Hommage à Bamba Ould Yezid / Par Ahmed Baba Miské

6 August, 2015 - 11:50

Un grand homme, dont la vie pourrait être résumée par une formule consacrée : « un grand Serviteur de l’Etat », à travers un parcours impressionnant : Administrateur civil dès l’indépendance, très vite Wali à répétition, Ministre, wali, Ministre… pour terminer membre du Conseil Constitutionnel … Mais avant tout cela, Bamba a joué un rôle essentiel d’abord dans la lutte pour l’indépendance menée par le Mouvement de la Jeunesse anticolonialiste dès 1955 et son avant-garde, la NAHDA (1958).

Dès les tout premiers jours de l’existence du pays fin 1960, Bamba- alors âgé de 25 ans - eut à prendre une décision lourde de conséquences pour l’avenir de la Mauritanie. Il était en effet l’un des cinq hommes qui eurent la responsabilité historique de décider si oui ou non l’Union Nationale allait se faire pour affronter les redoutables défis de l’indépendance. Les Cinq avaient à prendre cette décision, alors qu’ils n’avaient aucun titre officiel, aucune parcelle de pouvoir, mais étaient au contraire prisonniers du Pouvoir, maintenus depuis des mois loin de tout. D’eux, dépendait pourtant … l’avenir. Il y avait en effet deux camps face à face, deux forces en lutte depuis des années : d’un côté l’administration coloniale et les nouvelles autorités locales devenues progressivement un embryon de pouvoir auquel venait d’être confiée par le Colonisateur la responsabilité de diriger le pays (avec bien sûr l’assistance des autorités françaises restées super présentes). De l’autre, le Mouvement National anticolonialiste dont la popularité n’a jamais cessé de grandir depuis sa création en 1955 au sein d’un peuple que la proclamation de l’indépendance n’a pas vraiment convaincue. Les Autorités françaises savaient mieux que personne que le « Parti de l’Administration » auquel elles remettaient le pouvoir ne disposait,  ni d’un soutien populaire réel, ni de l’appui du peu de cadres modernes existants ... Elles ont soutenu la démarche de M° Moktar Ould Daddah appelant à l’Unité, contrairement à l’opinion de la majorité des caciques du PRM.

 

Dissoute, pourchassée mais incontournable

Mais pourquoi adresser cette démarche précisément à ces cinq individus isolés dans un fortin de Tichit et qui ne disposaient même pas des moyens de communiquer avec leurs « troupes » ? Personne n’ignorait que même dissoute, interdite,  pourchassée, c’est la Nahda qui avait la confiance des populations et que ce sont les « bannis » de Tichit qui seraient écoutés s’ils appelaient à « composer » avec l’Adversaire, car personne ne douterait que ce fût là l’intérêt National. Une question dominait les préoccupations à l’époque : les relations avec le Maroc. Le Pouvoir utilisait les revendications marocaines contre les militants anticolonialistes, accusés d’être complices d’une « Puissance étrangère » contre leur pays. Certes, les Nationalistes mauritaniens avaient tout naturellement une attitude de sympathie à l’égard des Nationalistes des autres pays frères et même de tous les pays arabes, africains, et du Tiers-Monde luttant ou ayant lutté pour leur émancipation. Parmi ces pays, le Maroc était l’un de ceux qui avaient avec le nôtre les liens les plus étroits et, de plus, plusieurs personnalités mauritaniennes influentes (bien que minoritaires) avaient rejoint Rabat et leurs proches étaient souvent des militants du Mouvement Nationaliste. Mais pour la grande majorité des Mauritaniens, il n’y avait aucune ambigüité : la sympathie à l’égard de nos frères marocains ne signifiait aucunement l’approbation d’une affirmation ressentie comme incompréhensible, « les Mauritaniens sont des Marocains ». La position de la Direction de la Nahda exprimée par son Bureau Exécutif, était exactement conforme à celle de la majorité des militants et des citoyens. Elle s’exprimait cependant de manière plus … sophistiquée, plus politique. Nous considérions que l’Administration française était mal placée pour accuser un autre pays de menacer la liberté d’un peuple qu’elle-même asservit depuis plus d’un demi-siècle, dont elle est entrain d’emprisonner les enfants pour crime de patriotisme … etc. Nous disions qu’il ne fallait pas « insulter l’avenir » des relations de notre peuple avec un voisin si proche, le seul ayant déjà reconquis sa liberté et seul susceptible de nous aider à arracher la nôtre. D’où une approche plus subtile : tout faire pour convaincre nos frères du Nord de renoncer à une revendication aussi outrancière, d’aider les patriotes mauritaniens à triompher et, alors, tout serait fait pour construire entre les deux pays les relations les plus étroites et les plus utiles possibles. Il y avait urgence car les revendications et la propagande marocaines étaient pain bénit pour les services de répression colonialistes qui les utilisaient comme prétexte pour réprimer les militants. C’est pourquoiles dirigeants Nahdistes se sont succédé à Rabat pour prêcher cette position de bon sens. Nous saurons par la suite que nos propositions ne pouvaient être entendues, car il s’agissait d’un problème de politique intérieure aux enjeux considérables.

