Lutte contre la pauvreté ou lutte avec les pauvres ? (4)

16 July, 2014 - 04:44

Par Ian Mansour de Grange – consultant, chercheur associé au LERHI et au CEROS – faculté de Nouakchott

Etablie au début de ce siècle avec des objectifs chiffrés sur quinze ans, l’actuelle phase du programme des Nations Unies pour le développement durable (UNDAF) de la Mauritanie approche de l’échéance 2015. Plusieurs objectifs ne seront pas atteints. Des évènements conjoncturels, mondiaux ou plus locaux, sont mis en cause. Mais il existe, également, des défauts structurels… Nous voici rendus, en ce quatrième article de la série, aux premières lignes de la lutte contre la pauvreté, où se nouent et dénouent les nœuds de sa réalité quotidienne. Esquisses d’une nouvelle stratégie en Mauritanie…

 

D’emblée, il faut souligner l’extrême diversité des situations, dans un territoire de plus d’un million de kilomètres carrés, où 95 % de ses trois millions et demi d’habitants se concentrent, très variablement, sur quelque 200 000 km². Non seulement entre tel adwaba (1) du fin fond du Hodh El Chargui et tel quartier de Nouakchott mais, aussi, entre deux adwabas ou deux quartiers de la capitale et, plus prosaïquement encore, entre deux voisins, les conditions d’existence peuvent à ce point différer qu’il semble illusoire de prétendre établir un état un tant soit peu précis des lieux, des situations et des capacités. On conviendra, ici, que cette appréciation nécessite l’établissement d’au moins un lieu permanent de socialité. Or, l’école semble, à cet égard, son plus dynamique avatar et c’est, donc, à partir de celle-ci que nous établirons nos repères.

 

L’exercice exige une révision de nos concepts. L’école, ce n’est pas, seulement, un lieu d’enseignement, c’est, simultanément, l’enseignement du lieu. Aux enfants, en premier chef, et cette priorité se traduit par l’occupation, sept mois sur douze, des locaux par ceux-ci. Mais il faut aller beaucoup plus loin, en ouvrant l’établissement, les cinq mois restants, à tous les adultes du lieu. Véritable centre culturel, l’école – au sens large, impliquant le primaire, le secondaire, le supérieur et la formation professionnelle, le profane et le sacré (mahadra) – devient, ainsi, la pensée humaine, active, de celui-là, bassin collecteur de toutes les données le concernant. Nous avons développé cette idée, en différents articles (1). Elle implique une reformulation des stratégies et des méthodes d’enseignement qui doivent être, désormais, conçues à partir et en direction prioritaire de son lieu d’établissement. Laboratoire, atelier, réservoir d’informations, forum, l’école active, permanente, constitue le socle du développement durable.

 

L’Etat n’a, manifestement pas, les moyens d’assumer, sur tout le territoire « utile », l’ensemble des contraintes générées par une telle ambition : une classe-laboratoire (2) pour dix familles, soit quelque soixante mille classes. Encore une fois, la bonne méthode ne consiste pas à revoir, à la baisse, celle-là mais à définir les parties supportables par l’administration centrale, en laissant le reste aux bons soins de partenaires contractualisés et réunis, en chaque établissement, au sein d’un conseil d’administration. Là encore, la fondation de quelque Activité Génératrice de Revenus Communautaires (AGRC, voir l’article précédent), dans l’environnement même de l’école, à Nouakchott ou à l’étranger, doit permettre de fournir les ressources pérennes nécessaires au bon fonctionnement de celle-ci. C’est sur le même principe qu’on fondera, au mieux, l’autre structure fondamentale du développement durable – le Centre de Santé Primaire (CSP) – qui devrait suivre la fondation de toute école, avant d’être complétée par une Unité de Gestion de l’Eau et de l’Electricité (UGEE), toujours sur les mêmes bases d’autonomie coopérative.

