Passions d’enfance : Avant de tout oublier (6)/Par Ahmed Salem Ould El Mokhtar (Cheddad)

20 December, 2022 - 15:39

Les anmaras sont en général des esclaves, ou esclaves affranchis, mais jouissant d’une certaine liberté leur permettant de louer leurs services à d’autres. Leur situation quotidienne ne diffère en rien de celle des esclaves servant sous la tente de leurs maîtres. Pour les corvées d’eau et les tâches domestiques, c’est l’affaire de la très aimable, jeune servante Jabhalla. En 1968, le père Elmoctar me demanda de faire le déplacement à la Chamama où résident les demi-maîtres de Jabhalla pour la ramener chez nous afin d’effectuer le trimestre programmé pour nous.
Quelques années auparavant, j’avais accepté la même commission. Cette fois-ci, j’ai refusé, déclarant clairement que je ne reconnais plus son statut d’esclave. Elmoctar piqua une crise de colère sans précédent. Il sortit son couteau et il se précipita sur moi, menaçant de m’égorger. Les tantes s’interposèrent entre nous. Pour lui, l’opinion que j’ai exprimée équivalait à un blasphème. La propriété de Jabhala est partagée à moitié avec une famille extérieure, les Ehel Noueiguidh de Awlad Aid, collectivité tribale vivant dans la zone de Tékane. Il est question d’une parenté qui les lie à la riche famille commerçante d’Abdellahi Ould Noueiguidh d’Atar «Smassid ».
Les deux familles seraient originaires de la grande tribu de Laghlal. Jabhalla fut épousée par le berger de bovins Ebhoum, et lui donnera plusieurs enfants.

 

Un diminutif loin d’être méprisant

Concernant Laameim, je rappelle que c’est le berger qui m’a le plus marqué. C’était un homme de grande taille. Son caractère sage et posé contraste avec toute autre conduite rencontrée chez les autres bergers. Je déplore qu’aujourd’hui ses fils préfèrent l’appeler « Elaam », plutôt que par le diminutif de son nom, « Laameim ». On rencontre ces derniers temps, et curieusement, uniquement, chez certaines familles, encore fortement impactées par leur statut récent d’anciens esclaves, cette tendance à vouloir changer leurs noms de famille quand ils sont usités en diminutif. Ils ne savent pas que le diminutif dans les noms exprime plutôt une intimité, un signe de rapprochement de quelqu’un et non pas de la méprise ou de la négligence. Le plus souvent les familles les plus célèbres portent des noms en diminutif. Ghouraish, la tribu du prophète, est le diminutif d’Elghoursh (signifiant requin), Kouleib, diminutif de Kelb (chien) une autre grande tribu de l’époque. Ibn Houreira, l’un des grands amis et rapporteur des paroles du prophète préfère son pseudonyme « houreira », diminutif de herra: « chatte ». Le diminutif, en matière de nom de personne est une tradition culturelle arabe.
En 1981, à Atar, au cours d’une partie de jeu de cartes, Vefall, un jeune Oulad BouEli de Rosso, pressa son partenaire, du nom de Ould Kleib, de jouer une carte: « Ould Elkelb, Ould Elkelb, vas-y, joue ! ». « Ould Elkelb: le fils du chien. Kleib (petit chien) est le diminutif de Kelb. Son partenaire ne s’exécuta pas. Un autre joueur remarqua qu’il était en colère à cause de l’appellation « Ould Elkelb ». Il s’adressa au jeune de Rosso et lui dit: « Hé toi là, le bonhomme ne s’appelle pas Ould Elkelb ». « Eh ! Comment s’appelle-t-il donc ?! » S’interrogea Veffal dans son accent typiquement rossossois. « Il s’appelle Ould Ekleib », répondit-il. « Après tout, quelle est la différence entre un petit et un grand chien ! » répliqua Vefall.
Les activités quotidiennes confiées aux esclaves et aux anmaras sont à la fois précaires et ingrates. Leur journée débute en général avant le lever du soleil et se termine tard dans la nuit. Globalement on peut l’estimer à 16 heures de travail, soit le double du temps règlementaire consacré au travail salarié dans les temps modernes. Sous la pression de la nécessité, ils sont condamnés à accepter du travail dans les pires conditions. On rappelle l’exemple de l’un de nos anmaras. Il fut secouru par l’oncle Ahmada, alors qu’il mourait de faim sous un arbre, lui, sa femme et ses enfants. Ils sont arrivés complètement démunis. Leurs enfants, torses nus, étaient rangés sur le dos du célèbre bœuf Boudarga.

