Question et guerre du Sahara mauritanien (suite)

26 February, 2015 - 00:37

(Suite des publications de documents diplomatiques français,Voir Le Calame des 14 & 28 Décembre 2010 – 4 & 25 Janvier, 8 & 22 Février 2011 – 22 Juillet, 12 Août & 14.28 Octobre & 3.17.23 Décembre 2014 – 21 Janvier & 4.11 Février 2015).

L’orthographe, l’emploi ou non des majuscules sont le fait des rédacteurs

 

                                                                                                                                            

 

 

Les difficultés de fixer la frontière franco-espagnole

 

 

 

                       

                        Avant de présenter les échanges d’arguments devant la Cour internationale de justice à La Haye et de préciser les circonstances du « partage » en 1900, l’état chronique des relations sur le terrain – dont témoignent ces rapports de 1948 – indique d’une part les incertitudes du tracé de la frontière entre les deux possessions coloniales, et d’autre part – indubitablement – que les deux métropoles et leurs acteurs locaux confondent leurs « ressortissants » les considérant tous comme des tribus maures, et ne parvenant pas à se les répartir. Le cas de figure de la Sebkha d’Idjil dont on ne soupçonne pas les richesses minières – elles ne seront prospectées qu’en 1950 – et de la « pointe » de Choum, traite par prétérition ce qui sera l’élément fondateur de la viabilité du Territoire.

 

 

Bertrand Fessard de Foucault - Ould Kaïge

 

 

 

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Colonie de la Mauritanie

Cercle de l’Adrar

Subdivision de Fort-Gouraud

Gouvernement de la Mauritanie. confidentiel. cabinet. arrivé le 21.10.48. n° 1031

 

NOTES

SUR  LA  FRONTIERE  HISPANO-FRANCAISE

DANS  LA  REGION  DE  FORT-GOURAUD

 

L’Espagne et la France, se partageant en 1900 un Sahara occidental qu’elles connaissaient mal, adoptèrent généralement comme frontières une succession de parallèles et de méridiens. Mais leur décision d’attribuer à la France les salines d’Idjil et l’ignorance où l’on était de leur emplacement exact, aboutirent, pour la région de Fort-Gouraud, au texte suivant, particulièrement imprécis :

 

I - TEXTE  DE  LA  CONVENTION :

 

Du point 13° ouest de Greenwich, 21°20’ de latitude nord (Choum) … «  … la ligne décrira entre les méridiens 15°20 et 16°20 ouest de Paris (13° et 14° ouest de Greenwich) une courbe qui sera tracée de façon à laisser à la France, avec leurs dépendances, les salines de la région d’Idjil, de la rive extérieure desquelles la frontière se tiendra à une distance d’au moins 20 km. Du point de rencontre de la dite courbe avec le méridien 15°20’ ouest de Paris (13° ouest de Greenwich) la frontière gagnera aussi directement que possible l’intersection du tropique du Cancer avec le méridien 14°20’ ouest de Paris (12° ouest de Greenwich) … » (Ce dernier point étant Guelb Jrad)

 

Ainsi, au nord de Choum, la frontière admet une limite ouest : le 14° méridien et une limite est : le 13° - sauf là où il passe à moins de 20 km des salines d’Idjil (dont la détermination des rives peut aussi prêter à contestations) : la marge est d’une centaine de km. (1)

 

II – LA  SEBKHA  D’IDJIL :

 

Centre de répulsion des ambitions espagnoles, les salines occupent, à quelques trente km au nord-ouest de Fort-Gouraud, le milieu d’une sebkha s’étendant à hauteur du puits d’El Aouj sur une largeur de 8 km environ. Elle se prolonge d’une vingtaine de km vers le sud où elle s’élargit et prend le nom de sebkha d’Imarchen. Par contre, vers le nord, elle ne dépasse pas les guelbs d’El Aouj : à partir de là, les efflorescences blanches caractéristiques font place à un terrain uni, plat, sans végétation, l’« admassa » des Maures, sol contenant certainement du sel, mais qui ne saurait être extrait. Ce « terrain sebkhateux » est le fond d’une étroite dépression s’incurvent vers le nord-nord-est et longue d’une cinquantaine de km. Elle est parfois peu marquée et souvent envahie par des dunes couvertes de végétation. A son extrémité, elle s’élargit pour former la sebkha de Mout Sferat, constituée principalement de gypse.

 

III – LA REGION :

 

Ecornant le Tijirit et coupant les dunes de l’Azefal au sud, cette partie de la frontière traverse surtout le Tiris, grand rag semé de pitons, où les pluies sont généralement fécondes mais rares.

