De la Mauritanie

11 February, 2016 - 00:29

La période fondatrice fait de plus en plus référence actuellement. Avant d’écrire l’abrégé d’une histoire réconciliée de la Mauritanie (1903 – 2018 ou 2020… selon la date de future parution), je ne crois pas inutile de rappeler la conscience que j’avais du pays il y a cinquante ans et telle que j’avais l’honneur de la dialoguer avec le président Moktar Ould Daddah

Bertrand Fessard de Foucault, alias Ould Kaïge

 

 

Écrit sans titre. Juin 1970

 

Après avoir suivi le Conseil national du Parti du Peuple Mauritanien, tenu à Tidjikja. 25 Mars au 3 Avril 1970,

puis une tournée présidentielle de prise de contact du 17 au 23 Avril 1970 : Boumdeid, Ould Yenge, Kaédi –

pour servir d’introduction à l’anthologie des discours et messages du président Moktar Ould Daddah

qui devait être publiée à l’occasion du Xème anniversaire de l’Indépendance

 

Texte saisi numériquement sans retouche que l’orthographe et quelques majuscules

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Un pays immense, sévère, silencieux que tout prédispose à la dispersion et au morcellement, en tout cas à la solitude : une contrée apparemment homogène si le blanc des cartes et des atlas ne masquait mille paysages des oasis de l’Adrar au Oualo, des tables violettes du Tiris et du Zemmour baignées des herbages vert crû de l’hivernage jusqu’aux dunes de l’Azefal ou de la côte océane ; une terre si vaste qu’elle s’essouffle en sable et en coquillages, qu’elle éteint tout bruit, toute rumeur, toute plainte.

 

C’est pourtant la Mauritanie une et indivisible, si tendre dans la rumeur nocturne des campements, si stridente dans le chant aigu du puits ou le sifflet toucouleur, si changeante dans chacune de ses pistes et dans chacun de ses enfants.

 

Un pays peu connu, un terrain de parcours sillonné par des caravanes immémoriales, de mystérieux courants de troc, de lents brassages de populations, de subites et décisives invasions.

 

La Mauritanie amalgamée en deux générations sous la même autorité administrative, érigée voici seulement dix ans en une République indépendante, demeure encore aujourd’hui oubliée des journaux, de la télévision et des amateurs de science politique. Une proclamation d’indépendance en des circonstances mouvementées, des débats aux Nations Unies ou une visite officielle d’importance, la mettent quelques jours « à la une » des organes d’information. Mais l’analyse dépasse rarement la recension de quelques dates électorales et de statistiques souvent peu sûres, quand il ne s’agit pas de la description facilement suggestive de quelque folklore.

 

Pour connaître la Mauritanie telle qu’elle est et dans ce qu’elle veut être, il faut aller à elle pour elle-même, d’une certaine manière s’y consacrer. En se laissant imprégner d’elle et de l’œuvre de ceux qui la construisent, on finit par se pénétrer d’un nouvel être, d’une intelligence et d’une sensibilité autres : on se convertit à la Mauritanie, et par elle au désert, au développement, à la fierté de soi, au Dieu unique et transcendant. On n’oublie rien de la vie des tentes, de l’animation des marchés du Fleuve ; on médite toujours la vie ici-bas et d’au-delà ; on demeure intransigeant dès qu’honneur, fraternité et justice sont en jeu. Mais on vient à un dessein politique, on entre dans la lente invention des institutions, dans le perfectionnement des concepts et des méthodes, on discerne le changement à peine perceptible s’il est mesuré sur une seule année, mais éclatant à considérer les quinze dernières, qui fait se mobiliser un peuple dont l’attentisme remontait à l’origine.

Le but de ce livre est d’introduire à la Mauritanie contemporaine en suivant – par les discours et les messages qui l’ont jalonnée et continuent de l’illustrer – le cheminement du projet, de l’analyse et de l’action de celui qui en est responsable depuis le 20 Mai 1957 : Maître Moktar Ould Daddah.

