Lutte contre la pauvreté ou lutte avec les pauvres (3)

9 July, 2014 - 04:30

Par Ian Mansour de Grange – consultant, chercheur associé au LERHI et au CEROS – faculté de Nouakchott

Etablie au début de ce siècle avec des objectifs chiffrés sur quinze ans, l’actuelle phase du programme des Nations Unies pour le développement durable (UNDAF) de la Mauritanie approche de l’échéance 2015. Plusieurs objectifs ne seront pas atteints. Des évènements conjoncturels, mondiaux ou plus locaux, sont mis en cause. Mais il existe, également, des défauts structurels… Penchons-nous, à présent, sur le manque d’assurance, dans le fonctionnement des ONG locales d’aide au développement, un des plus criants problèmes, notamment du point de vue de la durabilité des actions…

 

De fait, tous les acteurs civils du développement ne sont pas sur un pied d’égalité. Il existe, notamment, une frontière, plus ou moins nette selon les pays, entre ceux déclarant ne pas poursuivre de buts lucratifs et les autres. On peut, aisément, comprendre qu’en Mauritanie, où les subventions publiques au secteur associatif sont, disons, rares et très sélectives, les premiers éprouvent de notables difficultés à joindre les deux bouts. Tout en remarquant que les seconds disposent d’outils spécifiques de développement, trop souvent méconnus, d’ailleurs – comme la « Facilité d’investissement » des Fonds Européens de Développement (FED) – attachons-nous au problème fondamental des associations et ONGs à buts non-lucratifs : comment assurer le quotidien ?

 

On rejoint, ici, la question du fonctionnement et de l’amortissement – c’est-à-dire, rappelons-en le sens strict, la couverture de la dégradation (et, donc, du renouvellement) – d’infrastructures peu ou prou génératrices de bénéfices directs : écoles, hôpitaux, etc. L’application du principe de la fiscalisation de l’activité économique, dont on peut constater, dans les pays dits développés, les limites de plus en plus évidentes, nécessiterait, dans un pays comme la Mauritanie, une réduction draconienne du secteur informel, poumon, cependant, de la survie populaire et moteur, en conséquence, du dynamisme du marché ; ou un redéploiement massif des nationalisations, dont les expériences du siècle précédent ont, largement, démontré la lourdeur débilitante. Admettons, donc, que ce principe ne soit pas la panacée et que le rôle de l’Etat ne soit pas de supporter, systématiquement, l’intégralité des nécessités fonctionnelles des infrastructures publiques – a fortiori, donc, du secteur associatif – mais de susciter, plutôt, suffisamment d’activités génératrices de revenus susceptibles d’entretenir directement celles-là et celui-ci, de manière durable. Credo libéral ? Pas exactement, nous allons le voir.

Par Ian Mansour de Grange – consultant, chercheur associé au LERHI et au CEROS – faculté de Nouakchott

Prenons, par exemple, le secteur de l’éducation. On peut en chiffrer, assez précisément, les perspectives idéales, pour l’échéance 2020, en matière d’immobilier, mobilier, personnel, entretien, etc. Je dis bien idéales, c’est-à-dire objectivement susceptibles de redonner dynamisme à un secteur actuellement très « fatigué ». Nul doute qu’un tel tableau place l’Etat dans l’incapacité d’assumer l’ensemble des tâches à accomplir. Il faut, donc, chercher des alternatives ou, mieux, des partenariats. La privatisation d’une partie de l’enseignement est un élément de réponse, en ce qu’a priori, son développement diminue l’effectif du public, permettant, en théorie, une élévation, à moindre frais, de la qualité des services de celui-ci. Sans ergoter sur les limites pratiques d’une telle hypothèse – c’est, en soi, un dossier spécifique – appliquons-nous à mettre en valeur des solutions qui combinent contrôle de l’Etat, pérennité des équipements et des actions, couverture intégrale des besoins et sollicitation minimale des finances publiques. A cet égard, le recours à l’Immobilisation Pérenne de la Propriété (IPP) ; plus connue sous sa dénomination arabe : le waqf ; constitue une des pistes les plus prometteuses (1)

 

L’Immobilisation Pérenne de la Propriété au service de la Société civile

 

Le waqf – de l’arabe « waqafa » : stopper, immobiliser – consacre le droit de toute personne, physique ou morale, publique ou privée, à retirer, définitivement, du marché, telle ou telle partie de son capital, afin d’en consacrer les bénéfices de gestion à une tâche pérenne. Le bien est déclaré incessible et inaliénable (2) et tous ses ajouts – équipement immobiliers et mobiliers d’une parcelle foncière, par exemple – suivent ce statut. Dans le cas de figure qui nous intéresse ici, l’idée générale suivante guide l’exploitation du concept : toute infrastructure ou Activité, publique ou civile, Non Génératrice de Revenus (ANGR) assurant son autonomie de fonctionnement, doit être soutenue par une Activité Génératrice de Revenus (AGR) correspondants au besoin, nantie d’une personnalité propre et gérée par un conseil d’administration, réunissant le propriétaire du foncier (3) où est établie cette AGR, le bailleur (ou le représentant d’une éventuelle communauté de bailleurs) des équipements de ce foncier et la structure bénéficiaire des fruits de l’AGR. Nous avons proposé, ailleurs (4), une dénomination spécifique, pour ce type d’activités, en accolant l’adjectif « communautaire » à celle utilisée dans le jargon du développement, pour la bien distinguer du secteur privé. Activité Génératrice de Revenus Communautaires : AGRC, donc.

