Chrétiens d’Irak : quand l’aide aux minorités fait oublier les majorités

1 October, 2014 - 03:46

Par François BURGAT*

 

La fulgurante avancée de l’Etat islamique (EI, anciennement EIIL) en Irak et en Syrie depuis juin 2014 a suscité un immense et remarquable élan de sympathie envers les populations menacées par les combattants jihadistes. Cependant, dès le début de l’offensive de l’EI, cette solidarité semble s’être portée sur des groupes très spécifiques : les minorités ethniques et religieuses aux marges de la région autonome kurde dans le nord de l’Irak, et en particulier les populations chrétiennes qui y vivent.

 

Dernière illustration en date de cette indignation sélective,  une tribune publiée dans Le Monde du 9 septembre. Deux anciens Premiers ministres et deux anciens ministres des Affaires étrangères français y appellent l’Occident à aider le Gouvernement régional du Kurdistan (GRK) dans son combat pour les minorités chrétienne et yézidie, au nom de la sauvegarde de  « nos valeurs ».

 

Doit-on adhérer à cette vision idéalisée d’un Kurdistan fantasmé en havre de démocratie et de tolérance ? On oublierait alors les luttes intestines entre les deux principaux partis kurdes qui, depuis des années, verrouillent le débat politique en érigeant en norme le clientélisme et la corruption. On oublierait aussi les pratiques discriminatoires du GRK, par exemple envers les Turkmènes ou les Arabes sunnites, en particulier au sein des « territoires contestés » de la région de Kirkouk qui connaissent depuis 2003 une politique de kurdification particulièrement autoritaire.

 

L’engagement des autorités du Kurdistan irakien dans la protection de certaines minorités du nord du pays qui ne disposent d’aucune force armée contre l’effroyable violence de l’Etat islamique est louable. La volonté de certains pays occidentaux de soutenir cet engagement est parfaitement compréhensible.

 

Ce que l’on a davantage de mal à comprendre, c’est l’impensé qui oriente ces analyses et autres recommandations. Concentrées sur le sort des minorités, elles oblitèrent l’ensemble des dynamiques politiques et sociales du conflit qui ravage l’Irak et la Syrie aujourd’hui. Cet impensé, c’est celui de la menace intrinsèque que représenterait le sunnisme arabe pour les valeurs « occidentales » et les communautés considérées comme leur relais au Moyen-Orient. C’est celui d’une lecture univoque de la situation géopolitique de la région, qui consiste, sans aucune nuance ni effort de contextualisation, à faire de l’élément confessionnel l’outil exclusif de toute explication.

 

Tout se passe comme si, dans le chaos général qui s’est emparé de la Syrie et de l’Irak, les décideurs politiques et les opinions publiques occidentales avaient enfin trouvé, dans les minorités du Kurdistan irakien, le point d’accroche providentiel de leur analyse géopolitique,  de leur action politique et de leur compassion humanitaire. En incarnant un Mal consensuel et bien identifié, l’Etat islamique semble avoir ainsi permis de raffermir des convictions quelque peu ébranlées par les « printemps arabes ». En définitive, tout le monde est bien à sa place : dans ce Moyen-Orient compliqué, il existe des gens qui nous ressemblent : des minorités menacées par une violence religieuse millénaire, et un espace pour les protéger, sur lequel concentrer tous nos efforts : le Kurdistan irakien, « rare exemple de démocratie en terre d’islam » ; formule qui nous renseigne utilement sur la connaissance qu’ont nos anciens ministres de la région et de son histoire comme sur leur conception des rapports entre religion et régime politique.

 

Labels confessionnels et ethniques

 

Il est plus que temps de rompre avec ces cadres cognitifs hérités de périodes coloniales dont certains ont manifestement quelque peine à faire le deuil. En attribuant aux parties au conflit des labels confessionnels et ethniques indélébiles, cette perspective incite à oublier la menace qui concerne l’ensemble des Irakiens et des Syriens, qui font les frais de l’offensive jihadiste comme leurs concitoyens appartenant à telle ou telle minorité. Elle congédie aussi d’un seul geste l’ensemble des révolutionnaires syriens qui continuent de combattre à la fois le régime qui les massacre et les jihadistes auxquels ils se trouvent bien malgré eux assimilés. 

 

Faut-il donc rappeler que l’Etat islamique est le produit de la politique sectaire du régime irakien et de la stratégie de confessionnalisation forcenée entreprise par Bachar al-Assad en Syrie depuis 2011, préparée par des décennies d’un autoritarisme prétendument laïc ? Faut-il à nouveau démontrer la façon dont le régime syrien, loin de combattre les forces jihadistes, les a fait prospérer en concentrant sa répression sur la rébellion syrienne tout en épargnant systématiquement les zones contrôlées par l’EIIL, pas une seule fois bombardées jusqu’à la prise de Mossoul ?

 

En janvier 2014, l’Armée syrienne libre reprenait Alep, Idlib et Raqqa à l’EIIL. De nombreux combattants du groupe jihadiste avaient alors fait défection pour rejoindre les rangs d’une insurrection bien plus proche de leurs aspirations que les partisans de l’établissement d’un quelconque « califat ». Aucun soutien international n’avait suivi cette victoire. Trois jours après la prise de Mossoul en revanche, les puissances occidentales se mobilisaient pour venir en aide  aux seules  « minorités  menacées » dans le nord de l’Irak. En août dernier, alors que les Etats-Unis bombardaient des positions de l’EI dans le nord de l’Irak, l’ASL stoppait une importante offensive des jihadistes pour reprendre Alep, sans que personne ne lui vienne en aide.

 

Faut-il en conclure que chrétiens et Yézidis constituent les seules « populations vulnérables » dans les zones menacées par l’Etat islamique ? Faut-il donc être chrétien en Irak aujourd’hui pour mériter la compassion et le soutien de la communauté internationale ? Faut-il croire que les minorités, chrétiens d’Orient en tête, seraient seules à incarner « nos valeurs » en cette hostile « terre d’islam » ?

 

La classe politique occidentale n’a de cesse de dénoncer le « confessionnalisme » qui ronge le Moyen-Orient. Mais sélectionner ceux qu’il convient de pleurer selon des lignes ethniques et religieuses, c’est contribuer à cette segmentation confessionnelle des sociétés syrienne et irakienne. C’est établir une hiérarchie entre ceux que la mort guette. C’est accréditer l’idée selon laquelle les populations chrétiennes d’Orient, relevant, du simple fait de leur croyance, d’une communauté de valeurs qui nous les rendrait familières, seraient plus proches de nous que de leur pays d’origine. Cette idée se trouve renforcée par des politiques d’accueil de réfugiés spécifiquement dirigées vers la communauté chrétienne d’Irak.

 

Ce n’est pas en ethnicisant nos politiques étrangères envers le Moyen-Orient que nous endiguerons la fuite des minorités de la région. Les puissances occidentales, Etats-Unis et France notamment, se sont jusqu’à présent refusées à prendre pour argent comptant la propagande du régime syrien se présentant comme le seul rempart contre l’extrémisme religieux et le défenseur des minorités. A voir se développer les analyses comme celle de nos prestigieux signataires, on est en droit de se demander combien de temps ce reste de lucidité pourra tenir.

 

 

*Professeur, Politologue, spécialiste de l’islam politique, directeur de recherches au CNRS (IREMAM Aix-en-Provence)