 

 

 

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La Mauritanie ne semble pas avoir de frontières naturelles sur la carte, ses limites courent en droite ligne ou se cassent en angles bien nets à l’exception des régions méridionales dont le contour irrégulier est dessiné par le fleuve Sénégal. A l’intérieur, d’elle-même, on ne croit ne pouvoir trouver davantage d’unité. La population se disperse en oasis, en escales fluviales, voire dérive au gré des saisons et des pluies. Les agglomérations traditionnelles de Tidjikdja, d’Atar, de Néma, de Oualata, de Chinguetti, de Kiffa comme les centres modernes de Nouakchott, de Zouerate, de Nouadhibou, d’Aïoun-el-Atrouss sont comme des îles perdues dans le vide saharien ou les rochers d’un gigantesque et méditatif jardin Zen. Encore faut-il remarquer que l’essentiel ne vit pas en ville mais sous tentes dans des campements disséminés et eux-mêmes peu peuplés. A première vue, la Mauritanie n’existerait donc pas.

 

Pourtant, cette insularité multiple forme le tissu de mille cohésions. Les caravanes, les campements suivent de véritables routes et s’établissent en des points toujours identiques. Ces gens aux modes de vie si différents, marchands et cultivateurs sédentaires du sud ou des palmeraies, nomades chameliers ou moutonniers, et aujourd’hui fonctionnaires ou ouvriers sont liés par d’innombrables relations familiales, domaniales, commerciales. A tous, le désert impose vêtement, manière de réagir et de penser quelles que soient leur couleur de peau ou leur lieu d’habitation. Tous se réclament de l’Islam et le pratiquent de même manière, enseignés qu’ils ont été et sont par les mêmes maitres. On sent tout de suite si l’on se trouve ou non en Mauritanie ; point n’est besoin de montagnes ou de fleuves pour endiguer ou protéger ce peuple, pour le caractériser : regard et espace suffisent.

 

L’histoire le montre bien comme si une étrange complicité des paysages, des climats et des hommes faisait que la Mauritanie absorbe, transforme, adapte, convertit et demeure siècle après siècle irréductible à toute absorption qu’elle vienne du nord ou du sud, d’occident ou d’orient. Chaque envahisseur apporte qui sa langue, qui sa religion, qui ses méthodes d’administration, mais les gens du désert et leurs parents des escales restent les mêmes.

 

Sans doute les Béni Hassan introduisent l’organisation émirale et la langue arabe, sans doute fixent-ils des structures sociales ; mais l’Islam était pratiqué bien avant leur venue et même prêché à toute l’Afrique occidentale depuis les Almoravides, et les droits et devoirs du chef qu’il soit celui de la tribu, de la fraction ou du village étaient déjà codifiés par des siècles de coutumes.

 

Sans doute les Français apportent une administration écrite et survivant à la personne de celui qui en a momentanément la charge, sans doute unifient-ils pour la première fois le pays sous une seule autorité ; mais leur difficile pénétration, l’attentisme jusqu’à ce qu’ils aient conquis l’ensemble de ce qui est aujourd’hui la Mauritanie, montrent bien que dès 1900 le Trarza se sait solidaire du Tagant et le Tagant de l’Adrar et du Hodh et le Hodh de l’Assaba et du Tagant, et le Fleuve du désert.

 

D’ailleurs, est-il seulement arabe ce dialecte hassanya ? Est-il seulement français cet Etat de droit ? Et qu’est la démocratie en Mauritanie ? Celle du parti communiste ? Celle des Républiques parlementaires ? Ne serait-ce pas structurée par le Parti unique, prêchée à travers tout le territoire, maintenue par la persuasion, le tête-à-tête et un projet constamment enrichi, l’antique organisation qui régissait le campement minuscule ?

