De l’Afrique de l’Ouest à Lampedusa : les chemins de croix des migrants africains

29 December, 2016 - 11:25

Chaque année, de milliers de migrants en provenance de l’Afrique subsaharienne débarquent sur l’île italienne de Lampedusa. Patrick Ndungidi est le premier journaliste africain à s’être rendu pour le compte de médias africains sur ce qui est considéré comme la première porte d’entrée vers l’« El Dorado » européen. Dans ce reportage exclusif, Ndungidi livre le récit glacial de quelques jeunes migrants qui ont, inconsciemment, bravé le danger et la mort pour fuir un quotidien où même l’espoir n’était plus permis.

De Lampedusa (Italie)

C’est l’histoire dramatique de Sow Ibrahim, alias « Man By Kaporo-rail », jeune rappeur originaire de la Guinée, qui rêve d’une brillante carrière dans la musique. C’est aussi celle, poignante, de Saliou, mécanicien de 22 ans, originaire du Sénégal. Emouvante, de Ségou, 20 ans, conducteur de moto et originaire de Sifo en Gambie. Affligeante, de ce jeune guinéen de 19 ans qu’on appellera Abou, passionné de football ainsi que de musique et qui souhaite devenir professionnel, au sein de l’équipe de la Juventus de Turin. C’est l’histoire singulière de tous ces jeunes migrants en provenance d’Afrique subsaharienne et à la recherche de lendemains meilleurs en Europe.

 

Présence discrète 

Leur présence à Lampedusa est presque discrète, loin de l’idée que je me faisais en arrivant sur l’île, où je pensais trouver une « jungle », voire plusieurs, comme celle de Calais récemment démantelée. Sur un territoire de plus ou moins 6000 habitants, le nombre de migrants, à Lampedusa, lors de notre séjour, était de 490. Ils sont tous logés dans l’unique centre d’accueil d’urgence de l’île, d’une capacité de 381 places, en attendant d’être transférés vers d’autres spécialisés, disséminés dans toute l’Italie. En dehors du centre où ils tuent le temps comme ils peuvent, certains de ces jeunes africains, contraints à l’exil, traînent sur la place Garibaldi où se situe, également, l’église de Lampedusa. Quelques-uns préfèrent humer l’air frais de la via Roma, avenue principale de l’unique centre urbain, d’où ils peuvent admirer, à quelques mètres, une vue idyllique sur la mer. Cette mer qu’ils ont traversée, au péril de leur vie, dans des embarcations de fortune, les fameux zodiacs. La population semble indifférente à cette présence quasi minime, elle s’y est habituée, depuis plusieurs années. Le problème de l’immigration, que certains habitants qualifient de « médiatique » a contribué à ternir l’image de Lampedusa dont les recettes proviennent à 90% du tourisme. En 2011, lorsque l’immigration atteignit son pic sur l’île avec plus de 50.000 arrivées, les recettes liées au tourisme ont chuté de 50%... Depuis, la situation semble revenue à la normale. La présence des migrants africains, en apparence feutrée, ne semble poser de problème à personne. « Ils ne nous dérangent pas », assure Caterina Costa, présidente de l’antenne locale de la Confédération nationale de Misericordia d’Italia. Et ce, malgré des chiffres qui font froid dans le dos. Depuis 1991, plus de 350.000 migrants auraient débarqué à Lampedusa. De quoi provoquer une révolte. « Mais, ici, aucun d’entre nous n’est jamais descendu dans la rue pour manifester contre les migrants, personne ! », insiste Costa, qui justifie ce paradoxe « avec l’esprit d’accueil qui caractérise, depuis toujours, les Lampédusiens ».

De leur côté, Les jeunes venus de l’autre bord de la Méditerranée paraissent presqu’intimidés de se retrouver là. Ils se déplacent souvent en petits groupes, pour aller au bord de la mer ou à l’église de Lampedusa, où des religieuses de la Congrégation des Pauvres de Don Morinello ont pris l’habitude de leur distribuer des vêtements, quasiment chaque jour. À en croire Sœur Paola, d’origine roumaine, une grande partie de dons d’habits provient des habitants de Lampedusa. Heureux d’avoir reçu une veste et une écharpe qui le protègent du froid, un jeune migrant originaire de la Gambie  improvise un rap avec, comme refrain, « Thank you Lampedusa ». C’est donc place Garibaldi, qui peut être considéré comme le second quartier général des migrants à Lampedusa, que nous avons croisé certains jeunes africains débarqués sur l’île, il y a quelques semaines. Ils ont accepté, spontanément, de partager avec nous le récit de leur long et dangereux périple.

