Passions d’enfance : avant de tout oublier (5).Par Ahmed Salem Ould El Mokhtar (Cheddad)

13 December, 2022 - 13:37

« Les esclaves des esclaves »
On compte surtout des familles d’esclaves appartenant souvent à des familles relativement aisées de la collectivité. Les familles d’affranchis, anciens esclaves, qui réussissent à se hisser à un certain niveau de considération, pour ne pas dire de noblesse, souvent à l’aide de l’acquisition d’une certaine richesse, se permettent d’acheter des esclaves en vue de les aider dans les activités courantes, notamment l’élevage et l’agriculture. Non loin de nous, le cas d’Ahmed Ould Djowdja en est l’illustration. De son vivant, Ahmed Ould Djowdha, le père de l’ex-ministre, feu Mohamed Lemine O Ahmed, peut être considéré comme étant le plus grand propriétaire de bovins dans la zone de Rkiz. Comme conséquence directe de cette situation, Ahmed Ould Djowdja procéda à l’achat de nombreux esclaves.
Aujourd’hui, plus le capital d’une entreprise s’élargit plus, ses besoins en main-d’œuvre augmentent. À ce titre Ahmed OuldDjowdja, de son vivant, pouvait également être considéré comme le plus grand propriétaire d’esclaves de la zone de Rkiz. Il était intimement lié aux deux grands notables haratin de l’Adrar, Hemmedi et Bilal Diouli. Le premier en tant que principal responsable de la boucherie d’Atar et le second comme dioula (d’où diouli), spécialisé dans le commerce du bétail et de ses peaux.

 

Frontières imperceptibles
Chez nous, Mohamed Ould Maatamoulana, qui comptait parmi les notables les plus fortunés de la collectivité, possède un berger pour son troupeau de bovins, c’était un esclave très connu, appelé Mahham. Celui-ci va fuir ses maîtres qui le maltraitaient dans les environs de Boutilimitt. Il se réfugia très jeune chez nous, hébergé par Mohamed qui lui confie après la garde de son troupeau de bovins. Quelque temps après, les maîtres de Mahham sont venus le chercher chez Mohamed. Ils voulaient le récupérer et probablement le sanctionner pour sa fuite. Par pitié ou par intérêt, ou probablement les deux, Mohamed leur a proposé de lui vendre Mahham. Après négociations, il l’a acheté à la valeur de l’époque, en anciens Francs CFA: Communauté Française d’Afrique (Colonies Françaises d’Afrique en ce moment), à 6.000 F cash, soit, à l’époque, le prix d’une dizaine de vaches laitières. C’était en 1951.
Chez nous et dans les environs, les descendants de Mahham comptent aujourd’hui plusieurs dizaines de personnes. Mahham est mort en 1975, alors que son maître Mohamed est décédé en 1967. Le bétail avait été décimé après par deux décennies de sécheresse. D’autres familles de parents possèdent plusieurs familles d’esclaves. C’était notamment le cas de Ehell Gueidiatt Ould Nnah et de Ehell Ahmed Salem Ould Gueidiatt. Le cousin maternel Ahmed Salem Ould Ssaibar possèdait une femme esclave appelée Yowma. Sa fille ainée Hanna Mint Abeid est la demi-sœur paternelle du grand militant abolitionniste, Biram Dah Abeid. En dehors de Hanna, tous les enfants de Yowma sont d’Ahmed Salem, son maître.
Dans notre collectivité, les frontières entre les personnes libres et celles soumises encore à la condition esclavagiste sont pratiquement imperceptibles. On partage presque tout, y compris leur labeur. Contrairement à chez nous, les esclaves dans d’autres milieux, notamment dans les milieux maraboutiques, sont traités de façon impitoyable, parfois pire que des bêtes de somme. Au niveau des animaux domestiques, comme d’ailleurs chez les esclaves, considérant qu’une femelle, par la procréation, pourrait augmenter le troupeau, le prix d’une femelle double ou parfois triple celui d’un animal mâle. Aussi, dans le mode esclavagiste, les enfants d’une femme esclave appartiennent automatiquement à son maître; ce qui n’est pas le cas de ceux d’un homme esclave.
La servante accouche la veille et le lendemain, habillée en haillons, son nouveau-né au dos, sa « moulgata » (sorte de sacoche en cuir pour récolter la gomme) au bras, elle s’engouffre dans la forêt de gommiers pour la cueillette. Elle porte en même temps une deuxième petite outre contenant de l’eau pour sa consommation. Une corvée qui dure parfois jusqu’à la tombée de la nuit. Aucun baptême n’est jamais programmé pour son rejeton. Ses enfants, exactement comme au marché de bétail, peuvent être vendus à des étrangers habitant parfois au Maroc ou au Sahara occidental. Ils sont brutalement séparés d’elles sans aucun espoir de les revoir de nouveau. L’esclavage en Afrique du nord était le prolongement de l’esclavage existant depuis la nuit des temps dans les communautés négro-africaines au sud du Sahara. Généralement il est le fruit d’un commerce courant sous forme de troc contre le sel ou autres objets de valeur de l’époque ou contre des animaux domestiques. On use parfois d’autres moyens comme le vol, l’enlèvement ou d’actes violents pour s’approprier des esclaves.