Durant toutes ces péripéties comme au moment des discussions de Tichit, comme plus tard, Bamba a toujours eu une attitude exemplaire de défense sans concession des positions patriotiques les plus transparentes. Cela n’est pas anodin, car les Nahdistes étaient la cible privilégiée des propagandistes colonialistes, les Nahdistes du Nord étant plus spécialement visés, et ceux originaires d’Atar encore plus, ce qui était le cas de plusieurs d’entre nous, dont Bamba. Cela ne l’a pas conduit à des surenchères ou à faire preuve d’un zèle quelconque. Il est toujours resté serein, maître de lui, sans ambigüité, « droit dans ses bottes » en toute circonstance.

Les « exilés de Tichit » étaient placés devant des choix difficiles. Ils étaient par conviction et par tempérament peu enclins à faire cause commune avec les protégés de l’Administration coloniale et, surtout, à se convaincre que quelque chose de patriotique peut être réalisé avec eux. Mais, d’un autre côté, ils étaient profondément découragés par le fait de n’avoir pas réussi à convaincre leurs frères marocains de coopérer dans un contexte raisonnable … Comment continuer la lutte contre le colonialisme désormais « camouflé dans les habits de l’indépendance » selon l’expression d’un mghanni (poète) de l’époque, sans s’aligner sur cette position maximaliste de Rabat, inacceptable pour les Mauritaniens ? Grave dilemme qui coûta aux « Cinq » de longues veillées durant lesquelles l’esprit clair de Bamba Ould Yezid, pur de toute arrière-pensée et de tout calcul, contribua sans conteste à aider ses camarades à trouver les bonnes idées et la manière de les formuler. Je peux en témoigner sans complaisance, en tant que Secrétaire Général, chargé par le Bureau de mettre en forme la réponse aux avances du Pouvoir et les conditions et propositions que nous avancions pour organiser un dialogue, une véritable négociation de nature à servir le pays.

Trois voies s’offraient : 1.refuser la main tendue du Pouvoir et continuer la lutte 2. Refuser … et aller à Rabat 3. Accepter et rejoindre le « Parti de l’Administration », selon les pratiques en usage dans les anciennes colonies françaises. Nous avons vu que la première option était devenue d’une extrême difficulté. La deuxième était au contraire extrêmement tentante : après les difficultés, les privations, les dangers de la vie militante, être accueillis en héros à Rabat … pourquoi pas ? Sauf que cette idée ne semble pas avoir effleuré l’esprit des « embastillés » de Tichit. Certains de nos camarades l’avaient fait quelques mois plus tôt et cela ne nous avait pas choqués. Mais c’était dans un contexte différent, à un moment d’extrême tension où des menaces sérieuses pesaient sur eux. Les « Tichitois » n’ont pas cru avoir droit à ce qui aurait pu apparaître dans leur cas comme une solution de facilité (étant donné la responsabilité suprême qu’ils assumaient à l’égard de leurs militants et de leur Peuple). Or la troisième option consistant à se fondre dans le « Parti de l’Administration » était tout simplement impensable pour eux : reniement de tout un combat, le leur et celui surtout de leur peuple, trahison d’un idéal auquel ils restaient fidèles …

 

Conditions maximalistes

 