 

Comme elle adapte et transforme à son contact et en son milieu tout ce qui lui parvient du dehors : idées, institutions, vocabulaire et technique, la Mauritanie crée jusqu’à l’homme. Le courant qui joint l’Afrique du nord et l’Afrique subsaharienne, c’est elle qui le détermine et le filtre. Elle est à la fois ce courant et autre chose, tant la rivière d’hommes, de religion, de produits coulant dans les deux sens au travers du Sahara occidental, laisse un dépôt unique : l’homme mauritanien. En elle descend vers le Sénégal le legs berbère, arabe et musulman, la civilisation écrite et universelle ; par elle remonte à la Méditerranée la sagesse, le plein air, un secret qui ne se transcrit pas maos se chante. La Mauritanie peut unir l’Afrique noire et l’Afrique blanche, parce qu’elle est les deux à la fois, et dans chacun de ses fils. Maures, Sarakollés, Toucouleurs, Ouolofs ont acquis les uns des autres une coutume, un tempérament, un vêtement, un habitat, une nourriture, une religion. L’ensemble est mauritanien.

 

 

 

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Les révolutions en Mauritanie n’affectent donc ni le tempérament de l’homme, ni l’organisation de la vie collective. Elles sont lentes, presque indéchiffrables dans l’instant.

 

Historiquement, ce sont d’abord des migrations qui font entrer et sortir du désert des peuples blancs ou noirs, mais les entrelacent et les marquent définitivement de leur séjour saharien. A chaque vague de ce va-et-vient correspondent des hégémonies éphémères et le déplacement d’est en ouest de courants commerciaux et de capitales politiques. Chaque fois, le choc vient de l’extérieur qui redistribue entre les populations avoir et pouvoir. L’arrivée des Maq’il à partir du XVème siècle consacre un état de mœurs et de relations et impose des structures politiques en même temps qu’une culture et un commandement : c’est encore une révolution venue du dehors, mais à son tour l’envahisseur se « mauritanise ».

 

La révolution suivante va opérer la même novation à partir de l’intangible ; mais les fondements de la Mauritanie d’aujourd’hui en sont issus, comme si la France allait saisir en cinquante ans de présence souveraine un matériau millénaire et sans cesse en mouvements intérieurs.

 

Depuis longtemps établie au Sénégal, maintenant assurée de sa présence en Afrique du nord par la conquête de l’Algérie et le protectorat tunisien, la France républicaine songe à un empire africain. Sans réel plan d’ensemble, ses troupes occupent l’arrière-pays jusque là parcouru par les seuls missionnaires et marchands. La Mauritanie est la dernière à succomber à cette logique de la géographie. En apparence, elle n’est pas conquise pour elle-même. Le Gouvernement Général de l’Afrique Occidentale Française fait surtout valoir des raisons stratégiques d’autant plus évidentes que la question marocaine est posée depuis 1900 et que la vieille ville française de Saint-Louis est à portée d’un coup de main des Maures. Pourtant, le maître d’œuvre de la pénétration française dans le pays, Coppolani, prend la Mauritanie pour ce qu’elle est. Sans doute vante-t-il ses possibilités économiques qu’il ne soupçonne qu’agricoles ; mais son expérience algérienne, puis ses missions au Hodh et au Soudan en ont fait un expert et un amoureux de l’Islam du désert. Cette conjonction d’un intérêt militaire et d’un attrait intellectuel marque la jeune colonie dès ses débuts de 1905 et jusqu’aux derniers temps de l’opération « Ouragan » en 1958.

 

En Mauritanie, la France tâtonne et hésite ; petit à petit, elle reconnaît chaque classe sociale, chaque région : les marabouts sur lesquels s’est appuyé le fondateur, 1es guerriers dont ses successeurs Montané-Capdebosc et Gouraud pressentent la crise morale et sociale, les gens du Fleuve d’abord auxiliaires de la pénétration puis envisagés pour eux-mêmes par Gaden. Le Trarza est le noyau – d’abord double – du futur ensemble en 1903 ; puis le Brakna en 1904, le Tagant en 1905, la Baie du Lévrier, l’Inchiri, l’Adrar en 1908-1909. L’administration des régions méridionales et orientales est tentée de plusieurs manières : les cercles du Gorgol et de l’Assaba apparaissent et disparaissent, le Hodh n’est rattaché dans son entier au territoire qu’en 1944. Quant au nord, placé sous la souveraineté longtemps théorique de l’Espagne, la France y reconnaît dans la pratique militaire consacrée par les expéditions de 1913 ou de 1958, qu’il est le prolongement nécessaire de la Mauritanie, ce que ses habitants expérimentent chaque saison.