 

 

Intelligence animale
Les parents, tout en louant les services de bergers, s’adonnent entièrement à la garde de leur propre bétail. Ils s’y attachent comme ils s’attachent à leurs propres enfants. En sciences naturelles, on rattache l’instinct à l’animal et l’intelligence à l’homme. Dans mon très jeune âge, j’ai assisté à au moins deux scènes, qui pour moi pourraient plutôt être interprétées comme relevant de l’intelligence chez l’animal. La première scène eut lieu à l’hivernage de 1959. On avait une nombreuse famille de bovins, issue d’une seule vache, appelée «Oumheddara »: une vache de robe rouge, portant une tache blanche (Heddara) sur le front. « Tfeila » au sens de la petite fille, avec pour mère Oumheddara, est une vache connue à cause de l’abondance de son lait. Malgré la sagesse de sa conduite, elle n’accepte jamais de se laisser traire par quelqu’un, autre que le vieux Bou. Même malade, celui-ci est obligé de se déplacer pour la traire. Une fois, une autre vache, lui donna un coup de corne profond au ventre. Elle tomba malade.
Une matinée, après qu’elle passa à la traite, elle revint jusqu’à la clôture des veaux. Elle beugla légèrement, une façon de rappeler sa génisse: elle se mit à lui lécher le front. Quelques instants après  elle quitta « Lemrah »: « Lemrah »: un espace ouvert réservé au repos des bovins. Elle est venue jusque devant la tente ou se reposait le vieux Bou. Elle voulut entrer. Ce qu’elle n’avait jamais fait. À l’aide d’un petit bâton, je voulais l’éloigner, et Bou me demanda de la laisser faire. Elle rentra dans la tente. Elle se mit à lui lécher la tête. Cela dura à peine deux à trois minutes. Elle se retira et alla tout droit vers la clôture ouverte mais des moutons.
Les moutons ne s’y trouvaient pas en ce moment. Elle entra, puis se courba, enfonça sa tête dans les déchets (Lebaar) des moutons, puis se mit à crier. Convaincu qu’elle était en train de mourir, Bou ordonna à quelqu’un de l’égorger à temps. Ensuite, il refusa de consommer sa viande. Manifestement, elle était venue lui dire « Adieu ! » après l’avoir signifié à son propre enfant. Rares sont les humains qui meurent de cette façon.
La deuxième scène se déroule toujours dans la même famille de bovins. Une fois un jeune veau, Ould Zrava Mint Oumheddara, s’égare. Deux années après, il fut retrouvé dans un troupeau appartenant à des gens vivant à une trentaine de kilomètres de chez nous. L’oncle Ahmada l’a ramené de chez eux. Le veau avait visiblement grandi et il avait disparu juste avant d’être marqué. Ce qui rend difficile son authentification. Chaque famille se distingue par la marque que portent ses animaux domestiques, notamment les bovins et les camelins. Notre famille, loin pourtant d’être chrétienne, a choisi la croix.
La marque se fait à l’aide d’un fer chauffé à blanc. J’étais présent dans Lemrah, lorsque le veau rejoignit son troupeau. Aussitôt arrivé, il fit le tour de tous les animaux: il vient renifler chaque animal appartenant à sa famille, avant de venir se reposer à côté de sa mère. Une leçon de plus d’intelligence pour une bonne partie des humains. Personnellement, je pense que les frontières entre l’instinct et l’intelligence ne sont pas toujours très précises.

