Le Waqf […] la Mauritanie […]- 3 /Par Ian Mansour de Grange

21 November, 2019 - 00:02

Suite et fin du chapitre 1 " Principes fondamentaux "…

[…] Commençons donc par rappeler les trois niveaux de prescriptions et d'interdits en Droit islamique. En un, celui du Saint Coran. C'est à la fois le plus absolu et le moins disert. Quelques interdits, quelques obligations, le plus souvent réduits à une formule globale et parfois sujette à interprétations  variées.  Ainsi   l'interdiction   allusive  et  tardive  du  riba (l'usure) et, progressive, de l'alcool ou l'obligation, associée et insistante dès les premières révélations, de la prière et de de la zakat (l'impôt purificateur). Tous les islamologues en conviennent : le Saint Coran est un livre de conduite, d'édification et de pédagogie sociale, voire d'effluves spirituels et de recueillement, pas un recueil de lois. Cependant tous les principes nécessaires à l'organisation de la vie en société s'y trouvent plus ou moins explicitement énoncés.

 

Un excellent modèle

Le niveau de la Sunna. Le prophète Mohammed (PBL) fit dès son vivant l'objet d'une attention particulière de la part des musulmans. Ordre coranique, s'il était besoin : " En effet, vous avez, dans le messager de Dieu, un excellent modèle [...] " Sourate 33 verset 21. Mais déjà le moindre contact, la moindre proximité du guide (PBL) révélaient à tous l'évidence de l'exception. " Son comportement ", disait Aïcha, sa plus jeune épouse, " c'était le Coran " (1). " Nous l'avons aimé ", renchérit  son jeune cousin 'Ali, "  plus que nos richesses, nos fils, nos pères et nos mères et plus que l'eau fraîche par temps de grande soif " (2). De très bonne heure, on a collectionné puis plus tardivement trié des dizaines de milliers de petits faits, de paroles, de silences significatifs du saint homme  (PBL). Cette masse considérable d'informations a permis de préciser les principes et les indications générales du Saint Coran. Des classements selon le degré de probabilité d'authenticité des témoignages - chaîne de transmission et contenu (3) - ont défini des degrés de rigueur normative. On parle ainsi de sunna renforcée, lorsque le fait rapporté jouit d'une unanime reconnaissance. À l'inverse, il existe des sunnas faibles sujettes à controverses. Assez fréquemment, on intègre à ce niveau la sunna des quatre premiers khalifes (4), les Bien-guidés. Cette dernière n'atteint pas le même degré de puissance normative et les décisions des uns ou des autres ont pu par la suite être contestées, arguant de ce que le Prophète (PBL) avait agi, en telle ou telle occasion, d'une manière différente de celle de ses successeurs.

Ces deux niveaux constituent la Chari'a au sens strict. Ils couvrent assez précisément le secteur des affaires cultuelles, des actes concernant l'adoration divine (les 'ibadat) pour unifier, à quelques détails près, les pratiques religieuses des musulmans du monde entier, toutes tendances confondues. Par contre, le secteur des affaires économiques et sociales (les mou'amalat) garde à ce niveau un flou certain qui autorise une multiplicité d'adaptations et d'évolutions. Ainsi, dans l'espace spécifique qui nous occupe présentement, les indications du Coran et de la Sunna n'occupent qu'une portion extrêmement faible du corps juridique islamique en la matière : 5 %, tout au plus (5). Leur interprétation n'en demeure pas moins subordonnée à des études complexes. Le Coran et la sunna du Prophète (PBL) sont enchâssés dans des situations précises qu'il convient d'appréhender le plus intimement possible avant d'espérer extraire des textes l'universel et l'intemporel (6). La science des textes implique nécessairement celle des contextes (7).

