L’avenir de mémoire

3 September, 2014 - 02:12

Une panne informatique m’empêchant d’accéder à mes archives me donne l’occasion de dire ce que je fais et ce que je crois pour mes compatriotes d’adoption. Une lumière et quelques expériences décisives me motivent. Lumière : dès la première audience du président Moktar Ould Daddah, une intense osmose intellectuelle malgré les différences d’âge, de milieu naturel et surtout de responsabilités : Avril 1965. Octobre 2003. Expériences décisives : les tournées de prise de contact du Président entre 1970 et 1974, dont j’ai suivi une grande partie… des conversations très étendues d’abord avec lui et notamment au début de son exil, des pré-mémoires enregistrés à Toulon pendant sa convalescence en Décembre 1979, puis avec ses principaux coéquipiers de l’époque fondatrice, surtout après 2001, son retour d’exil … les tentatives d’Ahmed Ould Daddah pour à Bruxelles et à Paris convaincre les autorités d’influence sur l’homme fort de Nouakchott (à l’époque Maaouya Ould Sid’Ahmed Taya) de mesurer leur soutien et de contrôler les élections (celles de Novembre 2003) : j’eus l’honneur de l’accompagner dans ces démarches … une introduction à l’histoire de la Mauritanie anté-coloniale par Mohamed Ould Maouloud Ould Daddah, pendant deux fois cinq jours en campement à Ain-Selama … des mois de démarches, d’analyse et d’entretiens autour de l’Elysée en 2008-2009 pour que le coup ayant mis fin à la première tentative de démocratie pluraliste et élective ne soit pas reconnu, et moins encore cautionné par la France (ce le fut pourtant moyennant finances en euros billets) … une correspondance de trois ans pour que le changement d’ambassadeur de France en Mauritanie, puis le changement de président de la République française mettent en pratique promesses et intuitions du discours de Tulle (7 Mai 2012). Lumière et tant de reflets, culpabilité des destructeurs, les putschistes de coup en coup, et mon pays de naissance, surtout à partir de 1997, la réélection boycottée par l’opposition comme celle de 2014.

 

J’en ai déduit :

 

1° un travail de mémoire

 

Pour tous les Mauritaniens. La reviviscence pour les aînés de ce qui fit que l’indépendance de la Mauritanie a été une véritable fondation combinant l’adaptation à l’époque de  modernisation et de mondialisation qui commençait dès les années 1950 et ne fut pas que le mouvement universel de la décolonisation. Pour les cadets à qui l’enseignement de ce qui suivit l’indépendance, n’est pas vraiment donné, la logique des événements amenant à aujourd’hui. Deux publications que le Calame veut bien accueillir, des chroniques anniversaires, généralement deux par livraisons pour combiner les années lointaines et les plus proches, s‘éclairant les unes par les autres, même si aucun fait ne leur est apparemment commun, des présentations d’archives diplomatiques, celles accessibles depuis peu de l’ambassade de France, portant concurremment sur les synthèses politiques rapportant semaine par semaine ou mois après mois la chronique des événements, étant vite remarqué que la qualité et le degré d’empathie des rédacteurs ont beaucoup varié en vingt-cinq ans… et sur la question et la guerre du Sahara, davantage – sauf pour les événements militaires – selon ce que recevait l’ambassade d’autres postes français bilatéraux (notamment Rabat et Alger) ou à New-York (Nations Unies) et de Paris.

 

Anniversaires et documents diplomatiques, après leur publication par le journal, seront édités, sans doute chez l’Harmattan en version française, mais ouverts à une traduction en arabe par un éditeur nouakchottois, l’ensemble pouvant s’acquérir ou se commander au Calame. L’ensemble sera ramassé en un abrégé pour une histoire réconciliée de la Mauritanie 1903 à 2015, à la suite de ces éditions. De telles études du passé sont partielles ; nécessairement elles doivent être complétées, doublées par le recueil et l’exploitation des sources écrites et des mémoires orales pour l’intégration en conscience nationale des histoires et traditions de chacune des collectivités mauritaniennes de tous lieux et de tous statuts. Cette urgence suppose que ce travail de multiples équipes ne soit pas confié seulement à des fonds et des chercheurs étrangers, mais soit une tâche civique partout et pour tous dans le pays : appropriation par les générations nouvelles, éclairées des anciennes, bien plus qu’une conservation muséographique. Il faut aussi que les principaux acteurs publient leurs mémoires : sauf deux ministres remarquables et d’exercice du pouvoir encore récents à propos d’énergie et de pétrole, à propos aussi des relations extérieures du pays, rien n’a encore été fait qui suive l’exemple du président Moktar Ould Daddah. Symptomatiquement, le passé n’est pas considéré comme patrimoine national (les dépêches de l’Agence mauritanienne d’information, antérieure au 6 Août 2008, sont inaccessibles) et les successifs chefs de junte militaire, légitimés ou non par les urnes, ne rendent pas compte de leur action : les régimes autoritaires se vantent eux-mêmes mais ne se racontent pas. Les deux ministres évoqués l’ont été en période de transition ou d’exercice démocratiques. Je vais cependant recueillir tout ce que j’ai glané ou composé depuis 2008 en suivant la politique intérieure mauritanienne : Mauritanie, le putsch à perpétuité ?

 

L’amnésie est un outil de dictature autant que l’amenuisement du jugement moral.

 

L’étude des documents et papiers, pour la période fondatrice, confirme la cohérence et la sincérité de ce que j’eus l’honneur d’entendre, de la bouche du Président, seul à seul avec lui. Les deux grandes options que furent le parti unique de l’Etat, creuset de démocratie et outil de participation et de mobilisation civiques, et le retour de la Tiris El Gharbia à l’ensemble mauritanien,  ressortent comme des évidences, des nécessités et nullement des choix personnels ou aventurés.

