L’humanité au chevet des transhumanistes - III/Par Ian Mansour de Grange

24 January, 2024 - 16:49

D’aucuns objecteront ici de ce que la révolution industrielle et ses corollaires : désertification des campagnes, exode rural, urbanisation massive, etc. ; ont libéré l’Humanité d’un certain nombre d’oppressions : famines, épidémies, servitudes sociales, notamment tribales, etc. Aussi relatifs soient ces soulagements – surtout au Sahel… – ils sont réels et la question n’est pas d’en contester les bienfaits mais bien plutôt d’en mesurer les méfaits afin de mieux les circonscrire. Souvenons-nous : préalable au traitement des troisièmes, le soin des deux premières plaies s’articula autour d’un projet ébauché au siècle dit des « Lumières » émerveillé par l’apparent pouvoir de l’Homme à dépasser la Nature (1), la soumettre à la raison de celui-ci érigée en principe absolu de Droit, tandis que, plus intensément aveuglé par l’exploitation des lois naturelles – celles de la thermodynamique en particulier – le siècle suivant se laissa entraîner dans une boulimie  de  rationalisme et de  profits, sans  égards  envers  les  équilibres du vivant : motorisation du capitalisme…

Prenons encore le temps de nous rappeler la définition de celui-ci : « système économique et social fondé sur la propriété privée des moyens de production et d’échange », selon le dictionnaire Larousse, et, selon Karl Marx, « règne des forces du capital sur les forces du travail (2) ». Arcbouté sur le profit en toute occasion et circonstance, il a jusqu’à ce jour toujours su adapter sa domination sans jamais la remettre en cause. Mais, alors que cette emprise paraît bel et bien conduire à la disparition de la vie sur terre, l’Humanité – oligarques en tête – devrait être en droit – devoir ? – d’en exiger à tout le moins un allègement substantiel. Or tout semble aller plutôt vers son appesantissement fatal.

Certes des voix s’élèvent, notamment dans les milieux intellectuels (3) si souvent unanimes, naguère, à promouvoir le développement illimité des sciences et leurs applications tous azimuts. Mais elles sont largement couvertes, dans les faits, par les clameurs hautement médiatisées des transhumanistes puissamment soutenus en hauts lieux, surtout par « le pouvoir au-dessus des pouvoirs ». À cet égard, on peut se demander s’il existe des milliardaires opposés au transhumanisme… Ce n’est en tout cas pas en interrogeant Google qu’on obtiendra des réponses pertinentes à cette question. Depuis quelques années, la gigantesque entreprise américaine de services technologiques est en effet devenue l'un[p1]  des principaux sponsors dudit mouvement, notamment par le soutien financier massif à des entreprises portant sur les Nanotechnologies, Biotechnologies, Informatique et sciences Cognitives (NBIC), et par l'engagement au sein de son équipe dirigeante, en Décembre 2012, de Raymond Kurzweil, spécialiste de l'intelligence artificielle : naviguons, ouvriers « main tenant » des « temps modernes », et vogue – coule ? – la galère !

 

Les technosciences au secours de notre humanité « inadaptée »

D’autres magnats des communications sont également de la partie, à l’instar d’Elon Musk (4), richissime propriétaire de Twitter. C’est dire le pouvoir de manipulation des consciences dont disposent ces thuriféraires de la survie pixellisée, via Internet et le petit i-pad reliant le moindre individu au Spectacle mondialisé. Tout est fait pour d’abord persuader chacun d’entre nous que l’être humain n’est plus adapté, culturellement, biologiquement, génétiquement, à ses conditions existentielles contemporaines. Zappant bien évidemment l’idée adverse de « transformer politiquement notre monde ; en l’occurrence, le monde capitaliste industriel et ses valeurs centrales de croissance et de productivité illimitées », il s’agit ensuite de nous convaincre, un par un et tous dans le même sac, de l’inéluctable nécessité de « conformer l’être humain et la vie en soi par les technosciences (5) ».

Le marché est à ce point prometteur que ses promoteurs peuvent même envisager y déplacer une part conséquente de leurs investissements auparavant consacrés au développement de la consommation à outrance et s’avancer ainsi en protecteurs de l’environnement. Outre ce secteur apparemment « biocon-servateur », le transhumanisme tend également à recouvrir tous ceux susceptibles de sacraliser ses thèses. Sans revenir ici sur l’argument des pathologies qui propulsa les premières recherches médicales, on remarquera par exemple combien les dernières envisagent plus spécifiquement de modifier des comportements. « Nos connaissances de la biologie humaine, en particulier de la génétique et de la neuro-biologie », nous informent ainsi Ingmar Persson et Julian Savulescu (6), « commencent à nous fournir les moyens de modifier directement les bases biologiques ou physiologiques de la motivation humaine, par exemple par des méthodes pharmacologiques et génétiques, comme la sélection génétique et l'ingénierie. »

En bref : rendre l’individu lambda pharmacologiquement satisfait de son sort, autrement dit inoffensif. Une idée singulièrement prenante dans le climat d’insécurité lié aux débordements violents, notamment terroristes, inhérents aux insatisfactions générées à outrance par le système. Et Didier Cœurnelle et Marc Roux de renchérir : « Les dernières avancées ouvrent des voies suffisamment sécurisées. Nos capacités d'intervention neurologique ont progressé dans des directions diverses : psychotropes (Prozac ou Ritaline), microchirurgie pour la stimulation de certaines zones du cerveau, implants cérébraux, développements liés au génie génétique et aux nanotechnologies, stimulation magnétique transcrânienne (7) […] ». Nous voici donc au pas – pour ne pas dire au salon même – du « meilleur des mondes » d’Aldous Huxley ?

