Le Waqf […] La Mauritanie […] – 13/Par Ian Mansour de Grange

25 March, 2020 - 23:41

« C'est la colonisation qui, ici comme ailleurs, a défini l'État » (1). Nous aurions tendance à dire : ici bien plus qu'ailleurs. Car, que ce soit au Maroc ou au Mali voisins, les traditions administratives ne datent pas de l'occupation coloniale. Certes celle-ci a généré partout une approche singulièrement différente, sinon de l'exercice du pouvoir, du moins de son organisation. La grande nouveauté dans toute l'Afrique occupée, c'est le développement d'un droit positif centré sur une dialectique privé/public quasiment inintelligible aux masses populaires, surtout au Sud de l'Atlas ; mais pas seulement : même en des espaces aussi civilisés que le royaume Chérifien ou l'empire Ottoman, les frontières entre le privé et le public n'étaient guère tranchées, nous l'avons vu, et de très hautes autorités confondirent allègrement les genres, d'autant plus, notons-le en passant, que les administrateurs européens ne furent pas toujours exemplaires en la matière.

À ces approximations viennent s'ajouter une méconnaissance crasse du milieu conquis. Présents dès le milieu du 17ème siècle à Saint-Louis du Sénégal, les Français y vivent en vase clos, refermés sur leurs seuls intérêts commerciaux et ne s'aventurent dans la conquête du fleuve qu'au 19ème siècle. Après l'échec d'une colonisation agricole pacifique – refus des populations d'aliéner les terres collectives et de fournir de la main d'œuvre, problème de la salinité du delta (2) – ce sont les militaires qui occupent le sol, achevant d'annexer le FutaaTooro en 1891 et favorisant le retour, sur la rive droite du fleuve, des tribus halpulaar chassées par les Maures hassanes au siècle précédent (fondation de nouvelles cités : Wali, 1897 ; Mbout, 1904, etc.) (3). La redistribution des terres dont les Français se jugent à leur tour propriétaires, non seulement ignore les contingences intertribales mais suscite, de surcroît, des conflits endo-ethniques (Hal pulaar des rives droite et gauche, en particulier).

 

 

Confusions futures

Coppolani, le « pacificateur » de la Mauritanie, apparaît comme un cas d'exception. Il a étudié l'arabe et le Droit malékite : c'est la cause majeure de son succès qui influera positivement sur la politique française en Mauritanie. On lui doit probablement le décret du 23/10/1904 reconnaissant l'existence de droits coutumiers ; certainement pas celui du 24/07/1906 (4) ambitionnant de développer la propriété privée : celui-ci ressemble vraiment à un songe creux de gratte-papier, totalement décalé de la réalité mauritanienne de l'époque. On a, insuffisamment semble-t-il, souligné cette ambivalence de l'administration française, source de bien des confusions futures.

Les décrets du 8/10/1925 et du 26/07/1932 développent à nouveau le thème de la pleine validité du droit coutumier mais celui du 15/11/1935 définissant le concept de terres vacantes et sans maître s'y oppose notoirement (5). De fait, la contradiction révèle un sourd processus d'aliénation du foncier combattu par des résistances multiples mais strictement localisées : l'espace mauritanien est vaste, souvent désert...  Sur le plan des droits individuels, de nombreuses terres sont attribuées à condition de métayage « affranchisseur » : les esclaves y travaillant dix à douze années doivent être libérés au terme de leur contrat (6). Cette mesure s'inscrit, pour sa part, dans une lecture correcte du Droit islamique où l'esclave a droit d’acheter sa libération et le maître, devoir de lui en laisser l'opportunité. Plus globalement, si rien n'est entrepris encore au niveau du Droit privé, la notion de domaine public est définie dès le décret du 29/08/1928 : petit à petit, on avance vers l'individuation des structures physiques et sociales mais qui entend la démarche ? Une poignée d'hommes, guère plus, à l'aube de l'Indépendance...   