 

Même intuitions et mêmes irrésolutions pour l’enseignement de la langue arabe, pour l’organisation de la justice eu égard à la coutume, pour l’égalité devant l’impôt, pour la participation à la gestion des affaires locales. Pendant cinquante ans, les Mauritaniens – et surtout ceux d’entre eux qui servent dans l’administration – découvrent leur propre pays dans ses limites, dans ses terrains de parcours pacifiés, dans ses diversités et complémentarités régionales, dans un effort d’équipement et de scolarisation la prenant comme un tout ; mais les problèmes inhérents à sa composition ethnique et sociale, à ses mentalités, à ses aspirations sont « gelés ».

 

La présence française apporte cependant une nouvelle révolution en Mauritanie ; dès 1905 se tend la ligne télégraphique qui va desservir le pays à partir de Saint-Louis. Vingt ans plus tard, la liaison automobile Rosso-Atar est réalisée tandis que les premières patrouilles aériennes sont effectuées. Surtout, l’éparpillement de la population est enfin pallié par un réseau de plus en plus dense et rapide de communications, par la présence constante sur le terrain de l’administration, par la normalisation des règles et des coutumes, par la sécurité que troublent certes les derniers combats des années trente ou le soulèvement hamalliste, dix ans plus tard, mais qui est assurée dans l’ensemble. Une mutation s’opère que quelques-uns seulement ont pressenti à l’instar de Cheikh Sidya, l’allié de Coppolani : la sécurité des voies de communications, des terrains de parcours, des marchés d’échange, le recensement et l’impôt, le contrôle des migrations et des armes, le maintien d’une autorité tenant certes beaucoup à la personne de ses mandants mais contrôlés de plus haut, l’insertion du pays dans un ensemble africain transforment décennie après décennie, le paysage et la mentalité de tous les jours.

 

Cette mutation, commencée avec l’instauration du « protectorat des pays maures », n’est toujours pas achevée lors du dixième anniversaire de l’indépendance : le recensement, la levée de l’impôt, la dépersonnalisation de l’administration, le désenclavement des îlots humains séparés par des mers de sable ou de longs temps de déplacement, sont toujours et quotidiennement l’enjeu de la lutte. Est-ce à dire que l’Etat national soit le strict continuateur, avec moyens et fins identiques, de l’Etat colonial ? Pour distinguer ce régime relativement peu contraignant et qui inscrit à son actif d’incontestables réussites et apports positifs, de celui qui convient vraiment au pays et à son peuple, il faut à coup sûr beaucoup méditer et beaucoup imaginer. Réaliser que le régime français, pourtant adapté autant que possible aux nécessités mauritaniennes, demeure étranger à sa terre et à ses compatriotes, discerner ce que peut être la Mauritanie de l’avenir, la vraie Mauritanie, et prévoir le cheminement qui convient : ce ne sont pas par quelque éclair immédiat ou une conversion subite et illuminée que Moktar Ould Daddah y parvient. Les événements, nul ne les précède pas, mais fait corps avec eux et les comprend d’autant mieux. La première révolution que la Mauritanie va enfin tenter de l’intérieur et par elle-même, il la vivra dans son âme tout en l’expliquant à ses compatriotes et en les dirigeant à travers les pièges, les leurres et les exigences de la souveraineté nationale.

 

Au bouleversement des civilisations et des continents remués par la technique, liés par une solidarité brutale, frappés de peur et d’idéal, les Mauritaniens doivent apporter leur réponse avant qu’elle ne leur soit imposée par quelque aveugle engrenage technologique et sociologique. Pour la première fois, la Mauritanie doit – très vite, car le précaire abri de son désert est traversé de vents nouveaux – modifier son tempérament, l’adapter pour en sauvegarder le meilleur et le secret.

