conduite militaire ou dans le code pénal mauritanien, je voudrais la connaître ! Ce même Colonel Ould Taya n’a-il pas envoyé au peloton d’exécution et au mouroir de Oualata pour bien moins que cela ? Ce Ould Taya aura été le seul officier supérieur de l’histoire des nombreux coups d’état en Mauritanie qui a dû sa prise du pouvoir à l’intervention active d’une puissance étrangère. Ce qui n’empêchera pas ceux qui auront bientôt la rude mission de le réhabiliter de susurrer que c’était un ‘nationaliste’, un ‘patriote’, et ceux qui veulent les croire d’avaler si grosse couleuvre !
A son arrivée au pouvoir, ce Colonel Ould Taya, ayant cultivé une image d’officier ‘détribalisé’, de progressiste, et même de démocrate (au placard), s’est fait un plaisir de trahir tous les espoirs placés en lui, une fois son pouvoir consolidé. Dans cette Afrique des années 1980 aux nombreux régimes militaires faisant face à toutes sortes de revendications de leurs peuples, ce Colonel à l’ego si fragile s’est assuré de transformer en une tragédie nationale des revendications politiques légitimes, même exprimées en termes communautaristes sans concession, parce qu’offensé que ce fut au cours d’un forum international (Sommet de l’OUA de Harare, 1986). Pétris de complexes de toutes sortes, ce Colonel-là ne pouvait pas ne pas personnaliser l’affront tout en utilisant la puissance de l’État pour assouvir ses instincts meurtriers, faisant au passage des centaines sinon des milliers de victimes innocentes. Il n’hésita pas par ailleurs à laisser mourir son bienfaiteur et mentor (un diplomate et poète) des conséquences des mauvais traitements que lui et ses compagnons d’infortune subirent des mois durant. Ce Colonel n’a pas bronché lorsqu’il apprit, sans doute à la minute, que 28 de ses compatriotes noirs en uniforme ont été pendus pour célébrer la fête de l’indépendance de son pays (un 28 Novembre 1990). Il n’a pas non plus fait « ce que son devoir d’officier » lui commandait lorsqu’il apprit que des centaines d’officiers et de soldats, noirs aussi, ont été assassinés (parfois avec un sadisme inouï), que des populations civiles ont été massacrées et faites victimes d’exactions inhumaines dans plusieurs endroits du pays. Bien au contraire, ce Colonel a tout fait pour escamoter, couvrir, ces crimes, y compris en faisant passer une loi scélérate pour garantir l’impunité aux responsables présumés de ces crimes, le premier d’entre eux étant lui-même, en tant que Chef de l’État.
Affublé qu’il était par ce que le légendaire Habib Ould Mahfoud, en fin connaisseur de Ould Taya, avait appelé son isolement et profond ‘complexe de persécution’[ii], ce Colonel-là n’avait pas hésité non plus à faire couler le sang de ses compatriotes pour conserver le pouvoir lorsqu’il perpétra le holdup électoral du siècle en 1992. Pour se soustraire aux pressions des ONG internationales des Droits de l’Homme et à celles d’un Département d’État américain à la mémoire longue qui voulait lui faire payer d’avoir pris fait et cause pour son mentor Saddam Hussein en 1990-91, ce Colonel (fier ‘nationaliste arabe’, n’est-ce pas ?) succomba aisément aux pressions de Madame Madeleine Albright et, sans vergogne, établit les relations diplomatiques normales avec l’État d’Israël. Une trahison (une de plus !) qui a sans doute fait faire des pirouettes à Michel Aflagh et compagnie dans leurs tombes. Je vous donne donc ici celui qui a façonné, dans le sang de ses compatriotes noirs, l’arabité exclusive de son pays !