Les enjeux globaux ne paraissent perçus par quiconque en cette fin de période coloniale ; ni par les dominants ni par les dominés, les uns et les autres engoncés dans des concepts trop intériorisés pour être relativisés. Matérialisée par des objets stupéfiants (voitures, avions, canons, etc.), la puissance militaire et industrielle des occupants bouche d'autant plus l'horizon qu'une réelle plus-value commerciale se dégage des inédits rapports de sujétion. « Le facteur essentiel de la transformation issue du colonialisme est le développement [surtout après la seconde guerre mondiale, ndr] d'une production pastorale marchande »(7) qui alimente le marché sénégalais. Le cheptel bovin est particulièrement sollicité. Or ses déplacements sont limités et ses besoins en eau considérables. Ordonnés par les Français sur de sommaires calculs productivistes, les forages de puits se multiplient, dépassant le millier dans les années 50. Masquée par des années de bonne pluviométrie, la surcharge des équilibres écologiques se développe à un rythme effréné et l'incohérence des mouvements transhumants, confortée par la politique foncière inadaptée du pouvoir, est de moins en moins absorbée par l'organisation traditionnelle des parcours.

Non pas, bien évidemment, que le bilan colonial soit totalement négatif : il l'est juste globalement, dans la déstructuration évidente des équilibres socio-écologiques et, pour en instruire le procès, il faut se replonger dans l'ambiance mondiale de l'époque. Le projet mécaniste occidental (8) à l'œuvre depuis plus de trois siècles est alors à son apogée. Les États-Unis et l'Union Soviétique rivalisent de réalisations monumentales où s'accumulent des quantités sensées régler tous les problèmes de l'Humanité. Dictature de la croissance et de la toute-puissance de l'État...  Dans cette perspective, le potentiel minier mauritanien absorbe l'esprit des planificateurs colons et cet éblouissement sera, tout « naturellement » légué aux administrateurs néophytes mauritaniens, « indépendants » à l'aube des années 60.*

 

Droits coutumiers

Le premier conseil de gouvernement de l'État en gestation se tient sous une tente : tout un symbole significatif aujourd'hui de l'énorme labeur accompli en moins de cinquante années. Nouakchott compte plus de huit cent mille habitants en 2006 : elle  en dénombrait moins de trois mille en 1960. Près de 80 % de la population n'avaient alors pas de domicile fixe : sédentariser constituait un des maîtres-mots du nouveau pouvoir. Avec l'aide de la coopération internationale, surtout française, la cadence des forages de puits s'accélère : on en recense trois mille (9) en 1970. Les ouvrages hydrauliques prolifèrent le long du fleuve, surtout dans la décennie suivante. Visant à développer l'agriculture intensive, ils limitent d'autant les pâturages. La contradiction flagrante entre le développement du cheptel et la diminution du potentiel fourrager avive la compétition entre les agriculteurs et les éleveurs.

L'activité légale n'a certes pas éclairci les choses. La loi du 2 Août 1960 fixe, par exemple, le domaine privé de l'État. Géré par le Ministère de l'Économie et des Finances, il traite notamment des « terres vacantes et sans maître », de celles « inexploitées depuis dix ans » et de celles enfin « acquises » par  l'État. Mais qui comprend la notion de domaine privé de l'État ? Celle de personne morale qui l'explique ? Où se situent ces fameuses terres ? Qui consent à ce transfert de souveraineté foncière ? On reconnaît dans le même texte les droits coutumiers qui « comportent une emprise évidente et permanente sur le sol » (10) et ceux « sur les pâturages, les forêts et les salines restent soumis aux règles du Droit musulman » (11). La démarche s'inscrit dans le droit fil des incertitudes coloniales. Dans l'incapacité de penser en termes dynamiques l'altérité entre Droit moderne occidental et Droit coutumier local, le pays plonge inexorablement vers une schizophrénie administrative où va se construire un monstre hybride soumis aux pires dérives communautaristes.

L'intégrité des responsables gouvernementaux – du moins dans un premier temps – n'est évidemment pas en cause et les réalisations remarquables témoignent de leur engagement au service de la Nation. « La petite bureaucratie héritée de la colonisation aura longtemps gardé des mœurs frugales » (12), dans une sorte de bulle lisse à distance du peuple réel, nomade, qui « tourne encore très largement le dos à une administration dont il n’a pas besoin » (13). On pense alors, en toute bonne foi, réaliser « une synthèse harmonieuse entre les modes de vie sédentaire et nomade » (14). Cependant « les effets de la parenté sur l'ordre politique ne disparaissent pas mais prennent la forme du clientélisme et du notabilisme [...] » (15).

