Le Wagf […] La Mauritanie […] – 8/Par Ian Mansour de Grange

22 January, 2020 - 22:28

La distinction des awqafs – ahli ou khayri – en fonction de l’attribution des bénéfices nets de leur gestion – personne privée ou personne morale, sphère privée ou sphère publique… – pose la vieille question des rapports entre ces deux sphères…

Un waqf khayri se distingue, du point de vue gestionnaire, d'un waqf ahli en ce qu'il est constitué de deux types de fonds. Un fonds actif, producteur de bénéfices. Un fonds passif, qui absorbe tout ou majeure partie de ceux-ci, notamment pour son fonctionnement. 

Soit, par exemple, un waqf constitué – fonds actifs fréquemment loués à des particuliers – d'un souk, d'une teinturerie, d'un hammam, d'une boulangerie et de divers magasins et entrepôts, d'une part ; et, d'autre part, d'un hôpital, flanqué d'une maison de repos et d'un orphelinat – fonds passifs dont il faudra assurer l'entretien et le fonctionnement, grâce aux bénéfices réalisés par les fonds actifs (1) .

L'enchevêtrement des différentes strates organisant la société atteint ici son comble. Dans le cadre du marché, lieu traditionnel de contestation du pouvoir, le muhtassib nommé par l'État veille à la sécurité publique, à la propreté des lieux et des activités, au respect des règles de commerce (en réprimant notamment tout monopole), et perçoit au bénéfice de l'État des taxes sur les marchandises : 2,5 % pour les commerçants musulmans, 5 % pour les dhimmis, 10 % pour les étrangers non-musulmans (2). Les chefs de corporations ouvrières, voire le chef de quartier où est implanté le waqf, élus par leurs pairs et officialisés dans leurs fonctions par le pouvoir, veillent quant à eux au bon ordre de leur communauté dont ils perçoivent les taxes qu'ils devront transmettre au représentant local des finances publiques et, en cas de location ou de quelconque autre contrat d'exploitation,  au nazir responsable du waqf.

 

Retombées difficilement cernables

Au niveau de l'hôpital, un directeur, toujours représentant de l'Ordre des médecins mais parfois nommé par l'État qui assure alors son traitement, défend sa profession et le libre exercice de son art. L'orphelinat et la maison de repos peuvent être également gérés par des directions variablement indépendantes et l'on conçoit bien, en cette complexité de relations et d'intérêts, toute la difficulté de la fonction de nazir et la tendance générale des États à absorber l'ensemble de ces activités sous leur coupe exclusive.

Ils y sont aidés historiquement par la prééminence longtemps incontestée des « politiques » dans le cercle étroit des fondateurs d'awqafs. Le fait est assez signifiant des rapports entre le public et le privé pour mériter une petite parenthèse. Sous les Mamelouks en Égypte ou en Syrie, près de 75 % de ces fondateurs appartiennent à la classe dirigeante : sultans, émirs, mamelouks de divers rangs, leurs épouses, fils ou filles et autres familiers (3). Aide au demeurant équivoque, tant les interpolations entre finances publiques et privées sont nombreuses et variées. Fonder un waqf, c'est parfois la meilleure façon d'assurer un détournement de fonds. Les retombées économiques de la fondation d'un waqf khayri sont difficilement cernables mais elles sont en tout cas certaines. Il y a certes quelques indications.

Par exemple, la fréquente habitude de nommer un membre de la famille fondatrice au poste de nazir et de faire de ce dernier une fonction héréditaire (4). Mais cela ne fonctionne pas toujours (5). Ou bien encore lorsque le nazir, familier du fondateur, a parmi ses missions celle de fournir des biens ou des services à des tiers (pauvres, pèlerins, etc.) : il lui suffit alors de faire ses achats dans le cercle familial restreint ou élargi à sa clientèle privilégiée (6). Nous verrons plus loin à quel point  le procédé a pu vitaliser un quartier, voire une cité entière. Sans présumer de la piété des intentions de tel ou tel fondateur, on ne saurait négliger son éventuelle stratégie « socio-économico-politique (7) », au demeurant probablement impossible à établir dans son ampleur réelle : il faudrait, en tout état de causes et d’effets, analyser l'ensemble de ses biens et de ses liens, leur situation dans le temps et l'espace tant géographique que sociologique de la cité ; sans compter les débordements probables extra-locaux, éventuellement internationaux...