 

Deux puits permanents : Aouadi, dont l’eau est douce et Arouenit, où elle est buvable, ont un débit suffisant à l’abreuvoir d’une centaine de chameaux par jour pour le premier, du double pour l’autre.

 

Excessivement salés, El Molina et l’amlragh Zezayet ont un débit variable, de même que les points d’eau douce de Aljik Mou Sférate et Mabrouk, qui sont temporaires.

 

IV – L’INTERPRETATION  FRANCAISE :

 

Arrivés les premiers, les Français n’ont profité que modestement de la marge d’interprétation laissée par le texte de la convention de 1900 : renonçant à Aouadi et El Molina, ils revendiquent Arouanit et Mijik. Pour englober ce dernier point, ils n’ont pu faire rejoindre le 13° méridien par leur frontière qu’à la latitude du Tropique. Et pour appuyer sans doute cette manière de voir, ils ont établi un tracé tendancieusement exagéré de la sebkha d’Idjil (2) comprenant Mou Sferate, ce qui serait insoutenable en commission mixte de délimitation, et est d’ailleurs inutile, la latitude laissée dans la distance de la frontière aux salines permettant de garder le même tracé frontalier en représentant le contour exact de la sebkha.

 

V – L’INTERPRETATION  ESPAGNOLE :

 

Les Espagnols n’ayant pas encore reconnu officiellement les salines, il semblerait qu’ils n’aient pu déterminer de frontière. En fait, de Choum et de Guelb Jrad, leur limite vient directement tangenter une courbe de 20 km de rayon ayant comme centre le point d’exploitation du sel. C’est l’interprétation maxima.

 

VI – LES  INTERETS  EN  JEU :

 

La région ainsi contestée a une superficie d’environ 4.500 km carrés. Sous réserve de richesses souterraines ignorées, ses ressources se limitent aux pâturages éventuels, les régions d’Arouenit et surtout de Mijik pouvant voir les bonnes années d’assez importants rassemblements de nomades. Ce sont généralement des ressortissants français (en particulier les Ouled Moussa) qui fréquentent cette zone – mais il est vrai que les Espagnols ne considèrent pas la répartition des tribus maures comme étant accomplie. L’absence de point d’eau potable jusqu’à loin à l’ouest de la zône litigieuse en rend les puits nécessaires aux Espagnols pour contrôler l’est de leur colonie.

 

Enfin, il se pose pour les deux puissances une question de prestige vis-à-vis des indigènes, au courant de leur rivalité. Cet argument – si faible soit-il – touche d’ailleurs plus la France qui dût déjà reculer devant ses voisins lorsqu’ils occupèrent leur hinterland.

 

VII – LES  MANIFESTATIONS  DE  SOUVERAINETE :

 

La France a utilisé les deux meilleurs moyens de matérialiser une souveraineté, et d’en faire un état de fait sinon de droit, l’occupation et la construction :

 

Le G.N. d’Atar a édifié vers 1929 un fortin à Aroudenit – mais les Espagnols le ruinèrent dès leur arrivée sur les lieux. Les goums de l’Adrar entretiennent deux chouf dans la zone litigieuse ; mais ils stationnent à Mou Sférate et à Mabrouk alors que souvent, ces deux puits étant sans eau, ils doivent boire à Mijik et Arouenit. Dans cette différence entre points de stationnement et points de ravitaillement en eau, les Espagnols voient une reconnaissance implicite de leur souveraineté sur ces deux derniers puits.

 

De temps à autre, un Pays rappelle ses revendications par l’envoi d’un détachement le long de « sa »frontière. L’autre pays dépêche alors un contre-détachement qui, heureusement, arrive en général sur les lieux après le départ du premier, y séjourne quelque peu et repart à son tour. Ces « actes de souveraineté » couplés ne signifient pas grand-chose.

 

Plus graves sont les opérations de police effectuées dans la bande disputée, surtout naturellement lorsqu’elles sont dirigées contre les ressortissants de l’autre pays (3) :  de la rencontre de la mission de police avec un détachement adverse peut surgir de très graves incidents. (4)

 

VIII – LES  RENCONTRES

 

Leur ton est fonction non des consignes (qui, de part et d’autre, à travers leurs variations sont toujours quelque peu « nègre-blanc ») mais de l’atmosphère de l’époque et du caractère des protagonistes, et surtout de la mission des détachements. Entre officiers, dans le meilleur des cas, chacun sort sa carte, la convention, et doit reconnaître l’évidence : là, la querelle de frontière n’est pas comme ailleurs affaire de topographes, mais une question de traité.

 

Une zone contestée existant ainsi de fait, il serait peut-être avantageux que les cadres locaux adoptent, en attendant que les autorités supérieures règlent le problème, un modus vivendi limitant le plus possible les risques d’incidents.

