L’Europe prophétise le changement en chacun de ses Etats-membres

20 June, 2019 - 02:24

Le mouvement d’unification du Vieux Monde n’est pas né – cinq ans après la capitulation du Reich nazi – de la conviction qu’à plusieurs, les Européens pèseraient autant que les Etats-Unis ou l’Union Soviétique, ou la Chine si celle-ci venait à naître internationalement. Non ! L’état actuel du monde proche de 2020 ne ressemble en rien du tout à celui de 1950 quand l’Europe était divisée entre Est soviétique et Ouest sous protection nucléaire américain, et que la Chine n’était devenue République populaire selon Mao Tse Toung que depuis huit mois à peine. Ce qui fit tout commencer, c’est la conscience de quelques-uns, et à la tête des Etats, que la réconciliation franco-allemande était une obligation, à peine de mort des deux peuples. L’Allemagne coupée en deux était, pour un quart, amputée de son territoire millénaire à l’Est, pour un autre quart occupée par l’Union soviétique sans aucune perspective que cela cesse, et, pour une moitié, tout juste constituée en une République fédérale nouvelle : depuis quelques mois seulement. La guerre allait commencer en Corée, première confrontation directe entre l’Amérique et la Chine. La décolonisation en Indochine se faisait dans le sang des Vietnamiens et des Français, la fin ne s’en  voyait pas, et en Afrique du nord, rien encore ne paraissait bouger. En Mauritanie, Horma Ould Babana, premier député du Territoire à l’Assemblée nationale française, élu avec le soutien d’une administration partiale sous des gouvernements socialistes à Paris, s’était conduit d’une manière telle – pas encore indépendantiste – que les élites traditionnelles avec les Ahel Cheikh Sidya, dont Souleymane, le cadet du grand Abdallahi, et aussi avec le tout jeune Moktar Ould Daddah, avaient constitué un parti, l’Union progressiste mauritanienne, une première historique.

C’est dans ce contexte où les Etats-Unis voulait le réarmement allemand que refusait la France, que se trouva la solution : de part et d’autre du Rhin, les capacités minières et sidérurgiques de l’Allemagne et de la France, les faire exploiter en commun, désormais en « pool ». Le ministre français des Affaires Etrangères, Robert Schuman, lorrain, né quand sa province était allemande, avant la Première Guerre mondiale, le proposa le 9 Mai 1950. Le chancelier allemand, rhénan et catholique lui aussi, Konrad Adenauer, accepta d’enthousiasme : il avait fait pressentir l’idée, un mois auparavant dans les colonnes du journal français Le Monde, mais l’initiative ne pouvait venir de lui, trop explicitement. Le chef du gouvernement italien, Alcide de Gasperi, originaire de l’Italie du nord-est quand celle-ci faisait partie de l’empire austro-hongrois des Habsbourg, rejoignit l’ensemble qui allait devenir une Communauté à Six avec les Pays-Bas, le Luxembourg, la Belgique. A Strasbourg, Schuman, Adenauer, Gasperi, chacun de langue natale allemande, virent au transept méridional de la si symbolique cathédrale en pierre rose des Vosges, la statue de la Vierge Marie couronnée de douze étoiles. Le drapeau européen était trouvé : bleu roi et ces douze étoiles qui n’ont jamais été, au contraire des Etats-Unis, l’indication des Etats-membres, mais bien un rappel de fondation spirituelle.

Le mouvement européen buta vite sur la question militaire : certes, l’Alliance atlantique, sous commandement américain, accueillit le réarmement allemand en 1955, mais depuis la défense européenne n’a jamais organisé son autonomie, et politiquement, l’ensemble le plus tolérant du monde, censément, aux diversités de langues et d’ethnies, commercialement le plus important du monde, reste inexistant en tant que tel politiquement et diplomatiquement. Pour ma part, depuis plus de quinze ans, je milite auprès des successifs présidents français, et aussi par lettres aux gouvernements des Etats-membres, et particulièrement d’Angela Merkel pour une novation radicale : l’élection directe par les quatre cent millions de citoyens européens, de la présidente ou du président de l’Union 1. Elle ou il aurait la prérogative de mettre au referendum toute question dans les matières prévues par une nouvelle Loi fondamentale à écrire. La Grande-Bretagne (dont j’ai souhaité qu’elle se maintienne et soit maintenue dans l’Union) et la France mettraient, sans en céder la propriété, leurs capacités nucléaires stratégiques à la disposition de cette autorité nouvelle, dont la légitimité serait incontestable. Un service national, universel, garçons et filles, un an de formation militaire et une seconde année consacrée au développement en zones défavorisées de l’Europe et dans son principal voisinage qu’est l’Afrique, unifierait progressivement les jeunesses de tous les Etats-membres et dirait au dictateur russe leur esprit de défense. Ce temps n’est pas encore venu.

