En 1983, à la simple question : « En quelle année es-tu né ? » ;il est encore fréquent de s’entendre répondre, en brousse :« 1940 peut-être, 1941 ou 1942. L’année des sauterelles en tout cas. » Quant à la personne morale constituée dans l’humilité d’un village, à mille milles du moindre juriste moderne, c’est plus que du chinois : la lune, disais-je plus haut. « La tradition étant orale, la preuve du droit l’est également » (1). Exit donc la quasi-totalité des propriétés collectives que la structure, même non-juridique, d’inaliénation aurait dû protéger. Ne subsistent de fait que les tenures visiblement exploitées au moment de l’entrée en vigueur de la loi (2) en continuation de celle de 1960 (3) et en application « impeccable » du Droit islamique : lorsque la propriété du sol ne peut pas être établie c’est l’occupant trouvé sur la place qui est investi de celle-là (4). La position de l’État se résume alors à une stratégie d’attente. Tant qu’aucune contestation ne surgit, la terre demeure bien « tribal », quoique bien évidemment l’adjectif, tabou dans le Droit moderne, ne soit jamais formulé. Mais au moindre différend, l’administration procède à l’individuation de la propriété, divisée en lots attribués selon le processus sus-décrit.
À l’inadaptation des procédures, se superposent les « problèmes de l’illettrisme et de l’anal-phabétisme » (5) : le cercle des requérants de concessions se réduit bigrement. Ainsi s’organise très officiellement « l’aliénation des inaliénations » coutumières au principal profit de grands commerçants, notables et hauts cadres de l’administration, via l’alibi du Domaine. D’autant plus que les pouvoirs publics insistent lourdement sur la nécessité de se garder « d’accorder des autorisations d’exploiter à des collectivités traditionnelles, pour éviter toute confusion pouvant perpétuer la situation à laquelle la loi à voulu mettre fin » (6). Difficile d’être plus explicite…
Ne prévoyant « aucune procédure de règlements des conflits, en particulier entre éleveurs nomades et sédentaires agriculteurs, ni même de spécifications zonales, pour sauvegarder les intérêts des uns et des autres » (7), le nouvel « ordre » foncier conduit tout droit aux désordres sociaux de 1989. En attendant le drame, le retour d’un cycle humide ramène un nombre croissant d’agriculteurs sur leurs territoires coutumiers de travail désormais très désorganisés. De vieilles relations de complémen-tarité, notamment entre halpulaar Moodi Nalla et zawayas du Trarza (8), sont mises à mal par la multiplication de situations confuses, envenimées par l’apparition de nouveaux propriétaires terriens étrangers à la région et obnubilés par des considérations productivistes hors contexte.
Spéculation aiguisée
Les échecs des grands périmètres aménagés sont pourtant patents : surcoût de mise-en-œuvre, lourdeur des infrastructures, mécanisation à outrance, sans construction suffisante d’environnement technique, problèmes juridiques fonciers et participation nulle des populations locales (9). 40 % des petits et moyens périmètres attribués par les gouverneurs locaux ou le ministre des Finances ne sont ni aménagés ni exploités. Avec le retour des pluies, la spéculation s’aiguise et les occupations illégales se multiplient : la gazra de Nouakchott s’étend en brousse. Plusieurs circulaires entendent limiter ces excès, en doublant les délais d’obtention de concession définitive (10), en régularisant la situation des occupants illégaux (11), en ordonnant enfin la « cessation de toute nouvelle attribution dans le Trarza, tant que les opérations de régularisation ne sont pas terminées » (12).
La part de PIB du secteur primaire, qui représentait 31 % en 1980 n’en constitue plus que 25 % en 1998, dont moins du tiers peut être attribué à l’agriculture, malgré les énormes investissements consentis pour la riziculture. Le tableau n’est guère brillant, contrastant singulièrement avec la situation de l’autre côté du fleuve où, sans être exemplaire, l’intervention de l’État sénégalais dans le foncier rural n’en a pas moins préservé une grande partie du système traditionnel : la participation populaire est conséquente, les résultats productifs en rapport, même si cette politique d’intégration a généré elle aussi de variables difficultés (13). Dans les années 90, on s’efforce en Mauritanie de rectifier le tir. Les grands programmes de lutte contre la pauvreté (CSA, CSLP) et de gestion environnementale (PAN, PANE, PDIAIM) entendent promouvoir de très intégrées stratégies participatives, lumineuses sur le papier (14), plus besogneuses sur le terrain. Car la fracture entre le global et le local (15) y est désormais consommée.
Comment la réduire ? Tout le monde en convient et les recommandations des spécialistes le répètent avec insistance : une actualisation intelligente des antiques systèmes de solidarité, insérée dans une politique de soutien appuyé à toutes les nouvelles formes de solidarités citoyennes, semble la clé d’une telle thérapie. Par sa plasticité, sa capacité immédiate d’intégration locale, ses possibilités étendues de connexion avec des outils et organismes plus globaux de gestion, le waqf constitue, sinon le meilleur, du moins un des plus précieux remèdes à ce drame. Comment exploiter le concept dans la situation actuelle du pays ?