 

Souci de fluidité

Le niveau du fiqh naît de cette symbiose conduite par les juristes selon différentes méthodologies. Distingué en plusieurs écoles, dont quatre, chez les Sunnites, et au moins trois, chez les Chiites, se sont particulièrement développées, le fiqh intègre la diversité des lieux et des époques. Longtemps cumulatif, les avis des anciens maîtres acquérant avec les siècles un poids considérable et parfois sclérosant, il est, depuis le milieu du 19èmesiècle et plus intensément depuis une cinquantaine d'années, diversement remis en cause face à la spécificité du monde moderne. Mais, quelle que soit la profondeur de ces aménagements, ils demeurent fermement contingentés à leurs fondements (oussoul) : le Coran et la sunna du Prophète (PBL). Le principe de non-contradiction avec ceux-ci demeure le socle de tout travail juridique d'adaptation. Pour mieux faire comprendre la capacité d'évolution de cette science traditionnelle, ajoutons simplement que la notion de consensus - mieux : d'unanimité - entre les oulémas (les savants aptes à émettre des opinions juridiques) en constitue le critère normatif second. L'existence de deux avis contraires mais également autorisés, sur un même sujet, donne au musulman - comme au non-musulman sous juridiction islamique - toute latitude de choix qu'il tranche, normalement et au mieux, en se référant à celui de ces avis le plus facilement intégré par la situation en cours.

Que la religion soit aisée, le Saint Coran en témoigne avec éloquence : " Dieu veut, pour vous, la facilité et  non la difficulté [...] " Sourate 2 verset 185. Et le Prophète (PBL) de renchérir : " Dieu a prescrit quelques obligations et quelques interdits : respectez-les. Il s'est tu sur beaucoup de points : ne questionnez pas à leur sujet. C'est une miséricorde de Votre Seigneur, afin de ne pas vous accabler. " (8).  Cette parcimonie normative aura permis, permet et permettra demain, incha Allahou, " d'incorporer l'hétérogénéité des lieux, des situations, des civilisations, alors que le christianisme dut se refondre dans l'ordre romain. " (9). Cette dernière nuance nous semble fondamentale  dans l'appréciation des comparaisons entre les Droits et les comportements politiques et socio-économiques issus des deux aires religieuses. De fait, le souci de fluidité doit beaucoup composer avec le degré de complexité de l'organisation sociale. Entre le désert saharien et l'empire Ottoman, l'histoire du Droit n'est évidemment pas la même. On peut logiquement s'attendre à ce que dans le premier cas, le rapport aux fondements islamiques fut généralement préservé ; dans le second, souvent dépassé. Dans la réalité des faits, le développement des États a signifié celui du champ normatif, une restriction continue des libertés des communautés de base. Truisme au demeurant universel, crucial dans la problématique du développement durable mais dont le traitement dans la sphère musulmane est assez singulier pour générer de nouvelles approches du rapport " global-local ". Nous y reviendrons en de multiples occasions.

 

Responsabilité, mesure et concertation

Signalons enfin le caractère éminent de la chose écrite dans la civilisation musulmane. " Lis !" (10) : tel fut le premier mot révélé au prophète Mohammed (PBL) et cet ordre Divin a généré un des plus formidables engouements pour l'écriture qu'aura connus l'Humanité. Une parole écrite porte poids, devient trace. Tout contrat, tout traité, toute disposition testamentaire, sitôt qu'elle ne contrevient pas à la Chari'a (au sens strict ci-dessus rappelé), ne peut être attaqué au nom d'une quelconque règle de fiqh déduite de cette même Loi fondamentale (11). D'un point de vue un peu plus orienté vers la " reséconomica " (la " chose " économique), que tirer des enseignements de la Chari'a ? Tout d'abord le caractère transitoire et éprouvant de la vie présente. Nés tout nus, nous repartirons tout nus, nonobstant le pudique linceul couvrant notre dépouille. Dans l'entre-temps, nous voilà promus, individuellement et collectivement, gérants (khalifes) de la Création Divine, redoutables fonctions dont il nous faudra en définitive rendre comptes. En cette responsabilité, mesure et concertation : le Saint Coran nous exhorte à y affiner notre jugement, dans l'observation continue des phénomènes et le choix ajustés des priorités ; à réévaluer régulièrement notre niveau personnel d'implication dans la gestion communautaire du bien confié.

