Lettre au Camarade Cheddad

20 July, 2017 - 03:06

A propos     du livre   " Ce que je pense avant de tout oublier ‘’    de   Ahmed Salem Ould El Moctar alias " Cheddad".  Paru chez l'Harmattan 2017

Camarade !
Je vous appelle ainsi car c'est la première idée  qui m'est venue à l'esprit  et à laquelle  " je pense avant de tout oublier».  Tu comprendras  aisément (la qualité  de camarade autorise le tutoiement)  que le titre de ton ouvrage,  peu captivant pour ceux qui ne te connaissent pas, ne pouvait, nullement, me laisser  indifférent.
En effet,  pour les Mauritaniens de ma génération, les témoignages du cercle des camardes disparus  sont, généralement, classés dans le genre des lectures préférées.
Ce genre de lectures est d'autant plus intéressant qu'il constitue,  dans sa finalité, un  rafraichissant  essai  visant à restituer, à travers l'expérience vécue,  la mémoire  perdue d'un mouvement d'idées qui, jadis, faisait rêver.
 De ce point de vue, ton livre  apporte, sans doute, un précieux éclairage à l'Histoire mouvementée  de la pensée politique dans notre pays  et ne manquerait pas d'être un centre d'intérêt pour un lectorat qui reste sur sa faim  malgré tout ce qui a été dit ou /et écrit sur la période concernée.
  Ce livre que j'ai lu avec délectation et qui m'a fait découvrir,  outre ton talent d'excellent narrateur, ton fascinant sens d'observateur averti  et, qui plus est, se lit comme un véritable portrait d'une longue marche d'un activiste motivé par sa croyance aux grandes causes, aurait pu  annoncer le fond de la pensée de son auteur, sous la couleur rouge,  par un titre inspiré de l'air du temps : la longue marche des Haratines  : le cas de Cheddad .
   Mais il est permis de penser que des scrupules hérités de ta foi dans l'internationale prolétarienne  ou de l'obsession unitariste du mouvement national démocratique (MND), t'ont empêché de mettre en avant cette identité sectaire, en vogue par les temps qui courent.
Il est en tout cas sûr qu'en décrivant, à merveille, la vie dans les " villages des esclaves "  (hayet labid ) ou des Haratines affiliés à une communauté de paisibles marabouts  qui  ont  depuis  la  fin  du  19ème  siècle   trouvé  refuge  dans   le  soufisme  sur l'adoucissante voie de la tijaniya,   tu as  enlevé  le voile sacré  ou plutôt le sacré voile  qui  couvre, avec l'élégance d'une légendaire  occultation ,  un champ culturel  inaccessible  aux profanes.

 

Clichés réducteurs
A vrai dire, en racontant ta vie,  tu as contribué par l'exemple concret  au  travail d’investigation  indispensable    pour  l’expérimentation,  sur  le  terrain,  des  thèses  anthropologiques   portant  sur  société  d’une  rare  complexité. En  effet,  comme  tu  le  sais  bien,  notre  pays  souffre, depuis  quelques  décennies  d’une  mauvaise  réputation  qui  lui  colle,  comme  la  lèpre,   à  la  peau  tenant  à   l’existence  de  l’esclavage  ou  à    de  pratiques  esclavagistes  d’un  autre  âge.
Sans  vouloir  adopter  à  propos  de  cette  accusation, un   nihilisme   primaire   lequel  serait,   de  toute  manière,  inopérant , tu  as  su  détruire les clichés  réducteurs   qui  ont  tendance  à  voir  le  phénomène  à  travers  une  vision  erronée .
    J’ai  bien  aimé,  dans  ce  sens,  quand,  mû  par  une  enviable  présomption  de  bonne  foi,  tu  justifies  une apparente ségrégation  à ton égard en expliquant,  sans  aucun  complexe  que si  les  gens  du campement  maure - blanc  mettent   à  la   disposition  de   ton  compagnon  de  leur  race,  un  chameau   en  te  réservant    à  toi  le  maure – noir (ou  Hartani)  un  âne c'est parce qu'ils  croient  que  l’usage  du  chameau  en  tant  que  monture  exige  une    compétence  que  tu   ne  possèdes   pas.
          D’ailleurs   tu    insistes, quelque  part,   sur  le  fait  que  la  couleur  de  la  peau  ne  constitue,  nullement ,  un  critère  pouvant  servir  à   la  détermination  du  statut  bien  compliqué   des  esclaves  en  Mauritanie  et encore moins, celui   des  harratines,   lesquels  peuvent,  en  vertu  d’une  extraordinaire  mobilité, se  noyer, à  l’instar  des  autres  couches  sociales,  dans  des  catégories  statutaires   qui  varient  avec  le  temps  et  dans  l’espace. On  ne  nait  pas  harratine,  on  le  devient !
  En  somme,  j’ai  osé  penser   en  lisant  la  première  partie  de  ‘’ Ce  que  je  pense’’  que  l’histoire  de  l’ auteur  du  récit  dont  le  grand  père  a  provoqué   un  schisme    au  sein  de  la     prestigieuse  tribu  maraboutique,  en  giflant,  devant  un  public  consentant,  l’ arrogant  chef  général  et  qui s’est  , permis  lui-même, un  siècle  après  cet  événement   fondateur    de  gifler,  à  l’école  publique , le  fils  du    chef général  de la même tribu recomposée,  s’identifie  à  celle  d’un  homme  libre  qui n'a pas éprouvé  dans son village natal, un complexe d'infériorité .
       Je crois,  même, comprendre que n'eut été les  vexations vulgaires dont tu as été, injustement, victime, à l'école   de la part des enfants gâtés ou d'autres énergumènes  qui traînent des  stupides complexes de supériorité, tu n'aurais même pas senti le particularisme de ton statut supposé ou réel au sein de la société traditionnelle.
    Au fond, cette première partie qui se joue en privé   révèle par une frappante similitude au niveau du mode vie familial, les traits caractéristiques de la société maure, elle-même fortement influencée par les représentations  sociales  qui structurent, idéologiquement, les groupements ethniques de l'Afrique noire.
Mais à la différence du  système des castes dont la rigidité fige les statuts ou en tout cas rend difficile leur évolution et du schéma de la lutte des classes qui provoque  (provoquait ?), forcément, les révolutions, l'ordre tribal offre, grâce à une tendance à l'amnésie collective,  la possibilité de construire ou de déconstruire, au besoin, la  douteuse filiation tissée par des alliances  et, parfois,  par des contre-alliances.
Dans ce registre,  pas  encore  suffisamment exploré par les chercheurs en sciences sociales , ton livre est, au total, une intéressante expérience qui renseigne par la similitude des anciens noms génériques sur les origines fluctuantes  de ces nombreuses familles de la société traditionnelle  devenues chérifiennes, maraboutiques  ou guerrières après avoir été haratines. Ce constat est, bien entendu, valable dans le sens inverse  et  dans d'autres sens parallèles :  les znagas, par exemple, devenus par un glissement sémantique des tributaires  sont  à l'origine les  Sanhajas, seigneurs de ce désert  depuis la nuit des temps
 Ceci prouve, quelque part,  que les activistes de la lutte anti-esclavagiste d'aujourd'hui qui se battent contre une féodalité moribonde et qui n'ont pas connu une époque dans laquelle l'esclavage était considéré, idiotement , comme un pilier de la religion ont beau soutenir, sous le feu de l'action, leur cause par des autodafés et autres médailles  de la célébrité, il ne peuvent pas  ou ne veulent pas saisir  la complexité de la réflexion à laquelle nous invite ton fabuleux récit .
 