 

Et l’islam, dans tout ça (8) ?

Le musulman cherche en vain dans ses oussouls (9) ce qui lui permettrait d’adhérer un tant soit peu à ce « monde où tous les corps, toutes les vies individuelles se transforment en matière première au service de l’efficacité productive (10) ». Est-ce à dire que notre religion serait « incompatible avec la démocratie », comme s’acharnent à l’aboyer la meute antisémite détournée, par les oligarques occidentaux, de son traditionnel gibier juif vers une islamophobie tout aussi compulsive ? Si certains d’entre nous tombent dans le piège de cette question débile, en promouvant une guerre terroriste contre « les valeurs de l’Occident » arcboutée sur une lecture tout-à-la fois tronquée et littérale de nos Textes, d’autres prennent le temps – al hamdou lillahi ! – de mesurer leurs critiques.

Car il y a bien évidemment une sérieuse nuance entre « la » démocratie et la caricature que tendent à nous imposer les transhumanistes. Comme on l’a vu tout au long de la première partie de ce dossier, il ne manque pas de voix en Occident même pour dénoncer la dérive actuelle du système qui domine le monde depuis deux cent cinquante ans : « Délaissant l’horizon politique des Lumières, le transhumanisme promeut une conception essentiellement adaptative de la perfectibilité humaine, centrée sur l’idée de modifier techniquement l’humain pour en optimiser les capacités. […] Ce renversement du projet d'autonomie […] ne concerne pas seulement le transhumanisme dit libertarien. Il concerne tout autant, et peut-être même plus encore, les branches du mouvement qui se revendiquent d'une approche volontiers qualifiée de « sociale », « progressiste » ou même « démocratique » par ses promoteurs (11) ». Champion autoproclamé de la liberté – d’où l’adjectif libertarien… – le mouvement des « Lumières » a enfanté sa pire négation.

Non pas, d’ailleurs, que le « pouvoir du peuple » ait été une donnée politique centrale en Islam. Mais la base de la vie sociale dans la cité musulmane n’en est pas moins la liberté de chaque individu. Tout ce qui n’est pas expressément interdit est permis et Mohammed (PBL) d’insister : « Dieu a prescrit des devoirs, ne les négligez pas. Il a institué des limites, ne les outrepassez pas, Il a prohibé certaines choses, ne les transgressez pas. Il s’est tu au sujet de beaucoup d’autres, par bonté envers vous – non par oubli – ne cherchez pas à les connaître (12) ». Quant au débat communautaire, s’il ne fit pas l’objet, dans les oussouls, d’une stricte définition, il y fut assez clairement recommandé pour justifier nos positions démocratiques contemporaines. Transhumanistes ? La réponse à cette question confronte la liberté de chacun aux devoirs et aux limites que Dieu nous a prescrits. (À suivre).

Ian Mansour de Grange

Maata Moulana

manstaw@gmail.com

NOTES

(1) : Voir, par exemple, Pierre Jean Georges Cabanis (1757-1808) : « […] il est temps d’oser faire sur nous-mêmes, ce que nous avons fait si heureusement sur plusieurs de nos compagnons d’existence : oser revoir et corriger l’œuvre de la Nature. », in « Rapports du physique et du moral de l’homme », 1805, tome 1, p 488.

(2) : On inclura bien évidemment ici toutes les forces de notre environnement naturel ; de la moindre particule élémentaire au cosmos dans son ensemble ; et culturel, un espace non moins théâtre d’exploitations diverses…

(3) : Notamment Léon Kass, Francis Fukuyama, George Annas, Wesley Smith, Jeremy Rifkin ou Bill Mac Kibben, en Occident anglophone ; Jacques Ellul, Jacques Testart, Bernard Lahire, Michel Serres, Pierre Rabhi, Laurent Alexandre ou Nicolas Le Dévédec, en son homologue francophone.

(4) : Elon Musk a fondé en 2016 Neuralink, une start-up affichant sans ambages l’objectif de fusionner le cerveau humain et l’IA.

(5) : https://www.terrestres.org/2022/10/15/le-fantasme-transhumaniste-ou-lautre-visage-de-la-crise-ecologique/

(6) :« Unfit for the Future : The Need for Moral Enhancement », Oxford University Press, Oxford, 2012, p. 2.

(7) :« Technoprog : le transhumaniste au service du progrès social », Limoges, FYP Éditions, 2016, p. 181.

(8) :Distinguons ici l’islam, religion à l’instar du christianisme ou du judaïsme, de l’Islam, ensemble civilisationnel à l’instar de la Chrétienté ou d’Israël. Non-adhérents à l’islam, chrétiens et juifs n’en sont pas moins acceptés et protégés en Islam, à condition de non-agression.

(9) :Les fondements – Saint Coran et sunna du Prophète (PBL) – des diverses jurisprudences (fiqh) en cours au sein de l’Umma.

(10) :Céline Lafontaine, « Le Corps-Marché. La marchandisation de la vie humaine à l’ère de la bioéconomie », Paris, Seuil, 2014, p. 245.

(11) :https://www.terrestres.org/2022/10/15/le-fantasme-transhumaniste-ou-laut...

(12) :Hadith rapporté notamment par Tirmidhi, Ibn Mâja et al Hâkim.

 [p1]n