 

 

 

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De sa naissance à Boutilimit en Décembre 1924 – l’année-même de la mort du grand Cheikh Sidya – jusqu’en Mars 1957 – moment où le territoire choisit dans le savoir ceux qui vont le mener du statut colonial à celui d’Etat membre de la Communauté – Moktar Ould Daddah vit comme une longue scolarité, régulière et prégnante. D’abord d’une manière toute traditionnelle, s’imbibant du legs ancestral et si fortement qu’il ne s’en défera jamais, jusqu’à son entrée à l’Ecole Blanchot à Saint-Louis-du-Sénégal en 1939. Là, sa vie demeure scolaire, mais maintenant c’est d’une culture occidentale et de concepts « modernes » qu’il se nourrit. Un instant, il succombe même à ses attraits sur l’instance de ses camarades plus âgés : démissionnant de cette école qui prépare au diplôme de fils de chef servant pour l’administration, il entre dans cette dernière, passe avec aisance le concours d’interprète et est nommé à Fort-Gouraud en Janvier 1942 puis à Fort-Trinquet à la fin de 1943.

 

Alors se situe sa première mue : elle est toute intellectuelle. Mesurant l’insuffisance de l’instruction qu’il a jusqu’à présent reçue, il est envahie d’une soif d’apprendre. Par disques et assimil, il s’initie à l’anglais et s’introduit à diverses disciplines. La politique n’est pour l’heure nullement sa voie. Il est à nouveau austèrement et studieusement en poste à Fort-Gouraud quand le territoire élit pour son premier représentant au Parlement français, Horma Ould Babana en Novembre 1946. S’il séjourne à Saint-Louis, dans l’administration centrale de Novembre 1947 à Septembre 1948 et se trouve donc bien placé pour découvrir la vie politique naissante et assez anarchique qui caractérise alors le pays – il participe même comme membre du bureau exécutif à la fondation de l’Union Progressiste Mauritanienne – Moktar Ould Daddah ne fait pas partie du « système ». Ses études, il les poursuit en France, d’abord à Nice d’Octobre 1948 jusqu’à son baccalauréat obtenu en Juin 1952, ensuite à Paris en faculté de droit où il rencontre la future Mariem Daddah.

 

De politique, il n’est toujours guère question ; il ne rentre au pays que tous les deux ans, brigue certes quelque instant un siège à l’Assemblée de l’Union française mais sans insistance. En 1955, l’année de la veille des échéances, une pleurésie le terrasse, il manque donc le congrès décisif qui marque, en Novembre à Rosso, la scission de l’U.P.M. et la constitution de l’Association de la Jeunesse et se trouve sous observation médicale pendant toute la première moitié de 1956. Quand il peut enfin partir pour Dakar y accomplir son stage d’avocat chez M° Boissier-Palun en Novembre 1956, la « Loi-Cadre » a été votée, les revendications du Maroc sur la Mauritanie sont déjà formulées et l’U.P.M. a définitivement évincé sur le plan électoral le parti de Horma Ould Babana : l’Entente Mauritanienne.

 

Et d’un coup, l’étudiant passe d’une vie studieuse aux responsabilités politiques : Sidi El Moktar N’Diaye, le député au Parlement français présidant aussi l’Assemblée territoriale, pense à lui comme chef du gouvernement prévu par la loi du 23 Juin 1956. Déjà, il apparaît que Moktar Ould Daddah peut concilier tout le monde. Elu en Mars 1957 par la circonscription où il a servi quinze ans plus tôt, il manifeste d’emblée – par la manière dont il constitue son équipe et par le projet qu’il développe devant l’Assemblée le 20 Mai 1957 – qu’il n’entend pas sa tâche comme de simple gestion. Immédiatement – sans doute ont-ils été longuement et secrètement médités – sont posés les thèmes-clés : faire la patrie mauritanienne par l’union de tous, jeunes et vieux, gens du désert et gens du fleuve, nobles et moins nobles ; la bâtir en affirmant sa personnalité culturelle par une réforme de l’enseignement (il a pris sous sa responsabilité personnelle ce département ministériel) et par la mauritanisation des cadres, et sa maturité politique par la revendication d’une place à part dans la communauté franco-africaine et le rejet des prétentions venues du nord ou d’ailleurs.