 

 

Chemin de croix

Pour atteindre cette « terre promise » que constitue, pour eux, l’Europe, ces jeunes migrants ont emprunté un vrai chemin de croix, enduré la faim et la soif, lors d’une périlleuse traversée du Sahara, vécu l’enfer en Lybie, selon leurs propres témoignages ; en bref, un voyage suicidaire, hérissé de violences, incertitudes, peurs, morts… « Si c’était à refaire, je ne le ferai pas : c’est trop difficile. J’ai vu des personnes souffrir atrocement, d’autres mourir comme des chiens. Si j’avais su que nous allions accomplir un voyage aussi dangereux, jamais je ne me serais lancé en telle aventure. Malheureusement, l’Europe, c’est « Le » rêve pour de nombreux jeunes et nous ne sommes ni suffisamment ni correctement informés, sur tous les périples qui nous attendent », fait savoir Ségou, jeune gambien de Banjul. « C’est un voyage difficile à décrire. Il n’y a pas de mots pour l’expliquer. Nous avons souffert sur la route et subi les pires tortures, avant d’arriver ici », explique, pour sa part, Abou de la Guinée.  La majorité des migrants que nous avons rencontrés viennent généralement de l’Afrique de l’Ouest : Guinée, Mali, Sénégal, Nigéria, Mali, Gambie, Cameroun, etc. Ce sont des jeunes, voire des enfants ou des personnes plus âgées, des femmes (parfois enceintes) ou, encore, des familles entières…

 

Traversée du désert

Ils empruntent le dangereux chemin vers l’exil en passant par plusieurs pays africains avant d’atteindre, finalement, la Libye. Ils doivent financer ce voyage coûteux et faire face à des réseaux bien organisés, sans foi ni loi, qui organisent la traversée du désert (notamment des Touaregs) puis celle de la Méditerranée (Libyens), leur extorquant de l’argent. Personne ne sait à l’avance combien coûtera la périlleuse aventure. Il n’y a pas de prix fixe et les tarifs peuvent augmenter à tout moment, au gré de l’humeur des passeurs et des trafiquants. « J’ai quitté la Gambie pour le Sénégal où j’ai passé un jour », explique Ségou. « Ensuite, Bamako, au Mali, où j’ai passé également une seule journée.  Après Bamako je me suis rendu, en bus, au Burkina Faso, à Ouagadougou, puis à Niamey, au Niger pour une nuit, puis Agadez où nous avons passé deux semaines. Après le Niger, c’est l’entrée en territoire libyen, à la frontière,  et la longue route vers  Tripoli. Quatre jours ! Nous avons voyagé à bord d’un pick-up, entassé comme des sardines. Il y avait 35 personnes, des femmes, des enfants et des hommes, pêle-mêle »…

Quant à Saliou, le jeune mécanicien sénégalais de 22 ans, ce voyage dangereux l’a conduit du Sénégal à Bamako au Mali, puis au Burkina Faso, au Niger, et en Algérie, à Oran. « Je suis passé par In Guezzam, la première ville frontalière entre le Niger et l’Algérie. Nous avons été conduits par des touaregs. Ensuite, les mêmes passeurs nous ont conduits à Tamanrasset. Nous avons marché toute la nuit dans le désert. Nous étions 35. Il y a eu un mort, un garçon qui devait avoir à peu près 18 ans. Nous n’avions pas d’eau. Nous avons marché de 21h à 4h du matin. Ils nous avaient dit qu’il y aurait des voitures mais il n’y en avait pas. On les a rencontrés entre Arlit et In Guezzam. De Tamanrasset, nous sommes allés à Ghardaïa, en bus normal pour 2.000 dinars [l’équivalent de 16,80 euros, ndr]. De là, je suis parti à Oran et ça m’a coûté 2200 dinars. J’étais en contact, sur Facebook, avec des amis algériens qui m’ont dit de venir dans cette ville ». A Wahran, « la radieuse » comme la qualifiennt les Oranais, Saliou a trouvé du travail comme mécanicien. « Mais j’étais mal payé, entre 1200 ou 1300 dinars, ça dépendait de l’ampleur du boulot qu’on me donnait. Malheureusement, il n’y en n’avait pas beaucoup. Je suis resté deux mois à Oran ». Pour passer la frontière libyenne, j’ai dû payer 22.000 dinars [184 euros, ndr. On m’a, par la suite, envoyé vers Zinta, en Libye. De Zinta, puis Sabratha. Là, on a trouvé des passeurs qui nous ont embarqués dans un zodiac pour Lampedusa ».