Tout ici parle d'équilibre ; autrement dit, de justice. Acquérir quelque niveau de richesse dépassant le strict besoin ordonne contribution concrète au bien-être des moins nantis. C'est la célèbre zakat. Ce sont aussi les multiples sadaqa, ces aumônes pieuses honorées et anoblissantes. Tout ici parle de justice ; autrement dit encore, d'adéquation constante au Réel. Si les réserves alimentaires assurant la survie sont licites, voire recommandables, la thésaurisation - d'une manière générale, la rétention à des fins spéculatives - sont vivement condamnées voire interdites. Valeur de strict échange, la monnaie ne remplit son rôle de signe de l'économie réelle que si jamais ne s'interrompt sa libre circulation (12). Sitôt que la monnaie devient un signe pour elle-même - et c'est le cas de l'usure ou de l'épargne rémunérée mécaniquement - une dichotomie apparaît dans l'économie, source de profonds et redoutables déséquilibres. Cet " impérium " en terres d'islam du capital circulant y a centré l'économie sur l'activité commerciale. Tant que les positions d'intermédiaire, entre l'Est et l'Ouest de l'Eurasie, entre ce continent et l'Afrique, furent hégémoniques - soit durant près d'un millénaire -  le Moyen-Orient, d'Aden à Istanbul, de Chypre à Ispahan, en fut le cœur incontesté. Bien évidemment, il ne s'agit pas ici d'en relater les déboires sous les coups de l'économie monétaire et transocéanique construite à partir de l'Europe de l'Ouest, au cours de la seconde partie du dernier millénaire. Mais les limites de plus en plus évidentes de celle-là amènent à considérer plus attentivement l'ancien système musulman, à en comprendre les équilibres internes, afin d'en extraire au mieux quelque médecine éventuelle, ne serait-ce que pour affiner les politiques économiques au sein des populations islamisées ; sans perdre de vue cependant leur éventuelle adaptation aux autres problématiques de développement dans le Monde. (À suivre).

 

NOTES

(1) : Rapporté par Muslim.

(2) : Rapporté par 'Iyad.

(3) : Quelques rares hadiths pourtant réputés de transmission fiable peuvent être ainsi classés faibles de par leur contenu, en contradiction irréductible avec le Saint Coran et/ou le reste de la sunna du Prophète (PBL).

(4) : Chez les Sunnites. Pour les Chi'ites, cette " sunna des Bien-guidés " se limite à 'Ali et à ses successeurs, avec une puissance normative quasiment du même ordre que celle du Prophète (PBL).

(5) : HacèneBenmansour, " L'économie musulmane et la justice sociale ",  p 21.

(6) : On trouve, ainsi, dans la sunna du Prophète (PBL) diverses réponses à une apparente même question. L'hypothétique contradiction se résout de fait toujours à l'examen approfondi des différences événementielles, en une richesse accrue du répertoire légal.

(7) : Tariq Ramadan - " Etre musulman européen " - p 315 et suivantes. C'est la thèse centrale de ce bel ouvrage. Notons également que cette science des contextes concerne, non seulement, l'époque du Prophète (PBL) mais, aussi, la nôtre. Un travail colossal qui nécessite de gros efforts de concertation entre religieux et profanes.

(8) : Rapporté par Ibn Najjar et DaraQutni.

(9) : Jacques Berque, " De l'Euphrate à l'Atlas ", p 29, tome 1.

(10) : Saint Coran Sourate  96 verset 1. À dire vrai, il serait plus exact de traduire l'injonction arabe " Iqra ! " par " Récite ! " ou " Proclame ! ". Cependant cette oralité fondamentale fut moins de trente ans plus tard renforcée par la transcription écrite et peu à peu codifiée de la Révélation

(11) : Il y eut pourtant de notables entorses à cette règle. Ainsi, dans le domaine du waqf on aura fait appel à plusieurs reprises en Tunisie, devant un cadi malékite commis d'office, de la validité d'une fondation établie en droit hanafi. Compte-tenu des différences notoires entre les deux approches, la dissolution du waqf coulait de source. Légale dans la forme, celle-là n'en était pas moins inacceptable sur le fond... Voir Abdelhamid Henia in " Le waqf dans l'espace islamique " dirigé par RandiDeguilhem - p 77 et 90.

(12) : Stanislas Ordody de Ordod, in " Finance et développement en pays d'islam " - dirigé par Pierre Traimond - p 26 et suivantes.