 

Familles de bergers

On compte également des familles de bergers, spécialisés dans la garde des troupeaux, notamment de bovins. On les appelle les « anmara », singulier « anamrai ». Mon père, qui comptait parmi les plus riches en bétail, mais n’ayant pas beaucoup d’esclaves, a eu souvent recours au recrutement de plusieurs anmara. On en compta une dizaine durant deux décennies, entre le début des années 50 et la fin des années 60. Parmi les plus célèbres, Mbarek dit Hariatt, Mohamed Ould Lebatt, Obhoum (le père des enfants de la jeune femme esclave du père Elmoctar, Jabhalla) et Laamaim pour les bergers de bovins ; Hariatt, le teint rougeâtre, court, trapu et édenté ; il éclate de rire facilement, à grande gueule, souvent sans raison.
Avec l’aide de ce rire, il réussissait assez souvent à désamorcer la colère d’Elmoctar ou d’Ahmada. Ces derniers avaient l’habitude de bombarder leurs bergers d’injures et d’invectives après la moindre « faute professionnelle ». Des fois on s’en prend violemment à l’un d’eux pour avoir frappé, même légèrement, un veau.
Dans ce genre de situations, le sage Laamaim répond par le silence et l’étonnement bien qu’intérieurement on sent qu’il se torture de colère. Mohamed OuldLebbatt, accompagné par son père Sidi, sont cousins du célèbre Ould Msseika, le rebelle. Je suis tenté par dire le résistant, puisque je me demande pourquoi nos historiens ne lui reconnaissent pas la qualité de résistant ! Comme la plupart de leurs cousins, les Haratines de la tribu Ehel Barikalla d’Akjoujt, sont généralement de teint clair. Ils se confondent pratiquement avec le commun des Beïdanes ou maures blancs. On ne donne aucune explication à ce phénomène.
Le soir, après une journée bien remplie, Mohamed Ould Lebbatt, fidèle à la tradition de ses cousins, anime des soirées de « Elmedh », des chants religieux à la gloire du prophète Mohammed (PSSL). Dans son rythme et même dans son ton («Vaghou », « Elmedh ») rappelle beaucoup le Jazz américain. Le Jazz aurait pour origine des chants religieux africains. Obhoum, très jeune dans ses débuts, noir, court, les parents le trouvaient naïf, voire bête. Quant à moi, je retiens de lui une preuve de grande intelligence. Au début de son arrivée, il ne connaissait pas encore les noms des vaches laitières. D’habitude, les veaux sont réunis dans leur clôture de branchages. Un bambin, souvent moi, garde la porte de la clôture. Une grande branche touffue, appelé « Tachourte », sert à fermer et à ouvrir la porte de la clôture. Le bambin organise la sortie des veaux au moment de la traite de leurs mères en les hélant par leurs noms. Le bambin est appelé « le TalassLaajoul ». Chaque veau connaît le nom de sa mère.
Quand je ne suis pas sur place, Obhoum, comme il ne connaît pas encore les noms des vaches, fait approcher l’une d’elles de la porte de la clôture. Il se présente à la porte et grommèle, la bouche complètement fermée: « Eh, eh ! eh ! ». Tous les veaux se mettent debout et regardent derrière la clôture. Celui qui voit sa mère présente près de la porte, souvent en beuglant légèrement, avance vers la porte pour la rejoindre, convaincu d’être le veau concerné. Obhoum le laisse sortir.
Les bergers des ovins et caprins sont nombreux: Oumar Ould Khliva et Douéh chez mes parents. Lemhaba, le frère cadet d’Oumar, chez le cousin Hmeimid. Jdaa, Elkhou, Aaléwa (Ely de son vrai nom, un rahalipur-sang) et autres ont servi chez tout le monde.
À suivre