 

 

2° l’avenir possible par imagination et patience

 

Un nouveau putsch ou des troubles interethniques ne sont pas une issue mauritanienne, parce que ce n’est pas ainsi que s’est fondé le pays à l’époque moderne. Les forces armées ont acquis leurs lettres de noblesse, souvent dans une admirable et confiante coopération avec celles de l’ancienne métropole, par leur défense de l’intégrité nationale dans les années 1960 et par leur résistance à l’agression de la fin de 1975 : ce n’est pas un titre pour constituer un recours contre la démocratie ou détenir « en dernier ressort » la souveraineté nationale, ce qui fut pourtant prétendu en 1978, en 2005 et en 2008 et par chacune des chartes et autres publiées à ces occasions ou entre deux. Les successives pétitions de certaines ethnies, et même les mouvements abolitionnistes, si elles sont fondées à exiger respect et tolérance mutuelle, pas plus qu’un instinct de supériorité autant que la crainte d’une certaine submersion statistique, sont l’exact contraire de ce qui a constitué explicitement la République Islamique de Mauritanie, l’a fait rayonner dans le monde et fascine encore quand elle est comparée au Sahel ou dans d’autres nations pluriethniques et de composition sociale complexe, qui échouent ou s’ensanglantent.

 

Malgré des décennies de régimes politiques autoritaires et sommaires, les Mauritaniens ont persisté dans leur volonté d’un pays uni, où les intérêts, les défaites, les ressources et les bonheurs sont communs. L’édifice rêvé bien avant l’arrivée des Français et leur demi-siècle de responsabilité administrative et militaire, a tenu bon. Le ciment d’une foi lucide dans l’avenir est celui-là. Se consacrer à des luttes – par elles-mêmes légitimes – sur les plans culturels et sociaux et en prendre à témoin l’étranger, c’est se tromper lourdement de stratégie et ne pas faciliter l’avenir. Une image de la Mauritanie actuelle qui ne serait pas d’abord celle d’un pays aux bases solides mais en partie stérilisées par des systèmes de force et de corruption, pérenniserait ces systèmes et ferait méconnaître ceux qui en sont responsables : tous les soutiens de la non-démocratie et de l’accaparement du pays, à l’intérieur et à l’extérieur.

 

Depuis 1978 et surtout depuis 1991, quand la vie politique fut de nouveau toléré et les partis avec elle, les opposants ne sont jamais parvenus ni à gêner le pouvoir de l’homme fort en place, quel qu’il soit, ni à le remplacer, dans les faits et dans les esprits. L’Histoire peut dire les occasions manquées et les discontinuités de certains opposants. L’obtention du pouvoir sera peut-être consacrée par les urnes, juste revanche de ces légitimations par des scrutins douteux, mais ce ne peut plus être une stratégie.

 

Pour que le pouvoir d’origine militaire et incivique tombe, pis qu’un fruit mûr, comme une feuille morte, il faut une supériorité morale du peuple sur ses dirigeants de fait. A défaut d’un héros ou d’un chantre de la résistance à l’instar de ce dont bénéficièrent entre autres la France des années 1940 à 1970, ou l’Afrique du sud ces trente dernières années, la Mauritanie peut être parcourue – elle l’est sans doute déjà plus qu’on ne le croit et qu’elle le croit elle-même – par des femmes et des hommes, de tous âges et conditions, qui soient des missionnaires de la foi patriotique, civique et des analystes du pays, de ses régions, de ses entreprises et ressources, par écoute et recueil. Il faut qu’au quadrillage, hérité de l’administration française et qui même lors de scrutins contrôlés et pluralistes, avantage le tenant du pouvoir étatique, succède et s’oppose un quadrillage d’avenir, de moralité, d’ambition nationale. C’est ce mouvement qui cassera cette dialectique de contrainte mentale et d’intéressement qui fait la force principale de l’arbitraire et de l’autorité. Contre des systèmes au jour le jour ou autrement que par l’éparpillement des énergies revendicatrices, le long terme, le national tout simple sembleront l’avenir. Quelques dispositions pratiques comme la désignation d’une candidate ou d‘un candidat unique pour incarner le pouvoir dès que celui-ci sera à ramasser de sa poussière, et au plus vite la mise en place de réseaux sociaux et de sites d’information unitaires et objectifs, s’imposeront naturellement.

 

Quelle que soit la valeur morale des chefs de partis composant les coalitions hostiles au pouvoir régnant depuis 1991 et jusqu’à cet été, l’opposition a été aussi inefficace qu’était et demeure l’illégitimité de ce pouvoir. Le peuple ne parle que ponctuellement et pas quotidiennement par les urnes, mais, chaque jour et en tous lieux, il peut être écouté. Et admiré. La République Islamique de Mauritanie, c’est-à-dire les Mauritaniennes et les Mauritaniens, tous ensemble, avec leurs enfants, ont souvent étonné le monde, l’Afrique, la communauté musulmane, l’ancienne métropole et tant de visiteurs, experts ou randonneurs – dans les années fondatrices… mais jamais elle-même : elle se savait et se constitua, capable. Elle va le recommencer en secouant ce qui ne la domine que matériellement et ne l’authentifie pas, ne lui ressemble pas ; elle a honte de son masque, et celui-ci prouve son indignité en se grimant en démocratie et en développement. Tant qu’il lui est imposée de paraître ainsi, la Mauritanie a honte, en tellement de ses citoyennes et citoyens, de ses patriotes/.

Par Bertrand Fessard de Foucault alias Ould Kaïge