 

Ce programme est mis à rude épreuve : le candidat de tout le monde n’est en réalité celui de personne ; encore plus vite que le peuple dans son entier, les extrémistes nostalgiques ou adventistes s’en aperçoivent. Quant au jeune chef du gouvernement, à peine a-t-il surmonté un obstacle ou séduit un opposant que d’autres surgissent, que ses amis hésitent, que l’incertitude de beaucoup obscurcissent la conjoncture et le projet d’ensemble. L’union réalisée en Mai 1957 par la participation au gouvernement de l’Entente évincée de l’assemblée, semble compromise par le départ inopiné de deux ministres en Mars 1958 à Rabat. La personnalité mauritanienne originale entre le Maghreb et l’Afrique noire est contestée par ceux qui prônent en Mauritanie ou à Dakar l’adhésion du territoire aux projets fédéraux du Mali ébauchés puis mis en en place de Février 1958 à Mai 1959, et par ceux qui du Maroc ou à l’intérieur, faisant allégeance au souverain chérifien ou fondant la Nahda en Août 1958, prêtent à la confusion des deux et donnent matière à la propagande d’Allal El Fassi. La vocation à l’indépendance marquée par le discours d’Aleg le 2 Mai 1958 ou celui prononcé au lendemain du referendum du 28 Septembre, est également et moralement contesté par le propre parti de Moktar Ould Daddah.

 

Pourtant, ce dernier parvient à exorciser chacun de ces démons. Essentiellement parce qu’il a la foi et se sent assuré d’œuvrer dans la seule voie qui soit créatrice de la Mauritanie. Si l’on pose en principe la Mauritanie, alors en une logique très simple mais inéluctable apparaissent les lignes majeures de la politique qu’elle se doit d’adopter vis-à-vis de ses voisins et du colonisateur comme à l’égard de ceux qui constituent son peuple. Même isolé parmi ses amis, le président du Conseil de gouvernement puis Premier Ministre fait surseoir à Aleg à toute décision concernant l’exécutif fédéral, maintient le contact avec les jeunes activistes, obtient de la France une indépendance sans condition puisqu’elle est proclamée le 28 Novembre 1960 en dehors de la Communauté et avant la conclusion de tout accord de coopération, lesquels n’interviendront que le 19 Juin suivant.

 

Chaque fois, les événements lui ont donné raison. Pourquoi ? Parce que les objections de chacun, il les vit lui-même. Les vœux impatients de la Nahda tout autant que la prudence atavique des dirigeants du Parti du Regroupement Mauritanien sont les siens. Sa vision d’une Mauritanie indépendante et sûre d’elle-même, il ne l’invente pas ; il la reconnaît confuse mais certaine chez beaucoup de ses compatriotes ; qu’il incarne peu à peu et de plus en plus nettement ce dessein très simple mais aux multiples implications, ça devient évident, mais il n’est pas seul à le formuler et il sait le reconnaître dans les tentatives de ses amis et des opposants. Il sait aussi ce que couvre de hasard ou d’opportunisme, voire d’intoxication, tel événement dont il ne se formalise qu’officiellement. Une fois les caps difficiles doublés, enfin achevé l’enfantement, il pressent que l’unité sera forgée par la nature des choses mauritaniennes.

 

L’allure demeure aussi « estudiantine » de ce jeune homme d’Etat méditant sur le pas de la porte de planche de sa modeste villa, sur la dune de Nouakchott en donnant audience dans le garage ou le patio de la même villa. Mais c’est à Nouakchott et non à Saint-Louis…. Le rire sur les bancs d’école, sous la tente, dans le hangar qui accueillent les délibérations de l’exécutif et du législatif de l’époque, est toujours aussi frais et la voix aussi timide et sourde dans son début. Mais le politique est né qui peut être intransigeant envers les sceptiques de l’extérieur et les attentistes du dedans. Le politique qui est devenu le symbole de la nation naissante, seul interlocuteur que doit reconnaître le négociateur français, seul Président de la République possible pour la « table ronde » des partis mauritaniens réunis à partir du 20 Mai 1961 et pour l’unanimité des électeurs le 20 Août suivant, seul Secrétaire Général possible pour le parti né de la fusion de tous les autres le 25 Décembre 1961, seul arbitre admis par les élites politiques quand elles se divisent sur des revendications particularistes surgies de procès d’intentions.