 

Une solution aurait peut-être été que chaque pays, dans la région litigieuse ne fasse la police que de ses propres ressortissants. Mais France et Espagne ne se sont pas encore accordées sur la répartition des tribus maures.

 

IX – LE  REGLEMENT :

 

Parce que le caractère désertique de la zone favorise la perpétuation de la situation actuelle et que la question a peu d’importance aux yeux de qui, seuls, pourraient la régler, une solution rapide ne semble pas pouvoir être espérée.

 

Certes, tant en Mauritanie qu’au Sahara Espagnol, l’esprit paraît être actuellement à la conciliation.

 

Mais un accrochage est toujours à la merci d’une mutation (5), d’un excès de zèle ou même d’un malentendu.

 

Aussi est-il souhaitable qu’un règlement définitif intervienne.

 

X – LA  POINTE  DE  CHOUM :

 

Lors de l’accord, la France pourrait proposer l’échange de tout ou partie de ses droits sur la région contestée contre la corne sud-est du territoire espagnol.

 

Cette pointe, en effet, atteignant la falaise de Choum, coupe la plaine s’étendant au pied de celle-ci, obligeant ainsi la piste impériale n° 1 à monter sur le plateau, par la passe de Ouararda, difficile à entretenir et militairement dangereuse.

 

XI – CONCLUSION :

 

Les échelons subordonnés frontaliers souhaitent que soit établie une frontière précise le plus rapidement possible : elle les mettrait plus à l’aise pour pratiquer la coopération saharienne internationale récemment préconisée.

 

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ANNEXES et NOTES

 

1 – L’article 6 de la Convention déclare les frontières sont inscrites sur les cartes jointes : cela est surtout valable pour la région de Port-Etienne, déjà connue.

 

2 – Voir les croquis au 1/500.000 du S.G.A.O.F. feuille Idjil. Il y a naturellement intérêt à dresser une carte exacte de toute la zône contestée – acte qui n’existe pas actuellement.

En 1947, les Espagnols ont envoyé une mission qui  a calculé de nombreux points astronomiques. En 1948, le lt Luque, au service cartographique de Madrid, a levé toute la région frontière. Côté français, ce travail n’a pu encore être fait faute de matériel.

 

3 – Ainsi la saisie de chameaux en 1947 par les Espagnols à des ressortissants français près de Mou Sferate.

                                     

4 – En 1942, saisie de tonneaux du goum d’Idjil à Aguelt el Adnam. En 1943, combat entre goumiers espagnols et français dans la région de Mabrouk, se terminant par la mort de l’un des premiers. Par exemple.

 

5 – Le commandant Nunez, à Villa-Cisneros, a donné des consignes conciliantes tandis que le capitaine Trancoso est plutôt agressif

                                         Le 17 Août 1948

Le lieutenant Le Pors, commandant la subdivision

              de Fort-Gouraud et le goum d’Idjil

 

 

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Colonie de la Mauritanie

Cercle de l’Adrar

confidentiel n° 144 BP

Atar, le 2 Octobre 1948

 

Le Chef de Bataillon, Commandant le Cercle de l’Adrar

A Monsieur le Gouverneur de la Mauritanie, sous couvert de Monsieur le Général Commandant Militaire de la Mauritanie – Saint-Louis

 

J’ai l’honneur de vous transmettre ci-joint une étude du Lieutenant Le Pors, du Goum d’Idjil, sur le tracé de la frontière franco-espagnole dans la région de la Sebkha d’Idjil.

 

Ce travail me semble intéressant, en ce qu’il précise par croquis les divergences d’opinions des deux pays frontaliers et met l’accent sur les difficultés immédiates, pour les unités méharistes de ces régions, de sauvegarder à la fois paix et prestige.

 

Il apparaît toutefois que les conclusions d’une commission internationale de rectification de la frontière doivent nous être défavorables, car il s’agit bien dans la Convention de 1900 des Salines d’Idjil, alors que nous en avons délibérément étendu la définition jusqu’à la sebkha d’Oum Sferate, pourtant nettement distincte de la Sebkha aux salines.

 

Un « échange » de ces territoires contre la Pointe de Choum ne peut être envisagé – malgré les avantages d’une telle solution – puisque un tel accord impliquerait a priori pour les Espagnols la reconnaissance d’un état de fait contre lequel ils n’ont cessé s’élever.