 

Une telle structure doit-elle être, automatiquement, de type waqf ? La réponse navigue entre la nécessité de sa pérennisation et celle de la mobilité du marché. De nombreuses études, dans le monde musulman, notamment en Turquie et en Egypte, tendent à estimer qu’une immobilisation de plus du tiers de la propriété durable (foncier, immobilier, capital fixe) anémierait dangereusement celui-là. Nous avons, par ailleurs (5), suggéré, a contrario, qu’une gestion globalement ordonnée des biens haboussés (6) périssables, mobiliers, en particulier, était d’un intérêt certain dans le développement économique global. La question comporte, de fait, une multiplicité d’aspects dont beaucoup demandent une attention soutenue dans le temps.

 

Quelle que soit l’option retenue, il semble qu’en tous les cas d’AGRC soutenant une organisation nationale de développement, apolitique et à but non-lucratif, la présence de l’Etat dans le CA constitue un élément positif de stabilité et de contrôle. A moindre frais, en qualité de propriétaire du foncier. Sinon, en bailleur des équipements. Cette présence pourrait être le signe, remarquons-le au passage, distinguant la société civile politique – où l’Etat ne devrait intervenir que de manière ponctuelle, en distribuant, équitablement, les subventions légales, lors des consultations électorales – de la société civile apolitique, partenaire permanent de l’institution publique. Remarquons, également, que cette présence, au sein du CA de l’AGRC, ne constitue, en aucune manière, un droit d’intervention dans la conduite de l’ANGR bénéficiaire dont les obligations, vis-à-vis du CA de l’AGRC, se limitent, chaque année, à la seule présentation de ses besoins et à la justification des subventions allouées. Dans le cas d’ANGR où l’Etat entretient un contrôle plus poussé – écoles, hôpitaux, etc. – des mécanismes spécifiques d’intervention – rémunération et formation du personnel, investissements mobiliers et immobiliers, etc. – permettent d’entendre les fluctuations de la frontière entre le public et le civil.

 

Bien assurée de la permanence de son fonctionnement, la société civile apolitique à buts non-lucratifs devient, ainsi, apte à gérer ses objectifs sur le long terme, en y insérant la conduite de projets spécifiquement financés et non plus le contraire. Tout à la fois intégrées dans un plan global de développement, associant l’Etat et les bailleurs, et gérées, individuellement, par des CA regroupant ceux-ci et les organisations bénéficiaires, les AGRC qui autorisent une telle révolution comportementale sont, en elles-mêmes, des outils puissants de lutte contre la pauvreté, en offrant des services et de l’emploi. Nous verrons, ultérieurement, que leur implantation ne doit pas se limiter au niveau national mais doit s’inscrire dans un rééquilibrage, à l’échelle mondiale, de la circulation monétaire. Mais auparavant, il convient d’examiner la situation et les perspectives des ANE localisés, notamment hors des grandes agglomérations urbaines. (à suivre)

 

NOTES :

(1) : Voir le cinquième article de la série « Mauritanie, quelle éducation pour nos enfants ? », dans les archives 2007 du journal national « Horizons » et, en 2008, le second article, en particulier, de la série « Plaidoyer pour une éducation pragmatique », en ce même journal : je les tiens, comme toutes mes productions citées en ce dossier, à la disposition du lecteur, via manstaw@gmail.com.

(2) : Il est singulièrement remarquable que ce concept ait connu un si vif succès dans le monde arabe, une des sociétés les plus traditionnellement attachées à la circulation des marchandises. Une expertise multiséculaire qui devrait être beaucoup plus étudiée, par nos économistes contemporains…

(3) : dans l’hypothèse, la plus fréquente, où le capital de base (fonds) soit ainsi constitué. Mais il existe, bien sûr, d’autres possibilités : placement en bourse, œuvre graphique ou autre, etc.

(4) : Voir les articles 5 et 6 de la série « Le waqf, nouveaux usages d’une ancienne institution » – « Horizons », archives 2007 et mon ouvrage « Le waqf, outil de développement durable ; la Mauritanie, fécondité d’une différence manifeste », Librairie 15/21, Nouakchott, 2012.

(5) : Voir l’article 3 de la série « Solidarités de proximité » – in « Horizons », archives 2009

(6) : Hubs (pluriel habous) est l’équivalent maghrébin et subsaharien du waqf oriental. L’usage populaire et légal a consacré la synonymie des deux mots.