 

Les succès viennent alors d’un coup : les mythes d’une capitale sur le sol mauritanien et d’une mise en exploitation des gisements de fer deviennent réalités. En Novembre 1958, le Président s’installe définitivement à Nouakchott et contraint ainsi ministères, services et élites à peupler la fameuse dune. En Mars 1960, la Banque mondiale accorde le prêt qui permet à Miferma d’exporter à partir d’Avril 1963 le minerai de la Kedia d’Idjill en quantité telle que Nouadhibou devient en quelques années le premier port de l’Afrique francophone pour le tonnage ; Le 27 Octobre 1961, la République Islamique de Mauritanie est admise aux Nations Unies après une bataille qui fait de son entrée dans l’immeuble de Manhattan une victoire. Le pays est dès lors capable de résister par lui-même à la subversion et aux attentats d’Atar et de Nouakchott au printemps de 1961 et de Néma l’année suivante.

 

Tout semble donc en voie d’être acquis : l’appareil étatique est entre des mains mauritaniennes, la souveraineté nationale n’est plus contestée ni sérieusement ni efficacement, la vie politique s’est unifiée, l’équilibre budgétaire par des ressources mauritaniennes et à force d’austérité, est réalisable. Alors survient une nouvelle mue pour Moktar Ould Daddah comme si le cheminement intime, la méditation qui modèlent son allure physique et son comportement politique, passaient parfois par une soudaine prise de conscience de l’insuffisance radicale des résultats obtenus et de la nécessité d’une conversion qualitative complète pour que ce qui est, soit préservé et ce qui doit être, soit entrepris. Regard du philosophe, diagnostic du médecin, enthousiasme du néophyte, patience du sage : Moktar Ould Daddah écoute silencieusement ses compatriotes disputer et débattre et la synthèse qu’il expose en prenant la parole le dernier, est davantage celle d’observations faites que d’avis antagonistes. Juxtaposées en forme de choix, il présente le bilan du présent et rappelle le but que l’on avait été d’accord pour se proposer. La crise née des opinions divergentes au sein du Bureau Politique National du Parti unique quant aux suites immédiates à donner aux résolutions du Congrès de Mars 1963 le font s’asseoir devant la page blanche du rapport qu’il reçoit mandat d’élaborer le 4 Octobre 1963. L’événement coïncide avec un voyage officiel que le Président mauritanien doit accomplir en guinée du 27 Octobre au 3 Novembre.

 

Jusque là réservé vis-à-vis d’un parti unique et institutionnalisé, Moktar Ould Daddah constate en quelques semaines – qu’il découvre la Guinée ou réfléchisse sur les mœurs politiques de son pays – la nécessité d’une révolution totale allant au fond des mentalités, la nécessité d’une forte organisation centralisée et rassemblant toutes les forces du pays quelles que soient leur nature et leur statut, la nécessité enfin de remettre à une telle institution tous les moyens de l’Etat. Pour lui-même, c’est une révolution ; il pèse sur combien d’habitudes, de principes il va falloir passer et avec la même rigueur que l’étudiant qu’il était voici peu, il atteint la condition impérieuse qu’il va devoir prêcher : une conversion des esprits, une disponibilité vraie.

 

L’exposé d’une telle doctrine, il l’entreprend avec les mots du moment, à propos des maux que chacun expérimente à l’instant. Les propositions successives énoncées à Kaédi en Janvier 1964, puis à Aïoun-el-Atrouss en Juin 1966, enfin à Nouakchott en Janvier 1968, les illustrations fournies devant les Commissions nationales en Juillet 1966 ou lors du Conseil national de Mars 1970, les discours prononcés en toute occasion et à travers tout le pays, développent et dévoilent à petites touches progressives le dessein d’ensemble. Après la Mauritanie fondée et assurée de 1957 à 1963, ce sont les Mauritaniens qu’il faut fonder. A Mauritanie nouvelle, préalable de tout, Mauritaniens nouveaux, gages que ce qui est commencé sera continué.

(A suivre)