Un devoir permanent
Les modalités de la construction mauritanienne de l’État laissent pressentir une situation difficilement cernable : en ce sujet comme en tant d’autres, l’informel demeure la norme. En s’en tenant au strict cadre des awqafs juridiquement reconnus comme tels (16), on s’aperçoit que seule une faible proportion de ces biens est gérée dans un cadre officiel.
Les indices à l’appui d’une telle assertion ne manquent pas. Il semble ainsi impossible (17) de connaître le nombre actuel, même approximatif, d’animaux haboussés dont nous avons signalé plus haut la réalité dans la société maure. La plupart d’entre eux relèvent de situations anciennes qui perdurent silencieusement en l’absence de litiges entre les bénéficiaires. Quelques immobilisations inédites apparaissent probablement chaque année, parfois à ce point limitées qu’on a peine à imaginer la pertinence, un jour, de leur recensement.
Citons l’initiative d’un de mes amis (18) qui vient de mettre en hubs le plus beau de ses jeunes boucs. « Cela lui assure une vie loin du couteau », m’explique-t-il en riant, « et contribue à organiser une relative sélection du cheptel. » Théoriquement, cela va même plus loin : une stricte lecture de l’inaliénation du bien waqf pourrait inciter mon ami et les héritiers de son cheptel (nadhirs naturels du bien) à toujours entretenir celle-ci, en remplaçant systématiquement le bouc décédé.
Cette réflexion nous amène à ouvrir une très importante parenthèse concernant le problème des biens haboussés périssables. Si la majorité des oulémas maures ont traditionnellement penché vers la non-conformité de tels biens avec le principe du waqf(19), la pratique a consacré l’avis de la minorité, en y incluant la nuance de lecture susdite. Le « mizwid al hubs », le grenier du habous, en est l’exemple typique. Soit une réserve de grain constituée en waqf. L’appellation « hubs » implique un devoir permanent : celui de compenser systématiquement ce qui est consommé ou gâté afin que la chose immobilisée soit toujours renouvelée(20). (À suivre).
NOTES
(1) : Yaquba Aboubacry Bâ – ouvrage cité – p 437 – Et monsieur Bâ de conclure : « Le formalisme juridique s’implante très difficilement en milieu rural ».
(2) : Soit plus de dix ans après le début de la sécheresse : on a beau jeu alors d’appliquer l’article affectant automatiquement au Domaine de l’État « toute terre inexploitée depuis plus de dix ans »…
(3) : « Emprise évidente et permanente sur le sol », voir plus haut.
(4) : Yahya ould El Bara – ouvrage cité – p 61.
(5) : Mamadou Diop – ouvrage cité – p 373.
(6) : Cité par Olivier Leservoisier – ouvrage cité – p 179.
(7) : « En dehors de la notion on ne peut plus sibylline d’espace vital des communautés rurales » – Mamadou Diop – ouvrage cité – p 372.
(8) : Qui furent de très efficaces vecteurs de la paix intercommunautaire dans la région du fleuve.
(9) : « En 1975, le seul périmètre M’Pourié représentait 61 % des surfaces irriguées : en 1988, le total des grands périmètres n’atteint pas 17 % » – Olivier Leservoisier – ouvrage cité – p 149.
(10) : De 5 à 10 ans donc, avec constat d’exploitation constante sur au moins trois années – circulaire du 31/01/1990.
(11) : Circulaire du 28/08/1990.
(12) : Circulaire du 22/11/1992.
(13) : Qui tournent toujours autour des disparités historiques, sociétales et donc juridiques entre l’Occident et l’Afrique…
(14) : La lecture des différents rapports et recommandations édités par les organismes internationaux est à cet égard édifiante.
(15) : Elle s’exprime sur le plan sociologique par ce brutal constat : « le pays doit importer plus de 70 % de ses besoins en produits alimentaires » (p 70) ; et sur le plan écologique par le suivant non moins redoutable : « le cheptel national compte 3,5 millions d’unités de bétail tropical (UBT), alors que la capacité fourragère ne peut en année normale couvrir les besoins que de 2,5 millions d’UBT » (p 16) – Nations Unies, ouvrage cité – C’est en dizaines que se chiffre chaque année la disparition des variétés végétales constituant le biotope mauritanien…
(16) : C’est à dire : entrant dans la classification retenue par les oulémas mauritaniens, que nous avons présentée en fin du second chapitre de la présente partie. Ignorons, donc et pour l’heure, les terres waloo et autres biens collectifs.
(17) : D’une manière évidente, à notre humble niveau. Et même à un niveau d’investigations statistiques autrement conséquent, il n’est guère certain d’obtenir, compte-tenu des fortes réticences populaires à préciser quoi que ce soit de leurs revenus, un panel d’informations suffisamment fiable pour avancer en ce domaine fort privé des droits personnels en terres d’islam…
(18) : Sans ce lien intime, il m’eût été difficile de connaître cette pratique…
(19) : Les cas du blé et des pièces d’or ont été ainsi analysés : le premier « peut s’avarier », les secondes « sont exposées à des fluctuations aléatoires » – Yayah ould El Bara, ouvrage cité, p 15 – Notons que de tels arguments, dans le contexte de l’économie de marché, excluraient de l’immobilisation en waqf pratiquement tous les biens…
(20) : Yahya ould El Bara, ouvrage cité, p 15. Cette notion nous semble décisive dans la modernisation du concept, nous y reviendrons en troisième partie.