L’humanité au chevet des transhumanistes – VII/Par Ian Mansour de Grange

13 March, 2024 - 16:24

La société civile qu’il s’agit de doter d’un domaine spécifique est celle strictement dévolue à des Activités Non Génératrices de Revenus (ANGR), même si elle peut être appelée à rémunérer divers services pour assurer ses tâches. Elle vient ainsi à l’appui du secteur public qui gère une partie conséquente des ANGR, notamment dans le domaine de la santé et de l’éducation où interviennent également des Activités Génératrices de Revenus (AGR) relevant du privé. Il existe également des AGR publiques ou privées dont les revenus sont statutairement dévolus à des ANGR : Activités Génératrices de Revenus Communautaires (AGRC). Toutes ces différentes activités ont généralement en commun de mobiliser du capital pour s’établir (foncier) et fonctionner (immobilier, mobilier, services, etc.). La propriété du capital se répartissant exclusivement entre le Privé et le Public, en tant que personnes physiques ou morales, on voit toute la difficulté à donner au Civil, plus généralement aux ANGR, un domaine spécifique.

Cependant, les ANGR n’ont pas besoin de la propriété des biens nécessaires à leur fonctionnement. L’usage assuré, pérennisé et exonéré d’impôts de ceux-ci leur suffit. Il en va de même pour les AGRC dont les revenus sont entièrement dévolus à des ANGR, excluant donc tout repartage des bénéfices entre les membres de celles-là (1). De fait, la question centrale se situe au niveau du fonds placé en IPP(2), puisque tous les rajouts, de quelque nature soient-ils, suivent le statut de celui-ci. Or, dans l’immense majorité des cas, le besoin fondamental est d’ordre foncier, un secteur où l’État est manifestement en position privilégiée, alors qu’en ce qui concerne le financement des rajouts immobiliers, mobiliers et autres, le Privé peut facilement apporter, au-delà de son dynamisme entrepreneurial, des ressources conséquences sous forme de dons et legs, à côté d’institutions internationales appropriées.

D’aucuns pourraient se demander ici quel intérêt pourrait trouver le secteur privé à investir en ce sens. Placé sous le régime de l’IPP, un capital ne perd-il pas sa capacité d’échange au sein du marché ? Mais, systématiquement associée à l’inaliénabilité de ce capital, cette immobilisation le met également à l’abri des aléas malheureux de celui-là, notamment en cas de faillite. C’est particulièrement intéressant lorsque l’investissement met en place une industrie manufacturière nécessitant une fixation importante de capital. De type AGR et à ce titre simple locataire de l’IPP, moyennant un loyer assurant la pérennité des biens de celle-là augmenté d’un pourcentage négocié sur les bénéfices nets, cette industrie peut être aussi une AGRC contrôlée par un Comité de Surveillance de Gestion (CSG) où l’investisseur dispose de droits spécifiques, comme on le verra plus loin. Ce cas de figure est surtout pertinent au sein d’une filière où ledit investisseur est engagé dans une ou plusieurs AGR en amont ou en aval de l’AGRC (3).

 

Une force populaire très insuffisamment déployée et soutenue

Intéressons-nous maintenant à l’apport des ANGR au sein du tripode Public-Privé-Civil (PPC). À ne considérer que les deux fonctions les plus basiques de celles-là – actions sociales et environnementales – on entrevoit la capacité théorique de la Société civile à mobiliser un très large éventail de population, de l’école primaire au seuil de la sénilité, pour peu qu’elle soit suffisamment formée et dotée de moyens appropriés : sa force, c’est celle du peuple, la démocratie au sens étymologique et littéral du terme (4). Mais on est très loin du compte, tant sur le plan des champs d’activités que sur le nombre de personnes actives.