 

L’enfer libyen

Constante de tous témoignages recueillis sur l’île italienne : la Libye est le passage obligé pour les migrants venus d’Afrique de l’Ouest. Mais, dans ce pays où règne le chaos, ils sont victimes de violences physiques et psychologiques. Leur quotidien y est rythmé par la terreur, les menaces, les intimidations… « Là-bas, ce n’est pas du tout facile. C’est un pays sans chef, où tous les jeunes détiennent des armes. On peut tirer sur toi à tout moment. Nous avons vu beaucoup de personnes se faire tuer, torturer ou emprisonner », témoigne le jeune guinéen Abou, le regard perdu dans le vide. « Ils nous frappent comme des animaux. Quand ils attrapent un africain noir, ils l’emprisonnent et réclame de l’argent. Mais la majorité des jeunes qui se lancent dans cette aventure sont issus de familles très pauvres, d’autres ont perdu des membres de leurs familles lors de l’épidémie d’Ebola. Nous n’avons donc personne pour nous soutenir. Beaucoup perdent la vie en prison car les conditions y sont inhumaines. Vous mangez, une seule fois par jour, des macaronis mal préparés. Vous pouvez manger à dix dans une assiette et, si tu en attrapes une poignée, tu remercies le Tout- Puissant. Dix personnes doivent se partager un litre d’eau salée et souillée ».

 

L’impitoyable traversée de la mer

Après l’enfer libyen, vient l’impitoyable traversée de la mer Méditerranée dans des zodiacs.  Hommes, femmes, enfants sont entassés dans ces embarcations de fortune, exposés à plusieurs dangers et maladies, au cours de ce trajet aléatoire qui ne dure, pourtant, que quelques heures. La maladie la plus répandue est celle qui est qualifiée de « Maladie du zodiac », par le docteur Pietro Bartolo, célèbre par le documentaire « Fuocoammare, par-delà Lampedusa », Ours d’or au dernier Festival de Berlin. La maladie du zodiac cause des sévères brûlures sur la peau, dues au contact avec le mélange de l’essence répandue à l’intérieur du zodiac et l’eau salée de la mer. « Cette maladie est mortelle si elle n’est pas soignée à temps », soutient le docteur Bartolo, qui dirige le poly-ambulatoire de l’Azienda Provinciale Sanitaria di Palermo (ASP) où sont pris en charge les migrants malades à leur arrivée sur l’île italienne. Ce célèbre médecin de Lampedusa a soigné plus de 300.000 migrants depuis 1991, année au cours de laquelle l’île a vu arriver les premiers migrants. A Lampedusa, ces migrants débarquent au port, sous l’œil vigilant mais chargé de compassion du médecin, seul à autoriser l’entrée dans l’île. Les cas les plus graves et les femmes enceintes sont acheminés au poly-ambulatoire ; les autres envoyés au centre d’accueil d’urgence et d’enregistrement de Lampedusa, devenu le premier hotspot mis en place par l’Union Européenne en Octobre 2015. Le transport vers le petit hôpital de la ville où le séjour est assuré par l’équipe de bénévoles de l’association « Misericordie ». L’organisation qui coordonne le hotspot, sous la direction du ministère de l’Intérieur italien, fournit, aux migrants, accueil, assistance, support psychologique, social et légal. Des équipes d’experts des agences européennes, l’agence de surveillance des frontières Frontex, le Bureau européen d’appui en matière d’asile (EASO) et l’office européen de police Europol sont aussi dépêchés sur les lieux, pour aider à l’identification, au filtrage et à l’enregistrement des personnes, en partenariat avec les autorités nationales. Dans le centre, les migrants sont ainsi identifiés, en vue de leur transfert dans des centres spécialisés situés en d’autres villes italiennes. Leur passage ne devrait durer que quelques semaines mais bon nombre de ceux que nous avons rencontrés sont là depuis plus d’un mois. Tous assurent, à l’unanimité, qu’ils sont bien traités. « Normal », assure, avec un brin de malice, une source confidentielle qui connaît bien les lieux, « après la Libye, Lampedusa c’est le paradis ! ». Un avis que partage Marilena Cefalà, la nouvelle directrice du centre, pour le compte de Misericordie, mais dont elle nuance les contours. « Il y a parfois des escarmouches entre communautés, ce qui est normal dans ces conditions car c’est difficile de gérer des cas aussi complexes, mais rien de bien grave, et les migrants sont vraiment traités correctement ».