‘Mais’ (voulant changer rapidement de sujet), rétorqueront ses laudateurs, ‘contrairement à qui vous savez, Il n’était pas porté sur l’argent ! Il n’a pas détourné l’argent public à son profit personnel’. Peut-être bien que le bon Colonel ne s’intéressait qu’au pouvoir ! Mais il s’est assuré que sa parentèle (et alliés) fissent main basse sur l’économie du pays, et en assurèrent le monopole entier. Cyniquement, afin de mieux les contrôler, il laissa ses affidés dans les hautes sphères de l’État piller le pays à tour de bras et les encouragea, eux et leurs sous-fifres, à faire des « réalisations » personnelles dans leurs régions en puisant sans gêne dans les coffres de l’État et de ses établissements publics et parapublics, laissant la majorité des mauritaniens dans la misère. Pendant plus d’une décennie, selon un rapport de la Banque Mondiale,[iii] perfidement publié seulement après qu’il ait été chassé du pouvoir, ce Colonel avait permis à ses collaborateurs chargés de l’économie de concocter de fausses données sur l’économie et d’établir des politiques dites de ‘développement’ sur la base de ces données fabriquées de toute pièce et donc non seulement inutiles mais durablement préjudiciables au pays. Damné pour ses décisions au plan politique et social, au plan économique, ce Colonel ne pourra pas non plus se prévaloir de n’avoir pas personnellement pillé le pays. Comme Chef de l’État, Il a fait pire.
L’on ne pourra pas ne pas mentionner qu’il a aussi présidé à la mascarade que fut la campagne du « livre » sur le nécessité de lire, sans avoir sans doute lui-même lu un seul livre durant toute la durée du tapage médiatique éhonté. Ce ne fut là, en fait, qu’une autre prétexte, cousu de fil blanc, pour saigner le pays au profit de la même coterie de voraces qui l’entourait.
Enfin, mortifiant pour celui qui, ayant, pensait-il, mis le pays sous coupe réglée, semblait s’apprêter à passer le pouvoir à un de ses rejetons, à la Omar Bongo ou Husni Mubarak, s’est laissé surprendre, comme un amateur, par les deux hommes en qui il avait placé toute sa confiance, qui l’obligèrent ainsi à raser les murs de quelques capitales subsahariennes avant de se réfugier au Qatar et ainsi se mettre hors d’atteinte des juridictions à compétence universelle. Ce Colonel Ould Taya s’est ensuite muré dans un silence méprisant que rien, mais rien, ne devait rompre, pas même les frasques de Aziz lorsque celui-ci se mît à déconstruire avec délectation ce que ce pays comptait de plus emblématique. Ce silence n’aura fait que démontrer le dédain qu’il semble avoir toujours nourri pour ce pays et ses habitants.
Enfin, ils s’en trouveront qui objecteraient encore ‘voilà un portrait bien sombre de Ould Taya ! N’a-t-il donc absolument aucune qualité’ ? Comme tout être humain, il a sans aucun doute des qualités. Sens élevé de l’État, de la justice ?patriotisme ? intégrité ? compassion ?honnêteté intellectuelle ? équité, etc ? S’il avait/a ces qualités, celles-ci ne se sont certainement pas manifestées lorsque le pays en avait bien besoin. C’est donc le Colonel Ould Taya décrit ci-dessus qui est déjà entré dans l’histoire de la Mauritanie de la deuxième moitié du 20eme siècle, et qui se dirige résolument vers la petite porte marquée « Attention : Poubelle ». C’est bien ce Colonel Ould Taya que certains s’échineront bientôt à vouloir réhabiliter.
‘Good luck’ ! persifleraient Les anglo-saxons.
L’alternative est le Ould Taya virtuel, toujours concevable malgré tout. Généreusement.