 

Promotion de terroirs

 

N’établir une infrastructure qu’accompagnée des moyens de son fonctionnement, moyennant une répartition des responsabilités et des efforts, bien étudiée en fonction des réalités, tant locales que nationales : cette règle pragmatique doit d’autant plus devenir un principe de développement qu’elle peut être l’occasion de nouvelles symbioses entre le secteur public, au sens large du terme, et le secteur privé, à l’exclusion de tout mélange de genre. On prendra, ici, pour exemple, une situation rurale x, où une centaine de familles d’agriculteurs auraient à se concerter pour fonder une AGRC susceptible de soutenir leur école. Naturellement, la discussion débouche sur le choix d’une activité valorisant les leurs, quotidiennes. Une ONG nationale, contactée, propose, au vu des cent hectares variablement exploités, un projet de transformation et de conditionnement de diverses productions végétales exportables. Une association locale de développement, regroupant toutes les familles concernées, est avalisée par le hakem qui met en waqf (IPP) un terrain de quelques milliers de m², sitôt obtenu l’accord de financement des équipements de l’AGRC par tel ou tel bailleur institutionnel, voire privé. Cette AGRC, nantie, de son côté, d’une personnalité juridique et commerciale, est, en somme, le nâdhir (le gestionnaire) du waqf (IPP) – dont les équipements mobiliers et immobiliers, rappelons-le au passage, sont indivis du fonds – nadhîr responsable devant un CA regroupant : l’Etat, propriétaire de ce dernier et représenté par un fonctionnaire du Ministère du Développement Rural (MDR) ; le bailleur des équipements, représenté, par exemple, par l’ONG nationale qui a défendu le projet à Nouakchott ; et l’association locale de développement, enfin, responsable de l’allocation des bénéfices nets de l’AGRC.

 

Sans présumer de diverses autres formules – le propriétaire du fonds peut être, ainsi, un particulier ou une coopérative ; voire le bailleur lui-même, réduisant le CA de l’AGRC à deux sièges – on notera que la viabilité d’un tel système repose sur la production de plus-values. Générer des revenus, en brousse et d’une manière générale, en toute situation de pauvreté, signifie attirer des ressources monétaires en provenance de circuits mieux pourvus. Le caractère communautaire de l’AGRC permet, déjà, de fixer des fonds d’équipement mais ce capital ne devient localement dynamique qu’en ce qu’il permet une exportation de produits ou de services locaux. Les questions à débattre, en amont, relèvent de la connaissance du lieu et des gens qui l’habitent, de leur différence spécifique et des opportunités à les valoriser, à l’échelle nationale, voire internationale. C’est, donc, affirmer la promotion d’une qualité, d’un terroir, d’un biotope, attitude assez nouvelle pour un mauritanien, plus enclin à se fondre dans le moule, à reproduire un exemple éprouvé, qu’à se distinguer, prétendre à l’originalité.

 

Cela implique, également, un effort de concertation entre la société civile locale, quel qu’en soit le développement, et la structure administrative communale. En particulier, dans le souci de fixer les compétences nécessaires à la conduite de l’AGRC. Cela peut impliquer, aussi, un effort de cohésion intercommunale ou interlocalités, dans la recherche d’un juste équilibre entre rentabilité et complexité. Cela suggère, enfin, une attention accrue à la gestion des flux monétaires. On s’aperçoit, ainsi, qu’un tel fondement de développement local doit se concevoir en synergie avec des perspectives plus globales. Notre prochain article tentera d’élucider, incha Allahou, quelques paramètres pertinents de cette nécessité. (à suivre)

 

NOTES :

(1) : campement de pauvres sédentarisés.

(1) : Voir, notamment, l’article 4 de la série « Mauritanie, quelle éducation pour nos enfants ? », ouvrage cité.

(2) : La classe-laboratoire réhabilite le concept de classe unique. Il ne s’agit plus, pour l’enseignant, d’inculquer un programme annuel préétabli, mais d’entretenir, sur un cycle de six années, une dynamique de découverte du milieu, en mobilisant toutes les compétences disponibles, les élèves plus âgés soutenant les plus jeunes ; dynamique sanctionnée, à terme, par des acquisitions intellectuelles : lecture, écriture, quatre opérations, etc. ; techniques : manipulation d’outils divers, inventivité, logique instrumentale ; comportementales : attention à l’environnement, capacité d’écoute, d’expression, de concertation, de décision, etc. Une telle approche, centrée sur l’unité-classe, nécessiterait le quasi-doublement du nombre actuel de salles et d’enseignants, d’ici 2020, et son quadruplement à l’échéance 2050 : prérogatives de l’Etat, variablement partagées avec le secteur privé. 60 000 petites AGRC, d’ici 2020 ; 120 000, en 2050 ; chargées, pour leur part, d’assurer l’entretien, le renouvellement et le développement des équipements mobiliers et immobiliers ? 300 millions d’euros à l’échéance 2050 ? De telles perspectives ne manquent de soulever des questions, nous y reviendrons prochainement, incha Allahou.