 

Dans la pratique donc – et sans que soit explicitement soulevée cette dangereuse question de frontière – il importerait pour éviter tout incident d’établir une Convention locale d’utilisation, libre et bilatérale, de tous les points d’eau frontaliers de l’Aguerguer à Fort-Trinquet. En ce qui concerne les nomades il en est déjà ainsi et pour les éléments réguliers, dont la rencontre  ne peut être que fortuite, toute sorte de friction serait écartée./.

 

 

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T.O. chiffré – SECRET

Cercle Atar à Mauritanie Saint-Louis n° 281 du 14 Avril 1948

 

Résident Fort-Gouraud télégraphie citation : n° 15 du 13/4/1948 – Suite à mon télégramme n° 14 aujourd’hui 10 heures un Lieutenant Espagnol est venu au Poste accompagné de 3 Goumiers avons discuté tracé frontière s’est montré compréhensible (sic) et aimable – Rapport suit – fin citation./.

Signé : Durand-Gasselin

 

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Confidentiel – cabinet Saint-Louis  

Mauritanie à Haussaire – Dakar n° 72/C.

 

Suis informé par Fort-Gouraud importante patrouille espagnole et mission service topographique se trouvent à Mijik en vue création poste militaire – stop – Position géographique Mijik mal déterminée – stop – Primo – Feuille Port-Etienne un millionième situe nettement Rio de Oro – Secundo – Ligne tropique pris comme frontière cet endroit – stop – Honneur vous demander envisager envoi Mission Géographique en vue déterminer position exacte en accord avec Mission Espagnole – stop – En attendant ai ordonné prendre contact avec Mission Espagnole et faire réserves en cas construction poste zone litigieuse./.

 

              Vu, bon à expédier, le Chef de Cabinet  p.i. Ferhirin                     Geay

 

 

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Confidentiel – cabinet Saint-Louis  . 7 Avril 1948 

Mauritanie à Cercle . Atar  n° 438/C.

Priorité absolue

Vos 253 et 258 – stop – Cartes qu’avons notre possession sont contradictoires sur position Kaedia Mijik – stop – avez-vous document précis – stop – Si doute demanderais envoi Mission Service Géographique Dakar – stop – En attendant serait utile que contact soit établi avec Mission Espagnole./.

 

Vu, bon à expédier, le Chef de Cabinet  p.i. Ferhirin                     Geay

 

 

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T.O. chiffré – confidentiel

Cercle Atar à Mauritanie Saint-Louis n° 281 – 1ère Brigade du 6/4/1948

 

Fort-Gouraud télégraphie citation : n° 258 – Détachement de 45 Goumiers Espagnols se trouve à Mijik avec deux camions – Donnent impression s’y installer 30 de ces goumiers avec 2 Lieutenants sont venus à Oum Dferante et ont rejoint Mijik – fin citation – Comme suite à 253 fin citation./.

 

Vu, bon à expédier, le Chef de Cabinet  p.i. Ferhirin                     Geay

 

 

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Gouvernement général de l’Afrique occidentale française

Direction générale des affaires politiques, administratives et sociales

Dakar, le 29 Avril 1948

Le Haut Commissaire de la République                                                                                                 

à Monsieur le Gouverneur de la Mauritanie . Saint-Louis

objet : situation du poste Mijik

réf. votre T.O. n° 72 du 8 Avril 1948

 

Bien que l’arrangement franco-espagnol du 27 juin 1900 concernant la frontière de la Mauritanie et du Rio de Oro, au sud du 26ème degré de latitude, ne permette pas de fixer avec précision le passage de la frontière aux environs de la Sebkha d’Idjil, il paraît avéré que le poste de Mijik se trouve bien en territoire espagnol. Je vous adresse, ci-joint, un extrait de l’arrangement précité.

 

Je ne crois pas opportun d’envoyer actuellement une mission géographique en vue de déterminer la position exacte de Mijik, mais j’estime, comme vous qu’une prise de contact avec la mission espagnole, actuellement sur place, ne peut être que fructueuse ne serait-ce que pour connaître le point de vue de cette mission, en ce qui concerne le passage de la frontière dans la région de Mijik.

 

Par ailleurs, au cas où les autorités espagnoles installeraient à Mijik un poste militaire important, il serait peut-être opportun de reconsidérer l’évacuation de la garnison d’Idjil et d’envisager la réinstallation, dans ce poste, d’une section détachée d’Atar.

 

Il me paraît, en effet qu’en dehors des considérations de politique générale et de prestige de la France qui militent en faveur du maintien d’une garnison en ce poste, la situation de Fort-Gouraud sur l’unique route des relations Mauritanie-Maroc peut entrainer l’opportunité de disposer à ce poste d’organes de renseignements particulièrement qualifiés.

 

Je vous serais obligé de bien vouloir me faire connaître votre opinion sur cette question.