Le Trarza et la lutte anti coloniale (2)

26 April, 2018 - 02:42

Au cours du règne de l’émir Mohamed Lehbib (1823-1860), des hommes du Trarza tuèrent plusieurs colons français qui leur avaient manqué de respect ou essayé de les humilier, ainsi qu’ils s’y employaient toujours envers les indigènes. Selon un texte d’Alfred Guichon, daté de 1832, Moctar, fils de l’émir Ely El Kori, tua Jacques Malivoire, commerçant et capitaine de bateau, en Février 1831, au quai de Dagana. L’historien français affirme qu’il s’agissait d’une mésentente commerciale. La version de la tradition orale Trarza est un peu différente. Elle raconte que le prince  revenait de Saint-Louis, à bord du bateau piloté par Malivoire, quand ce dernier fit sortir un lion de sa cage. Le fauve attaqua  Moctar qui l’abattit d’un coup de fusil. Le français saisit aussitôt son fusil, mais le terrouzi fut plus rapide et le tua aussi. Deux ans plus tard, Moctar revint à Saint-Louis, après avoir reçu l’assurance d’être gracié. Il fut aussitôt arrêté. Après un procès théâtral, il fut exécuté de manière cruelle et  enterré à N’dar Lebiadh.

L’émir Mohamd Lehbib fut lui aussi tué, au mois de Mars 1860. Sa mort eut un impact négatif sur la résistance terrouzi, face aux Français toujours aux aguets. Les guerres intestines que causa le décès de l’émir furent l’occasion tant attendue, par les colons, pour annexer tout d’abord la rive droite et commencer à préparer l’entrée en Mauritanie. Des préparatifs furent entamés en ce but, comme l’envoi de quelques enfants wolofs de Saint-Louis « étudier » chez les Maures. L’objectif était bel et bien de leur faire étudier le territoire et ses habitants, en apprendre la langue, avant de les utiliser, plus tard, lors de la pénétration. Parmi ces enfants, figure le célèbre interprète-poète Doudou Seck dont le sobriquet local fut Mohameden ould Ebnou El Moghdad. Sa villa à Saint-Louis était le gîte de tout dignitaire maure, l’homme jouissait du respect certain et de la considération des nôtres, alors qu’en réalité il travaillait pour les Français.

Les missions d’exploration commencèrent à pénétrer au Trarza. Le fameux lieutenant Etienne fut envoyé au campement de l’émir Sidi ould Mohamd Lehbib. Il parlait un peu l’arabe dialectique algérien et s’était déguisé en commerçant de Marrakech. Une coupure d’un journal français, datée de 1868, et publiée par le chercheur mauritanien Sid’Ahmed ould Lemir affirme que cet officier marin explorateur ne fut jamais revu, depuis… Plus tard, il y eut la mission Blanchet  que l’émir Sidi accepta d’accueillir, à la demande du gouverneur Barthes. Elle était accompagnée par ould Ebnou El Moghdad…

Malgré l’affaiblissement de l’Émirat, l’émir Sidi (1860-1871) continua à empêcher la pénétration coloniale au Trarza. Ses frères, Ahmed Salem (1871-1872), Ely (1872-1886), Mohamed Vall ould Sidi ould Mohamd Lehbib (1886-1887) Amar Salem (1887- 1903) et Ahmed Salem Ould Ely (1893-1905) agirent tous dans le même sens, malgré la guerre fratricide qui les opposa, des années durant. Mohamed Vall ould Sidi (1886-1887) n’avait, lui aussi, fait aucune concession aux Français qui n’avaient comme souci que d’entrer au Trarza, pour envahir le pays. Mais un autre colon français fut tué par un autre prince du Trarza, le 23 Février 1894 : l’administrateur de 1ère classe Louis Vincent, commandant du cercle de Dagana. Le journal français « Of reset », paru au Sénégal en Décembre 1894 et envoyé en France à bord du paquebot « Portugal » – journal dont le chercheur et écrivain Sid’Ahmed ould Lemir a publié la coupure, dans un de ses ouvrages – relate l’évènement. L’administrateur français avait débarqué vers 18 heures, sur la rive droite, accompagné d’un milicien sénégalais armé appelé « Laptot ». Il y avait un marché en face de Dagana, au village actuel de Jidrel Mohgen. Quelques guerriers Oulad Ahmed Ben Damane campaient là, comme à leur habitude, pour le maintien de l’ordre. La pirogue de Laptot accosta. Les vendeurs apeurés fuirent à la vue de l’autoritaire commandant. Mohamed ould Ely ould Mohamd Lehbib, dit Bourass, se sentit offensé par le débarquement de cette personne non grata sur le territoire de ses ancêtres et l’abattit aussitôt. Laptot tira à son tour sur Bourass et fut illico descendu par El Bou ould N’diak. Ne réussissant pas à mettre la main sur Mohamed Bourass, les Français chargèrent alors leur taupe, Akhyarhoum « Barbe- Bleue », de le liquider, comme il s’y était employé avec le chef Moulaye ould Hmeiyada, empoisonné, selon le commandant Frérejean.