 

Discussions chaudes

Rappelons un autre exemple. Nous avons le grand et joli bœuf « Lazrag » à la robe tachetée de blanc et de rouge, d’où le nom Lazrag (multicolore). Au cours des déménagements ce bœuf est réservé au transport des bagages de la famille des grands-parents paternels. Le seul défaut dans son dressage c’est qu’il a le flair des déménagements. Le jour du déménagement, il faut éviter systématiquement de faire tomber une seule tente avant de l’arrêter et de lui accrocher son guidon (Akhzama: une mince corde) à son nez. Sinon, il se lève et quitte précipitamment Lemrah. Il court si vite que personne ne peut le rattraper.
« Lemrah » est un lieu privilégié pour les réunions des hommes du campement. Les après-midi, ils s’y regroupent pour échanger les informations. Les hommes, propriétaires de bétail, des bovins notamment, ont en principe, droit à la parole. Les autres se font discrets. Les discussions sont généralement chaudes et passionnées. Les pâturages et les problèmes quotidiens rencontrés par la collectivité bénéficient du plus grand intérêt. On discute aussi d’autres sujets de divers ordres. On épuise rarement un sujet. Aucun ordre de parole n’est respecté.
Un simple commentaire, même hors sujet, peut faire dévier la discussion dans n’importe quelle direction. Par la même occasion des accords ou parfois des marchés pouvaient être conclus et d’autres dénoués. Le plus souvent la décision d’un déménagement du campement est arrêtée à partir de cette assemblée. Seul un événement majeur ou la prière du Maghreb pourrait interrompre l’auguste assemblée de Lemrah.
Comme on peut le constater, « Hayet Laabid » ou campement des esclaves, aussi bizarre que ça puisse paraître, est en même temps un campement de propriétaires d’esclaves. Je crois qu’il faut bien méditer sur la complexité du phénomène esclavagiste pour tout comprendre.
De tout temps, toute société humaine (et même toute société animale), organise spontanément, sous la poussée de la nécessité, ses membres selon ses propres besoins. La division du travail qui en résulte, oriente chacun dans une tâche donnée ou une spécialité répondant à un besoin humain indispensable.
La religion et la morale sont sciemment interprétées pour justifier et faire accepter la logique de ce système et œuvrer en vue de sa perpétuation. Dans la société traditionnelle, il est pratiquement inimaginable, pour le bon fonctionnement du système en place, de se passer du plus petit métier exercé par un segment quelconque de la société.
L’esclave, le forgeron, le berger, l’agriculteur, comme d’ailleurs le guerrier ou le marabout, chacun joue son indispensable rôle pour le fonctionnement harmonieux du corps social. Même pour le griot, son rôle n’est pas à négliger. Aujourd’hui, certains condamnent la pratique de la musique et vont jusqu’à imaginer une société sans musique, sans musiciens et sans réjouissances. La grande chaine Qatari Aljazira-TV a fondé l’un des plus grands empires de presse de l’histoire et curieusement, il n’y a pas la moindre place pour la musique dans ses nombreux programmes spécialisés. L’histoire ne connaît aucune civilisation sans divertissements, c’est-à-dire, d’abord sans musique. Il est évident que manger et boire sont indispensables pour l’entretien de l’organisme. Mais l’homme (et même l’animal), n’est pas qu’un organisme purement physique.
L’homme possède en effet une dimension morale et psychique qui lui est aussi indispensable que son organisme physique. Les problèmes de santé de l’homme relèvent aussi bien de l’aspect physique que de l’aspect psychique. La musique contribue justement à traiter des problèmes de santé relevant précisément du domaine du psychique().
Dans l’entendement de beaucoup de gens, la musique réveille en nous une sorte de joie interne. Ce qui est d’abord une bonne chose et ne doit pas être jugé comme un blasphème. Personnellement, je crois que la musique, dans ses notes et dans son parler, exprime généralement un sentiment de tristesse, s’apparentant plus au pleur plutôt qu’au rire, mais qui a l’avantage de soulager, exactement comme l’action de pleurer. La musique suscite en nous des souvenirs divers, souvenirs à la fois bons et mauvais, nous éloignant ainsi de la lourdeur d’un climat souvent lourd et stressant. Généralement, dans tout air musical, l’expression de tristesse est beaucoup plus présente. Celui qui chante donne aussi l’impression de se tordre dans de profondes douleurs.

(A suivre)