Les conditions dramatiques des années 70, sécheresse et guerre, radicalisent brutalement la situation : l’administration publique est débordée par un déferlement  populaire totalement décalé de l’univers étatique. La situation explosive propulse au pouvoir les militaires, sous fond d'exode rural massif et de perfusion financière prolongée en provenance de l'étranger, déterminant une économie artificielle, de plus en plus axée sur la spéculation, le népotisme et la corruption. Entre État de Droit et « Campement Suprême », l'entité directionnelle nepeut « s'identifier ni à l'un ni à l'autre » (16), faute de cadre conceptuel adapté, et la caravane dès lors louvoie au gré des courants tribaux dominants.

En cette dynamique, l'État, prolongement du colonialisme, apparaît dans l'imaginaire populaire en agresseur « maximus » de l’organisation sociale traditionnelle. La position justifie tout aussi bien la « résignation qui conduit aisément à la servilité » (17) que la résistance : entre courbette et bravoure, s’impose en tout cas la razzia ; à l'extrême : le jihad. Placer ainsi un ou plusieurs membres de sa famille, de sa fraction, de sa tribu, au sein de l'appareil de l'État : ruse de guerre. Mais une fois dans la place, on s'aperçoit que le lieu est bien commode pour affermir sa position personnelle, plus souvent d'ailleurs que celle de sa tribu au demeurant vigilante, pour sa part, à ses ouailles ; plus précisément à ses intérêts partisans. L’assimilation des concepts européens se construit ainsi dans l’exaltation de deux égoïsmes compétiteurs : l’un individuel, l’autre tribal ; à un prix exorbitant : l’oubli de leur qualité morale.

Les décennies 70 et 80 consacrent la rupture décisive des équilibres socio-écologiques de la Mauritanie. Entre les structures traditionnelles et modernes apparaît alors un monde interlope, bouillonnant d’activités et de contradictions : lesecteur informel. Sous son apparence d’entropie, c’est le creuset réel de la nouvelle société mauritanienne. (À suivre).

 

NOTES

(1) : Élyould Mohammed Vall – in « Jeune Afrique » N° 2334 du 2 au 8/10/2005.

(2) : Olivier Leservoisier – ouvrage cité – p 137.

(3) :  Olivier Leservoisier – ouvrage cité – p 68.

(4) : Coppolani meurt en 1905.

(5) : Voir, plus haut, l'inexistence de terres sans maître, notamment chez les Hal pulaar.

(6) : Olivier Leservoisier – ouvrage cité – p 93.

(7) : Pierre Bonte – ouvrage cité – p 204.

(8) : Singulièrement résumé dans « L'arithmétique politique » de Sir William Pety (17ème siècle). Il y est notamment affirmé que les actions et les mouvements des masses populaires, de tout être vivant, du Réel dans son ensemble peuvent être mathématiquement mesurés,  projetés, manipulés et contrôlés : vaste programme, tudesque utopie...

(9) :Pierre Bonte – ouvrage cité – p 206 – À comparer (voir plus haut) aux deux cent seize puits de la fin du 19ème siècle...

(10) : « Or, non seulement, chaque crue fait disparaître les traces de l'exploitation du sol mais, encore, de mauvaises conditions climatiques accentuées par l'absence d'aide économique aux agriculteurs peut entraîner de toute culture l'abandon durant plusieurs années ». Olivier Leservoisier – ouvrage cité – p 170.

(11) : Anonyme – « 100 questions sur le Domaine » – Ministère de l'Economie et des Finances – p 16.

(12) : Abdelwedoudould Cheikh – in « Nouakchott, capitale de la Mauritanie » – p 145 note 19.

(13) :AbdelwedoudouldCheikh – ibid. – p 143.

(14) : Turkia Daddah – in « Nouakchott, capitale de la Mauritanie » – p 10.

(15) :Abdallahiould Mohammed Awah – in « Horizons »,  N° 4229 du jeudi 18 Mai 2006.

(16) :Abdallahiould Mohammed Awah, ibid.

(17) :Abdelwedoudould Cheikh – ouvrage cité – p  148.