 

L’entrée des colons au Trarza

Le règne de l’émir Ahmed Salem ould Ely (1893-1905) fut une période particulièrement mouvementée dans la région. L’émirat était déjà très affaibli par la guerre interne. Le clan anti- émiral, soutenu par un important ensemble de guerriers Trarza, menait des raids continus contre le clan émiral, à majorité composé de noirs mauritaniens et sénégalais. Yamar M’bodj, alias Ould Djadé, cousin de la reine du Waloo et grand-mère d’Ahmed Salem N’diombot (comme l’appelaient les français pour le distinguer de ses cousins) avait déjà rallié les Français alors que lui et son armée combattirent aux côtés de l’émir.  Selon le chercheur cité tantôt (Sid’Ahmed ould Lemir) citant, à nouveau, le journal « Of reset » paru au Sénégal en Décembre 1894, ce fut Ahmed Salem, dit Boyada, qui signa le fameux traité  «El Baissa »,  la pièce de quinze mètres de tissu, comme on l’appela. Il convainquit les Français, dont les forces occupaient maintenant tout le Sénégal, de retarder, quelques années, leur pénétration en Mauritanie. En contrepartie, il leur permettait d’exploiter les terres fertiles de la rive gauche sous sa tutelle. Malgré son importance stratégique, cet accord déplut aux populations car il les délestait de leurs greniers. En 1896, Ahmed Salem le révisa donc, selon l’historien et cadi Meyey, dans son célèbre poème historique « Nadhm Tarikh ». Pour dédommager les colons, l’émir renonçait, officiellement, à la dîme de milles guinées que les colons versaient à l’émirat, chaque année, et dont les détails sont publiés par l’historien colon George Poulet dans son ouvrage.

La pénétration débuta au début de l’année 1903. Ahmed Salem avait boycotté la fameuse rencontre de Jidr El Mohguen, entre les leaders Trarza et les Français, au grand dam de ces derniers. C’est au cours de cette période que le premier martyr de la pénétration en Mauritanie tomba : Mokhtar Mou ould El Haidib. Il avait osé tirer sur des soldats  coloniaux, non loin du fleuve. La collaboration d’Ould Ely avec les Français ne fit pas long feu. Après une ou deux visites à Saint-Louis, « avec tous les honneurs », selon le livre du commandant Frèrejean,  l’émir entra en dissidence, ordonnant à ses hommes  d’attaquer un poste français à Taguilalet, au Nord de Méderdra, en Avril 1904. Ce commando de dix hommes seulement attaqua les spahis, vers une heure du matin. Bénéficiant de l’effet de surprise, ils en tuèrent quelques-uns et blessèrent quelques autres, sans qu’aucun d’entre eux ne soit touché. L’attaque était dirigée par Brahim ould Sid’Ahmed ould Heiba, qui mit ainsi la main sur un grand butin, dont des armes et des montures. Les hommes d’Ahmed Salem vont attaquer une nouvelle fois les forces coloniales à Tiguint, sous ses ordres directs, puis à Loogol, au Nord. Avant de mourir le 12 Mai 1905, Ahmed Salem avait rallié ses cousins Sidi et Ahmed Ledeid à la résistance, convenant de combattre ensemble les Français.

Mais son remplaçant, Ahmed Salem ould Brahim Salem (1905-1930) n’eut d’autre choix que de collaborer avec les envahisseurs, pour cesser toute effusion de sang  et permettre, aux populations du Trarza, de vivre en paix. Ceux qui le connurent ont cependant tous affirmé qu’il ne fut jamais sincère avec les colons et que, s’il les servit, ce fut toujours mal, entretenant des liens discrets avec la résistance. Plusieurs témoins de la bataille de Legweichichi, le 28 Novembre 1913, relatent ainsi que l’émir n’y sembla pas déterminé à combattre ses cousins, pour servir le colon. Il aurait, dit-on, ordonné à ses  hommes de confiance de ne tirer qu’en l’air et de fuir au plus tôt. C’est pourquoi ceux-ci quittèrent-ils le champ de bataille sans perdre ni faire une seule victime. L’émir Ahmed Salem fut un fin diplomate. En 1927, il mena, avec succès, des négociations à Dakhla, au Sahara, qui permirent de conclure un accord très difficile dont il était le garant : la libération d’une centaine de prisonniers Rgueibat, détenus par les Français, contre celle de deux officiers aux mains de ladite tribu… (À suivre).

Salman Ould Moctar