Un peu d’histoire : La femme du commandant de Mederdra

5 September, 2019 - 06:54

Méderdra fut fondé par les force coloniales, en 1907, avec le transfert de leur poste militaire de Khroufa, près de Tiguent, vers un nouveau site dans l’Iguidi, appelé, en dialecte berbère, « Ndheikerni ». Le fort nouvellement construit fut  occupé par les tirailleurs et goumiers, sous le commandement d’un officier français, et le village prit vie. Le campement des haratines Ehel Bouvlane qui jouxtait l’ancien fort de Khroufa et dont certaines femmes avaient épousé des soldats de la colonie, déménagea pour s’installer à cinq cent mètres au Sud du nouveau fort ety fonder « Malgache » (une appellation donnée par les tirailleurs), le plus ancien quartier de la future ville. « Ndheikerni » reçut alors le nom de « Sanga » (garnison en hassaniya). Puis, avec le temps et l’élargissement du village, on lui colla celui d’« El Medherdhra » (l’éparse, en hassaniya), bientôt officiellement orthographié, parles colons, en « Mederdra », écriture qu’il a gardée depuis.

 

Une femme en haillons

Eté 1971, voici que passe, dans une rue de ce petit bourg, une septuagénaire de teint foncé, le visage strié de rides. Taille élancée remarquable, pour son âge. Elle porte plusieurs pots, contenant, chacun, une denrée différente. Un pour le riz, un autre pour le sucre, un troisième pour le mil. Un quatrième protège un mélange d’aliments cuits, alors que le dernier détient le précieux « zrig » offert par les bienfaiteurs de la vieille mendiante. Mais, à bien l’observer, on devine que cette dame connut une vie de nantie. Passant devant un groupe de vendeuses à l’étal, elle s’en voit demandée de leur  chanter, comme souvent, sa fameuse « Dhoukloujouha, lahiijouha ». Et la voilà à danser et mélodier, sous les applaudissements et youyous des marchandes. La fête ne dure guère car, comme d’habitude, un groupe de bambins dont je fais partie l’interrompt, en criant : « Sarbenier, Sarbenier ! », avant de prendre nos jambes à nos cous. Messouda mint Monha, ladite mendiante, se lance aussitôt à nos trousses, avant d’abandonner la partie, sous la pluie de nos projectiles. Les enfants que nous étions ne connaissaient pas le sens du mot qu’ils proféraient mais savaient fort bien qu’il provoquerait, infailliblement, la fureur de cette pauvre dame en haillons. Je me rappelle que les personnes majeures parfois témoins de ces scènes faisaient toujours part de leur étonnement en la voyant ainsi déchaînée. « La situation de cette femme prouve que la vie d’ici-bas n’a guère d’importance », commentaient-elles.

Messouda était, de fait, mise en quarantaine par la majorité des habitants de Méderdra, surtout les vieilles personnes qui n’acceptaient même pas de lui parler. Certains refusaient de la laisser boire ou manger dans leurs ustensiles ou récipients personnels et ne lui servaient boisson et repas que dans ses propres pots de mendicité. Les plus religieux se couvraient le plus souvent les yeux, lors de son passage. Elle n’avait ni  gîte ni  couvert, passant ses nuits en plein air, quelle que fut la saison, alors que plusieurs de ses parents demeuraient au village. C’était une énigme, pour nous enfants. Elle mourut en 1973 et ne fut pas enterrée au cimetière public. On lui fit, en toute hâte, le lavage funéraire et la prière, avant de l’enterrer, seule, à deux kilomètres au Sud-est de la ville…

 

Mendiante maudite

Ce n’est que plus tard que j’appris le pourquoi de cette tenace ségrégation. Messouda avait été choisie, comme concubine, par le fameux commandant Charbonnier, chef de subdivision à Méderdra à la fin des années trente. Le passage de ce fameux administrateur colonial marqua la région, par deux événements importants qu’il sut bien gérer, aux dires des historiens. Le séjour, tout d’abord, du saint chérif Hamahoullah, assigné deux ans en résidence surveillée à Méderdra. Les habitants du village accueillirent fort bien et abritèrent le saint homme qu’ils traitèrent avec les plus grands égards, en dépit des colons. Même le commandant Charbonnier sympathisa avec le cheikh et ne cessa de lui porter une bienveillante attention, contrevenant ainsi aux ordres de sa hiérarchie, ce qui lui valut d’être sanctionné par le gouverneur de la Mauritanie.

Le deuxième événement survint juste après le décès de l’émir Ahmed Salem ould Brahim Salem. Abdoullah ould Cheikh Sidiya, qui était bien vu par les colons, écrivit au gouverneur général de l’AOF, en lui demandant de  dissoudre l’émirat du Trarza qui, selon lui, n’avait plus de raison d’être en doublon de l’Etat colonial. Il proposait que la tutelle du Trarza lui soit confiée, laissant la zone de Méderdra au cadi Mohamedhen ould Mohamed Vall dit Meyey. Le gouverneur général fit aussitôt suivre le document au commandant Charbonnier pour étude et avis. L’annotation du chef de subdivision de la capitale de l’Emirat amena le gouverneur général à classer définitivement le dossier, sans y donner suite.

Charbonnier épousa, vers 1927, Mint Monha. Elle était d’une beauté rare et les gens commencèrent à murmurer que ses désirs étaient, à son mari subjugué, comme des ordres. Elle aurait ainsi fait emprisonner et battre qui elle voulait. Convoitait-elle un bel habit ou bijou ? Il était aussitôt saisi par les gardes ou goumiers qui lui obéissaient au doigt et à l’œil. Toute monture qui lui plaisait lui était immédiatement réquisitionnée. Des mauvaises langues disaient qu’elle se baignait, parfois, dans du lait frais que les goumiers saisissaient, en grandes quantités, chez les éleveurs. Lorsque Charbonnier fut sanctionné et rappelé à Saint-Louis, Mint Monha disparut avec lui, pour ne réapparaître que dans les années soixante, vieille mendiante maudite par la société.

Mosy