Une troisième solution fut inventée : proposée par l’un des Cinq, elle fut  discutée longuement, amendée, affinée et aboutit au schéma ci-après. Non à l’intégration de l’opposition au Parti du Pouvoir. Oui au dialogue, à tenir après la libération des détenus. Les conditions à poser sont conçues pour que de deux choses l’une : ou elles étaient acceptées et elles donneraient aux représentants des forces patriotiques une position dominante dans la conduite politique des affaires du pays ; ou elles étaient refusées et l’échec du projet unitaire serait imputable au Pouvoir en place. Elles consistaient en effet à organiser sur une base paritaire (Pouvoir-Opposition) la conception et la mise en place de l’autorité politique qui aura à diriger la conduite des affaires du Pays, autrement dit : donner  à la Nahda une représentation égale à celle du PRM au sein du futur parti unitaire, élaborer ensemble son Programme, élire à égalité ses instances dirigeantes, procéder à son implantation, etc.

Mais ces conditions qui allaient apparaître comme déjà maximalistes aux yeux des tenants traditionnels du Pouvoir, ne satisfaisaient qu’à moitié certains « Tichitois » particulièrement sceptiques quant à la « conversion » des protégés de l’Administration coloniale à des conceptions (et surtout à des pratiques) compatibles avec le respect de l’intérêt général et de la volonté du Peuple. Aussi, une dernière condition fut elle rajoutée, tout en étant précisé que son rejet ne signifierait pas automatiquement l’échec total et définitif des négociations : il s’agirait d’accorder aux deux autres partis politiques de l’opposition une représentation égale à celles de la Nahda et du PRM, alors que seuls ces deux derniers jouissaient d’une représentativité significative sur l’ensemble du territoire national. Jugée « taajiziyya » - comme on dirait maintenant – cette condition fut donc rajoutée in extremis. La suite est (relativement) connue : création de la Table ronde, naissance du PARTI DU PEUPLE, après une longue gestation de près d’un an… etc. Ce qu’on sait moins, c’est que les caciques du PRM, soutenus en sous-main par des ultras de l’Administration coloniale, ont longtemps bataillé pour torpiller le projet unitaire. M° Moktar Ould Daddah, soutenu fermement par Paris désormais acquis à la nécessité de « lâcher du lest », imposa l’acceptation de toutes les conditions de la Nahda, à commencer par la levée immédiate de l’interdiction des activités de ce parti, imposée depuis l’arrestation de ses dirigeants. Ce qu’on sait moins, c’est que les Tichitois les plus « sceptiques » allaient voir leurs doutes commencer assez vite à se justifier quant au peu de compatibilité entre l’idéal des « Jeunes », tout de générosité quelque peu romantique, de dévouement désintéressé aux intérêts des plus déshérités, et le Système néocolonial en gestation à l’installation duquel ils auront bien involontairement contribué. Mais c’est là une autre « histoire ». Il reste que le choix de Bamba et de ses camarades, à l’époque, était sans doute le plus juste et qu’il a contribué à conforter le droit du peuple mauritanien à une existence nationale indépendante (ce qui ne lui interdit pas évidemment tout choix de faire partie d’ensembles plus larges, conformes à des intérêts partagés avec d’autres populations).

Mais, Bamba, pour nous, c’est d’abord l’ami de toujours, le « complice » de soixante ans si on compte seulement le « temps militant » - l’AJM aura 60 ans en décembre – mais pourquoi gommer les dix années précédentes, avec les souvenirs joyeux et innocents de Kanawal (la Madrasa), de Garn el Gasbah, du « point rond » et autres lieux d’Atar, Tayaret et autres Wedyan chers à nos coeurs. Atar… mais aussi Saint-Louis, Louga, Dakar (Ahl Keina, Brahim Cissé… )

Merveilleux compagnon dans la vie, Bamba nous offre après son départ l’occasion de nous conformer sans difficulté à la fameuse et auguste recommandation « adhcurû mahssiina mawtâkum – célébrez les belles vertus de vos morts ». Bamba, c’est d’abord la loyauté, le devoir, la fidélité en amitié, le sens de l’Etat, le sens des responsabilités, tant nationales que familiales (bon père, mari fidèle, tendre grand père consacrant des heures aux « petites têtes » auxquelles il vouait une adoration … réciproque) ; c’est aussi la solidarité agissante à l’égard d’amis que leur éloignement des lieux de pouvoir (et d’argent)  n’éloignait aucunement de son cœur.

Merci, Bamba et bon repos au paradis des Justes !