Le Ould Taya potentiel
Quinze ans presque jour pour jour après avoir perdu le pouvoir de la même manière dont il s’en était accaparé, après de nombreuses nuits blanches à méditer, à faire face à (ce qui reste de) son destin et, peut-être bien, après avoir lu la ‘lettre ouverte’ d’un obscur professeur, Ould Taya décide de prendre le taureau par les cornes, de franchir le Rubicon. D’oser forger un autre Ould Taya pour l’Histoire. Il n’attendra pas de publier ses mémoires, ce n’est pas son style. Il fera une brève déclaration solennelle, pour le moment. Il élaborera et agira plus tard. Ce Ould Taya écrira la déclaration solennelle qui suit. Mieux, pour plus d’effet, il organisera un point de presse pour la lire, comme jadis, ses discours à la nation:
« Chers compatriotes, à la veille de mon retour dans mon pays après quinze ans d’exil, je voudrais vous dire ce qui suit : ‘Après mûre réflexion, j’ai décidé qu’il est de mon devoir de contribuer sans plus attendre aux efforts de construction d’une Mauritanie plus égalitaire dans sa riche diversité, plus unie, plus juste, plus solidaire et prospère dans laquelle toutes les filles et tous les fils du pays se reconnaissent fièrement. Je suis convaincu que cette Mauritanie est possible et qu’elle passe par la réconciliation des cœurs et des esprits.
Je m’attèlerai, quant à moi, désormais, à œuvrer sans relâche pour en faire une réalité. Je suis conscient que durant mon passage à la tête de l’État, des évènements fort regrettables dont je dois, aujourd’hui, en tant que Chef de l’État d’alors, en assumer l’entière responsabilité, se sont produits. Nous devons tous reconnaître qu’il est grand temps que toute la lumière soit faite sur ces évènements afin d’en tirer toutes les leçons et de pouvoir les dépasser. Je fais miennes les exigences de vérité, de justice, de magnanimité et de réconciliation, aucune ne pouvant se réaliser sans l’autre. Pour entamer ce long processus, je demande au président Mohamed Ould Cheikh Ghazouani de demander à l’Assemblée Nationale d’entamer sans délai le processus devant conduire à rendre caduque la loi 23/93 du 14 juin 1993 et la remplacer par une loi qui reflète ces exigences. Je lui demande également de prendre les mesures appropriées pour engager la nation sur la voie du renouveau selon les mêmes exigences. A ceux qui m’ont soutenu ou qui ont fait partie des différents gouvernements et administrations, et des forces armées et de sécurité durant mes mandats à la tête de l’État, je les engage à participer pleinement et honnêtement au processus, y compris à témoigner consciencieusement et participer aux efforts pour rétablir tous les faits dont ils ont eu connaissance, relatifs à ces évènements, comme je le ferai moi-même, le moment venu. D’ores et déjà, Je demande pardon au peuple mauritanien pour ma part dans ces évènements si douloureux et leurs conséquences, et surtout aux victimes et à leurs familles pour les souffrances et préjudices qui en ont résulté. Je salue tous ceux qui ont œuvré jusqu’ici à les aider à y faire face. Je vous remercie.»
Voilà ce qu’un Ould Taya –aujourd’hui virtuel --touché par la grâce, peut dire (et plus tard prouver qu’il assume chacun des mots de cette déclaration par des actions correspondantes) pour tenter de faire oublier l’autre Ould Taya (celui que nous connaissons bien) et dont une partie seulement du portrait a été esquissée ci-dessus. Encore une fois, il n’existe pas d’autre Ould Taya, n’en déplaise à ses glorificateurs. Mais ce Ould Taya potentiel, va-t-il se manifester pour être celui qui entre dans l’Histoire de ce pays ?
Pour finir, à l’exilé du Qatar, je dirai simplement: « Allez, un petit effort, Colonel ! » et j’ajouterai, « le Temps, Colonel ! Le Temps n’a plus le temps. Tic-tac, tic-tac, tic-tac. »
[i]Voir http://www.lecalame.info/?q=node/10238
[ii]Habib Ould Mahfoudh, “La Tension,” Al Bayane, No. 6,22-28 Janvier, 1992 (Supplément), 2.
[iii]Voir République Islamique de Mauritanie, Rapport sur la révision des données macroéconomiques 1992-2004, Nouakchott, Juin 2006 ; et Boris Samuel, “Trajectoires technocratiques et instabilité politique en Mauritanie 2003-2011,” Les Études du CERI (CNRS) No. 178, Octobre 2011.