 

Capital de prestige

La seconde classe de fondateurs d'awqafs, au Caire comme à Damas à la même époque, regroupent les autres élites civiles et religieuses (cheikhs, qadis, médecins, administrateurs de biens, etc.). Participant activement au développement de la cité, ils en tirent au minimum un capital de prestige et d'honorabilité qui les inscrit durablement dans leurs privilèges, construisant ainsi de véritables dynasties de notabilités. Le fait est patent dans le domaine religieux. Sous les Ottomans, quasiment toutes les fonctions juridiques et cultuelles sont devenues héréditaires (Rassa'i, Bayram, à Tunis ; Al Yasin, 'Umari, à Mossoul ; Khabasti, Sharqawi, au Caire ; etc.). Un nombre important d'awqafs khayri sont consacrés justement à la vie religieuse : mosquées, écoles coraniques et universités islamiques ; absorbant souvent également un certain nombre d'œuvres de bienfaisance (soupes populaires – les 'imaret – et orphelinats notamment). On comprend dès lors mieux la tendance au fonctionnement en vase clos, assez caractéristique de ce milieu. «L'administration des waqfs, un des éléments de la puissance matérielle des grands cheikhs, est d'autant plus importante qu'elle combine le caractère inaliénable du waqf aux traditions de transmission héréditaire des charges religieuses. » (8).

Au fur et à mesure qu'on s'éloigne de la métropole l'influence de l'État décline et celle des confréries religieuses augmente jusqu'à constituer la seule autorité en maints endroits reculés. C'est à travers elles que va se fixer le Droit coutumier : à bien des égards les confréries religieuses sont l'avant-garde, à leur grand dam parfois, de l'État de Droit. L'exemple suivant l'illustrera clairement.

Telle école coranique, telle mosquée, sont érigées – quelque part en brousse, le lieu importe peu – et fonctionnent grâce à une décision de la jama'a regroupée autour de son cheikh qui offre, pour sa part, telle ou telle de ses terres, alors que chacun des moindres possédants propose, de son côté, tel ou tel service gratuit : corvée de labours ou de moisson, battage du grain (9), etc. Cela fonctionne et bien, le voisinage soudant fortement tous les aspects de la vie communautaire, de l'écologie à la spiritualité... Rares cependant les actes écrits qui formalisent le caractère waqf de tels arrangements : la mémoire locale fait office de registre jusqu'à l'apparition des premiers commis de l'État.

Terres gérées collectivement : terres de l'État donc ? La problématique aura suscité en divers régions du monde islamique, notamment au Maroc (du 16èmesiècle en particulier jusqu'à la seconde moitié du 20ème), des générations de conflits entre pouvoirs central et locaux, instruisant un droit spécifique des awqafs fréquemment et très fortement centralisés autour d'un ministère spécialisé, avec une implication importante du milieu religieux, souvent confrérique : arrangements à l'amiable et inféodation du local au global, avec des déperditions sensibles, on s'en doute bien, au niveau de la qualité gestionnaire du premier... Aujourd'hui même certaines régions, dans les montagnes afghanes ou pakistanaises, par exemple, mais aussi, nous le verrons, en Mauritanie, n'ont pas définitivement tranché la question qui tourne de fait autour de la variable précision des fondements gestionnaires des waqfs khayri, argument majeur de l'intervention de l'État.

Mais, avant d'aborder cette délicate question, il convient d'appréhender plus précisément les champs d'action du waqf khayri. On va s'y rendre compte des relations complexes et traditionnelles entre les espaces, les initiatives et les prérogatives, publiques et privées, révélant la tendance constante de l'islam à globaliser les situations, à développer des liens et des réseaux vitaux, à unifier le monde manifesté autour de son invisible Racine principielle. (À suivre).

 

 

NOTES

 

(1) : Nuance cependant : dans l'appréciation moderne d'un waqf khayri, on utilisera de préférence les notions plus globales de waqf actif et passif, la première couvrant toutes les dépenses des fonds actifs et passifs.  

(2) : HacèneBenmansour, in « L'économie musulmane et la justice sociale »  – p 110 à 117.

(3) : Sylvie Denoix, in « Le waqf dans l'espace islamique »,  dirigé par RandiDeguilhem – p 35.

(4) : RandiDeguilhem, in « Le waqf dans l'espace islamique, outil de pouvoir socio-politique », p 207.

(5) : En l'absence de prétendants au poste, la nomination nécessaire d'un tiers peut alors détourner l'hérédité de la fonction dans une autre famille. RandiDeguilhem – ouvrage cité –  p 224.

(6) : RandiDeguilhem – ouvrage cité – p 208 et 209. L'exemple cité en référence et le précédent, très postérieurs à la domination mamelouk considérée dans le corps du texte, n'en sont pas moins significatifs d'astuces très anciennes visant à une exploitation « orientée » des awqafs.

(7) : Sylvie Denoix – ouvrage cité – p 36.

(8) : André Raymond, in« Grandes villes arabes à l'époque ottomane »,p 85.

(9) : Paul Pascon, in« Le Haouz de Marrakech »,p 306.