 

Entreprise dévoyée

Mais l’heure du Parlement a manifestement sonné, les 23 et 26 Mai 2019. L’avenir et les solutions ne sont plus du côté des gouvernements. Ce sont leur pratique de l’Europe, exécutée par la Commission européenne à Bruxelles, qui est détestée par une partie des Européens et a dévoyé la belle entreprise des années 1950. En Septembre 1952, avait été établie une assemblée consultative européenne, composée de délégués des assemblées nationales, puis à partir de 1979, l’élection se fit au suffrage universel pour des listes nationales : Simone Veil, rescapée des camps de la mort nazis, fut la première présidente de ce Parlement, lequel gagna en compétence jusqu’à pouvoir aujourd’hui renvoyer éventuellement la Commission désignée par les gouvernements. C’est le Parlement européen, siégeant à Strasbourg et à Bruxelles, qui élit le président de la Commission, qui vote le budget communautaire, etc. et très souvent se place à la pointe mondiale en matières de droits de l’homme et de développement. Entretemps, l’ensemble européen – devenu une Union (je préférais le beau mot de Communauté) – est passé de six à vingt-huit Etats-membres mais, entre l’Est et l’Ouest du continent, les histoires nationales sont si différentes, les passés dictatoriaux et totalitaires à l’Est sont encore tellement présents que la « chute du mur » de Berlin, en Novembre 1989, n’a pas fait l’unité mentale. Encore moins, la solidarité pour accueillir une migration transméditerranéenne qui s’accomplit depuis 2011 au prix de tant de vies humaines. Une « Constitution pour l’Europe », quand elle a été au printemps de 2005, dans quelques pays, dont les Pays-Bas et la France, soumise au referendum – elle était pourtant très travaillée et porteuse d’avenir, œuvre d’une conférence de quatre ans, co-présidée par l’ancien président français Valéry Giscard d’Estaing et l’ancien premier ministre belge Jean-Luc Dehaene – fut repoussée. Les impasses, jusque là résolues par un bon en avant des institutions et par la foi en l’avenir, se sont multipliées jusqu’au referendum outre-Manche décidant le « brexit ».

A la veille de l’élection pour la neuvième législature quinquennale du Parlement européen, les pronostics étaient donc le triomphe des anti-européens et une abstention encore plus forte que lors des deux consultations précédentes. Quant à l’entente franco-allemande, symbolisée par l’amitié née sous le toit du général de Gaulle, à Colombey-les-Deux-Eglises, en Septembre 1958, entre celui-ci et le chancelier Adenauer, particulièrement cultivée par l’un de ses successeurs socialistes Helmut Schmidt avec le président français Valéry Giscard d’Estaing, tous deux inventeurs de la monnaie européenne, et aussi des sommets dits du G 7 avec les Etats-Unis et les grandes puissances économiques occidentales, elle s’est étiolée. Angela Merkel, au pouvoir depuis 2005 a dû travailler avec quatre partenaires successifs, en France, chacun aux prises avec le chômage et la hantise grandissante d’une immigration, surtout africaine, refusée par l’opinion publique. Les géants politiques n’existaient plus.

Les deux surprises – décisives – qu’apporte le scrutin européen, font sans doute sortir le Vieux Monde de ses prisons mentales et de ses peurs. Il en est temps car toutes les structures d’un ordre international acceptable, à la suite de la Seconde Guerre mondiale, ont été en deux-trois ans détruites, même le libre-échange et le « mondialisme ». L’ambition d’hégémonie mondiale économique, financière, militaire, spatiale de la Chine de Xi-Ji-Ping, la reconquête par la Russie de Poutine des emprises territoriales de l’Union soviétique, morale en Asie centrale, violente en Ukraine, et surtout l’isolationnisme et le protectionnisme d’une Amérique présidée par Donald Trump posent – en fait, et providentiellement – la question de l’avenir du monde en termes moraux, et non plus politiques. Une adolescente suédoise, souffrant d’une « maladie rare », Greta Thunberg a lancé un cycle de manifestations ravageant les idées préconçues des aînés. Les Verts sont nés en France d’une candidature à la présidence de la République, au printemps de 1974 (élection de Valéry Giscard d’Estaing contre Jacques Chaban-Delmas, le gaulliste, et François Mitterrand, le socialiste, qui ne gagnera qu’au tour suivant : le 10 Mai 1981, déjà porteur du discours de la Baule, exigeant la démocratie en Afrique d’expression française) : c’est René Dumont, apparaissant politiquement et médiatiquement en même temps que Jean-Marie Le Pen, et déjà célèbre par un diagnostic d’écologie politique, l’Afrique noire est mal partie. Les « jeunes pour le climat » ont commencé de manifester le 25 Mars 2019 et ont recommencé l’avant-veille du scrutin européen : ils mettent en accusation, dans le monde entier, mais particulièrement en Europe, tous les gouvernements. Accusation de ne rien faire pour le climat, pour la planète, pour les pays et les peuples sans eau potable, pillés, corrompus par leurs dictatures respectives. Et voici que les Verts sont troisièmes, dans les urnes, en France et seconds en Allemagne. Ils périment en France un parti de droite, les Républicains de Nicolas Sarkozy, Alain Juppé et François Fillon, et en Allemagne ils forcent les sociaux-démocrates à un examen de conscience, à peine moins difficile que celui de la gauche française, divisée en quatre ou cinq mouvances. Le rempart contre l’extrême-droite et les nationalismes en Europe n’est pas celui qu’Emmanuel Macron voulait établir en s’impliquant à fond dans la campagne électorale française pour le Parlement européen, par son défi direct à Marine Le Pen, son adversaire-repoussoir de 2017 et de 2022 ; le rempart, ce sont les écologistes et donc la jeunesse. La générosité et non plus les calculs, et les dosages.