On prendra ici pour exemple la situation de la France où la Société civile est assez précisément étudiée (5). Si l’action strictement humanitaire, caritative et médico-sociale n’y mobilise que 10% des associations, la majorité (64%) de l’ensemble est engagée dans des activités mettant diversement en jeu des relations sociales : sport (25%) ; culture, spectacles, activités artistiques (20%) ; loisirs, vie sociale (19%) ; le quart restant regroupant la défense de causes, droits et intérêts (15%) ; l’enseignement et la recherche non-médicale (8%) ; le développement local et la gestion de services économiques (3%). À peine une association sur vingt-cinq mille se dit exclusivement consacrée à des actions environnementales. Ce qui n’exclut évidemment pas que nombre d’autres puissent l’être à l’occasion, diversement motivées…

Alors que la tranche d’âge 6-75 ans représente 86% de la population française, à peine 23% de celle-ci forment les effectifs de la Société civile, mobilisant cependant plus de la moitié de la population active. Hors les secteurs du sport et de la culture, les jeunes de moins de 15 ans ne sont pas sollicités – c’est dire combien l’enseignement à l’école de la civilité reste purement théorique… – et un tiers des plus de 65 ans s’y distinguent, trustant la présidence d’un tiers des structures, les moins de 30 ans n’occupant ce poste qu’en proportion de 1/25. Les activités de moins de 3% des associés sont salariées ; 85% des associations ne sont composées que de bénévoles.

On comprend mieux cette situation à l’examen d’un autre paramètre, à l’échelle mondiale cette fois. Estimé selon l’approche par la demande, le PIB mondial se répartit comme suit : secteur privé, 66% ; secteur public, 31% ; secteur civil, 3%. Un partage d’autant plus significatif des inégalités que celles-ci sont notablement vives en chacun de ces secteurs. Pour ce qui est du premier, la fortune des 2640 milliardaires dans le Monde a quintuplé en vingt ans, atteignant plus de douze mille milliards d’euros (6) (2,7% des richesses privées), tandis que plus de la moitié de la population mondiale vit avec moins de 3 euros par jour. En ce qui concerne le second et compte-tenu de l’importance des dettes publiques, comme, par exemple, celle des USA : 117% de son PIB (au demeurant le plus élevé au Monde) ; et de la quasi-impossibilité d’obtenir des données pertinentes en ce qui concerne les pays les plus pauvres, on se contentera ici de relever le rapport entre les extrêmes du Revenu National Brut (RNB) par habitant :  141 fois plus élevé en Norvège qu’au Burundi. 

De telles disparités ont bien évidemment des conséquences sur le développement de la Société civile encore à ce jour totalement dépendant de financements privés et/ou publics. Afin d’en approcher les détails, revenons à nouveau sur le cas de la France. 15,6% des associations y ont un budget annuel inférieur à 1000 € ; 32,1% à 5000 € ; 40,5% à 50 000 € ; 9,7% à 500 000 € et 2,1% au-delà (7). Les ressources proviennent à 55% du Privé, sous forme de cotisations (12,1%), dons et mécénat (4,9%), recettes d’activités (38%) ; les 45% apportés par le Public se répartissant entre subventions (34,3%) et recettes d’activités (10,7%). Les 48,7% de ressources (recettes d’activités) provenant d’AGRC, en direction surtout du Privé (38%), signalent l’apport objectif du Civil au tandem Public-Privé. Mais la précarité, certes relative au niveau local de vie, est néanmoins le lot de quasiment la moitié de la Société civile française et il n’est guère étonnant que disparaissent, chaque année, autant d’associations (69 000 en moyenne, 5,3% du total) qu’il ne s’en forme.

 

Une situation beaucoup plus floue dans le Trois-quarts-Monde

La notion de Société civile est généralement encore peu saisie dans toutes ses dimensions citoyennes par les peuples du Trois-quarts-Monde. Elle se confond souvent avec le Tribal et divers autres systèmes de solidarité sociale. On s’intéressera ici au cas de la Mauritanie, un pays tout-à-la fois situé dans la tranche médiane du développement économique – son RNB/habitant n’est que 19 fois inférieur à celui de la Norvège – et assez récemment inclus dans la modernité des rapports sociaux. Fondé en 1960 et orienté vers la démocratie il y a une trentaine d’années, son État s’efforce d’aider au développement de la Société civile, en lui consacrant une attention particulière au sein d’un département spécifique : le Commissariat aux Droits de l’Homme, à l’Action Humanitaire et aux Relations avec la Société Civile (CHDAHRSC) (8).