Les limites de la praxis
Au temps du maquis que tu as su diriger  avec tact et discrétion et auquel tu consacres un édifiant chapitre de ton livre, tes nombreux émules, même ceux parmi eux qui, comme l'auteur de ces lignes, n'ont pas eu l'honneur de faire ta connaissance  à cette époque, notamment lors des glorieuses années d'Akjoujet,  répétaient à l'envie en citant  Karl Marx qu'" il ne s'agit pas d'interpréter le monde mais de le changer".
Pourtant, il résulte de ton expérience, en la matière, que le combat titanesque  du mouvement national démocratique, s'est brisé sur un mur d’incompréhension.
Loin de moi l'intention  de minimiser les énormes sacrifices consentis par la génération Soumeida  pour provoquer un changement  radical des mentalités archaïques  ainsi que ceux de tous ces petits rouges  mauritaniens qui ont cru, dans un romantique  élan unitaire, au caractère inéluctable de  la révolution nationale démocratique et populaire, je pense que cette action pressée s'est effondrée à cause d'un grave déficit de la pensée .
Nous l'avons tant aimé, la révolution mais tout indique, à travers ton beau récit, que  les conditions de lendemains qui chantent, promis par les camarades étaient loin d'être réunies.
En lisant le passage relatif à " la ligne de juillet "  de 1973  qui devient dans ton livre  " la tactique de juillet " en vertu de laquelle le mouvement envisageait de déclencher une rébellion armée à partir de la chaîne montagneuse " Atoumay " " située à l'Est d' Akjoujet, je n'ai pu m'empêcher de penser, tout sourire , à l'amusante chanson de  Bourvil intitulée : la tactique du gendarme  et, surtout, au célèbre film de Louis de Funès, la folie des grandeurs  que j'ai vu durant la même période au club el hassi de la fameuse SOMIMA.
Je crois me souvenir, bien que trop jeune à l'époque, qu'après avoir brisé les mouvements de grève qui ont profité à l'implantation du parti des Kadihines  (PKM) dans la ville, la  prospère société minière a favorisé des mondanités  qui ne sont pas de nature à encourager l'esprit révolutionnaire,
Je parie, en tout cas, que les belles " petites anglaises" sympathiques et sympathisantes  de la Mafia d'Akjoujet n'étaient pas du tout disposées à verser du sang pour la révolution.
Au delà de cet épisode qui reflète l'impasse dans laquelle l'action militante s'est enlisée, ton témoignage  révèle, à travers des multiples actions  entreprises ou envisagées par  le mouvement national démocratique,  les limites de la praxis chez tous les activistes  qui, jusqu'à nos jours, agissent, sous le sceau de l'urgence, sans jamais pouvoir ou vouloir arriver au bout  de la réflexion.
La grande leçon que je tire de ton  précieux témoignage est que, malgré les indéniables acquis de l'action politique  du mouvement national démocratique, celui-ci a été incapable de produire une pensée nationale adaptée au contexte mauritanien et appelée à être inscrite dans la longue durée.
Que retient-on, aujourd’hui, de tous ces slogans galvaudés à l’époque et qui s'inspiraient du marxisme-léninisme et de la pensée de Mao Tse Tong, de la révolution permanente de Trotski, de mai 68 ou de la révolution culturelle chinoise ?  Autant en emporte le vent !
C’était certes un printemps propre, mais avec  une certaine spontanéité infantile  et un mimétisme intellectuel  dictés par des circonstances.
C'était  un printemps mauritanien qui, sans avoir l'odeur de l'argent capitaliste  et sans avoir la laideur de la destructrice intervention étrangère, rappelle, néanmoins  par son improvisation, le récent  printemps arabe.

Signé
Ton ex camarade  et, frère de toujours,  Abdel Kader Ould Mohamed.