Haine de l’immigration

 

Pays par pays, l’extrême-droite anti-européenne et unie dans sa haine peureuse de l’immigration, est certainement très diverse : elle l’emporte (malheureusement) en Grande-Bretagne avec laquelle nous n’avons pas su nous entendre quand elle était en version Theresa May, et aussi en Italie, en Hongrie, en Pologne (mais de justesse), mais elle est en baisse en Autriche et plus encore en Allemagne : elle ne sera pas en force au futur Parlement. Le Parti populaire européen perd la donne et les coalitions droite/gauche ne seront plus majoritaires comme depuis 1979. La gauche est explicitement victorieuse aux Pays-Bas, en Espagne, au Portugal, en Roumanie. Un nouveau clivage apparaît dans tout l’Ouest du Vieux Monde : certes la justice sociale en priorité au lieu des centres de profit (c’est le cri des inclassables « gilets jaunes » nés en France le 17 Novembre 2018), mais tendant  à devenir dominant, l’exigence de politiques rigoureuses et très ambitieuses pour le sauvetage de la planète. Les Verts et les écologistes, parti de gouvernement et à terme parti majoritaire à eux seuls contre les réfractaires, c’est envisageable, et c’est juste avant le scrutin européen que Nicolas Hulot, spectaculairement démissionnaire du premier gouvernement d’Emmanuel Macron, fait sa « rentrée politique » dans les médias.

L’autre événement, marqué par l’élection européenne, c’est le recul de l’abstention : dix points de moins qu’en 2009 et en 2014. Certes, elle est encore d’un peu plus de la moitié du corps électoral. Mais elle exprime une mobilisation nouvelle, soit pour, soit contre l’entreprise européenne. De nouveau, les peuples s’intéressent à celle-ci, et les personnalités du futur immédiat sont des femmes, encore relativement jeunes : la future chancelière allemande, Annegret Kramp-Karrenbauer, présidente du Land de Sarre où elle a rendu le français obligatoire en première langue (qu’attend la France pour s’imposer la langue de Goethe ?), et la probable future présidente de la Commission européenne, la Danoise Margrethe Vestager-Hansen 2  dont l’expérience gouvernementale à Copenhague et à Bruxelles a porté sur les sujets névralgiques de l’Europe. La confrontation Macron-Merkel à propos de la candidature allemande de Manfred Weber signifie, bien au contraire, que le couple des deux pays n’est plus moteur. L’Allemagne, au fait de sa domination économique sur l’Europe et sur l’euro, n’a pas imaginé l’avenir ni su imposer à l’Est, en Hongrie notamment, ni à la France, une relative générosité envers les immigrations, et la France s’est isolée parce que son très jeune nouveau président croyait séduire. C’est une autre jeunesse qui va s’imposer, celle incarnée par Ingrid Thurnberg, peut-être future prix Nobel de la paix. Elle n’est pas candidate encore au pouvoir, cette génération qui n’a rien connu ni des guerres mondiales, ni des guerres de décolonisation, ni Mai 68 en France, ni le « rideau de fer » entre les peuples  d’Europe, ni le 11-Septembre, qui est plus sensible à la possible autorité morale mondiale qu’auraient, unies, les grandes religions monothéistes, qui exige tout de suite un changement de civilisation pour que l’on pense enfin aux autres peuples moins favorisés ou pas favorisés du tout, et à notre planète. Cette génération a compris, spontanément tant la réalité est forte que la plus forte mémoire est celle du futur et du bonheur… pour toutes et tous.

C’est celle de ma fille unique.

Très certainement, une ère nouvelle commence. En symbiose avec la Mauritanie qui va mettre fin à des décennies de confiscation de la souveraineté nationale par ses forces de sécurité, la très vieille Europe va vers son unité avec un tout nouveau moyen : non plus l’intégration, non plus la volonté des gouvernements, mais la jeune et impérieuse nécessité écologique. Tout s’en déduira naturellement en savoir-vivre social et financier, en démocratisation d’institutions directement accessibles.                                                                             Bertrand Fessard de Foucault

28 Mai  2019

 

1     - résolution du congrès du S.P.D. allemand (le parti social-démocrate), réuni à Leipzig en Septembre 2006

 

2     -  ministre de l'Éducation et des Affaires ecclésiastiques entre 1998 et 2001, puis ministre de l'Économie et de l'Intérieur entre 2011 et 2014. En 2014, elle devient commissaire européenne à la concurrence sous la présidence de Jean-Claude Juncker. Sous sa direction, ses services de gestion de la concurrence dans l'espace européen réagissent notamment contre les positions, jugées dominantes et abusives, de Google, et les pratiques fiscales d’Apple – wikipédia  27 mai 2019