Mais les données relatives à celle-ci sont rares et d’autant plus éparses qu’obnubilé par des schémas démocratiques exogènes, on s’interdit de cultiver toutes les interfaces entre les solidarités anciennes (fractions, tribus, ethnies…) et inédites (ONG, associations diverses, jama'a de quartier et de village, etc.). Or, si la démocratie entend valoriser le pouvoir du « peuple », il ne s’agit pour autant jamais d’un peuple-standard, sans originalité spécifique : la démocratie est toujours subordonnée à un lieu. En l’occurrence de l’exemple ici choisi, le peuple dont on veut développer la force, en l’intégrant harmonieusement à toutes celles qui concourent à la vitalité de la nation – et extensivement de notre petite planète bleue – est bel et bien mauritanien, dans toute la diversité de son histoire, fractions, tribus, ethnies, etc. En tant que personnes morales, « […] manifestations plurielles de la vie de la nation, de son peuple, celles-ci doivent toutes bénéficier de moyens d'existence et il revient en premier chef à l'État d'en assurer la base […] » (9).

Le préalable à tout appui de celui-ci consiste à en être officiellement reconnu. Il doit donc d’abord s’attacher à faciliter l’enregistrement de toute activité civile – c’est-à-dire hors champ familial (privé) – au niveau le plus adapté à son expression (communal, départemental, régional ou national) et à sa nature : il y a tout un monde entre une association de quartier, un club de sport, un parti politique, une tribu, une confrérie religieuse ou autre… Si certains cadres déjà utilisés avec succès, en Mauritanie ou ailleurs, sont souvent appropriés, il ne faut pas exclure la possibilité d’en expérimenter de nouveaux, notamment en ce qui concerne les relations de voisinage, on y reviendra bientôt. Car la mobilisation ordonnée du capital humain au service de notre humanité commune – plus généralement, de notre biosphère – est devenue un impératif, ainsi que le signale le dernier rapport de la Banque mondiale sur l’évolution de la richesse des nations : « […] notre bien‑être matériel est menacé par une exploitation non durable de la Nature, une mauvaise gestion et évaluation erronée des actifs qui composent les richesses nationales  [capital naturel, capital humain et capital produit, NDR] et le manque d’actions collectives aux niveaux local, national et régional » (10). (À suivre).

 

Ian Mansour de Grange

Maata Moulana

manstaw@gmail.com

 

NOTES

(1) : C’est notamment le cas des coopératives. Rien n’interdit cependant à une coopérative de placer tout ou partie de son capital en IPP mais cela implique la mise en place d’un processus formel assurant la pérennisation de ce capital. Voir le paragraphe suivant.

(2) : Immobilisation Pérenne de la Propriété, voir l’article VI de la présente série.

(3) : Pour plus de détails, voir les deux derniers chapitres de « LE WAQF […] LA MAURITANIE […] », Éditions Joussour Abdel Aziz, Nouakchott, 2023, pp. 191-222.

(4) : Du grec, « démos » : le peuple ; « kratia » : la force.

(5) : Voir, entre autres, https://www.associations.gouv.fr/IMG/pdf/chiffres-cles-vie-associative-2023.pdf

(6) : https://fr.statista.com/statistiques/1409524/evolution-fortune-milliarda...

(7) : Source : Enquête CNRS–Matisse-Centre d’économie de la Sorbonne auprès des associations – 2005/2006

(8) : http://www.cdhahrsc.gov.mr/fr/societe-civile/

(9) : « D’ICI À LÀ », Éditions Joussour Abdel Aziz, Nouakchott, 2023, p. 34 et, d’une manière plus générale, le chapitre « Bâtir sur l’acquis » d’où est extraite cette proposition.

(10) : https://www.banquemondiale.org/fr/news/infographic/2021/10/27/measuring-...