En attendant des jours meilleurs qu’ils espèrent plus heureux qu’en Afrique, ils tuent le temps au centre ou dans les rues de Lampedusa, notamment en jouant au football et en envisageant l’avenir, parfois avec un brin de philosophie. « Il faut savoir laisser du temps au temps, pour savoir ce que le temps te réserve dans le temps. La vie, c’est la patience. Il n’y a pas de conception théorique sans réalisation pratique », avance le jeune Abou qui caresse, comme tous les migrants africains que nous avons rencontrés, le rêve de « réussir en Europe, pour devenir une personne respectée dans ma terre natale ».

 

Encadré

2016, l’année de tous les records

Près de 180.000 migrants secourus, des journées chargées comme jamais et, malgré leurs efforts, des milliers de morts : 2016 fut l'année de tous les records pour les garde-côtes italiens. Répartis le long des 8.000 kilomètres de littoral du pays, ces onze mille fonctionnaires gèrent, au quotidien, la sécurité maritime, la protection des écosystèmes et le contrôle de la filière-pêche. Leur zone de surveillance couvre environ 500.000 km², autour de la péninsule et de ses îles, mais la défaillance de leurs homologues libyens donne, de facto, au Centre de coordination des opérations de sauvetage (MRCC) de Rome, autorité sur la majeure partie des eaux entre la Libye et l'Italie. Des eaux désormais très fréquentées : 170.000 personnes secourues en 2014, 153.000 en 2015 et près de 180.000 cette année. En 2016, c’est au total 352.822 personnes qui sont entrées en Europe, en passant par l'Espagne, l'Italie ou la Grèce. Bien que le chiffre soit élevé, il est en net recul par rapport à l'année 2015. 1.015.078 migrants sont arrivés sur le vieux continent l'année dernière. Mais si le nombre de réfugiés en Europe a fortement baissé, au cours de cette dernière année, le nombre de morts ou de disparus sur les routes migratoires a, lui, encore augmenté, par rapport à 2015. Au total, 4742 personnes décédées ou disparues, en Méditerranée. Enfin et contrairement à une idée reçue fortement répandue, les mouvements du Sud vers le Nord ne représentent que 3,2% des migrations mondiales. Les flux Sud-Sud sont trois fois plus nombreux et concernent, eux, 740 millions de personnes dans le Monde.

Sources : La Croix, Le Figaro, Jeune Afrique.

 

De Patrick Ndungidi (en collaboration avec Joshua Massarenti)

 

Patrick Ndungidi est un journaliste congolais basé à Bruxelles depuis 2014. Il collabore avec Forbes Afrique, Huffington Post et l’agence d’information Les Dépêches de Brazzaville. Joshua Massarenti est chef de bureau de Vita à Bruxelles et rédacteur-en-chef du site d’information Afronline.org

 

© Sud Quotidien (Sénégal), Les Echos (Mali), Le Calame (Mauritanie), Le Pays (Burkina Faso), L’Autre Quotidien (Bénin), Mutations (Cameroun), Le Nouveau Républicain (Niger), Le Confident (RCA), VITA/Afronline (Italie). 

 

Lire aussi: Pietro Bartolo, médecin chef de Lampedusa : « Mon témoignage sur l’enfer des migrants africains » http://lecalame.info/?q=node/4978