. . . avec Moktar Ould Daddah – récit et analyse . 1965 . 2003

6 December, 2022 - 11:14

Notre collaborateur fréquent depuis Mai 2007 (cinquantième anniversaire de la formation du premier gouvernement national mauritanien), en observations de notre histoire contemporaine et en opinions sur le présent international ou intérieur, souhaite maintenant témoigner de la relation personnelle - d'amitié et de confiance - que lui accorda et maintint pendant près de quarante ans, le président Moktar Ould Daddah notre fondateur, que Dieu le bénisse lui et notre pays - et le faire en publiant ses souvenirs, son journal personnel, et des photographies d'époque.

Comme élève reçu à l'E.N.A. française, il a été, ainsi que quelques condisciples, chargé d’enseigner en Afrique aux fonctionnaires des nouveaux Etats : futurs, ou jeunes ou déjà proches de la retraite. Pour lui, ce fut, de Février 1965 à Avril 1966, au Centre de formation administrative de Nouakchott, érigé en Ecole nationale d'administration mauritanienne le 28 Novembre 1965. Puis, à la suite de sa scolarité à l'E.N.A. parisienne (dont un stage à Miferma à l'automne de 1967), il a accompli une carrière de conseiller économique et commercial dans les ambassades de France au Portugal, en Bavière, en Grèce, au Brésil, en Autriche, avant d'être chargé par François Mitterrand dont il était proche depuis Juin 1977, d'ouvrir la première ambassade de France dans l'un pays de l’Union Soviétique juste dissoute, celle au Kazakhstan : Juillet 1992 à Février 1995. Malgré ces éloignements géographiques, il n'a jamais cessé d'être proche de la Mauritanie et de son fondateur, revenant sur l'invitation du Président, en Janvier 1969, pour le Conseil national de Tidjikja en Mars 1970, puis en Août 1972 (au moment de la révision des accords de coopération avec la France), puis pour une tournée de prise de contact dans la IVème Région d'alors (de Boghé à Tichitt via Tidjikja) en Avril 1974, enfin pour le congrès du Parti en Août 1975 et le XVème anniversaire de l'indépendance en Décembre de la même année.

En Octobre 1979, Mariem Daddah l’appelle au téléphone : le Président a été évacué de Oualata, hospitalisé à l’hôpital militaire Bégin, dans le pire état (seize mois d’emprisonnement, camp du génie, puis Oualata), il est parisien dans l’appartement de son ami et doyen, Félix Houphouët-Boigny. Après s’être retrouvés aussitôt rue Albéric Magnard, Bertrand Fessard de Foucault et le Président s'entretiennent dans la maison militaire de convalescence à Toulon : Décembre 1979, une grande semaine, tandis que tourne un magnétophone pour conserver des pré-mémoires. La Tunisie pour le Président et les siens, puis Nice où des décennies auparavant le jeune interprète de l’administration coloniale avait passé son baccalauréat, et une carrière diplomatique pour celui que le président Moktar Ould Daddah surnomma Ould Kaïge en Avril 1974 (circonstances qui seront racontées). Retrouvailles à la fin de 2000 pour la relecture des cahiers manuscrits du Président, en France encore et enfin à Nouakchott de Juillet 2001 à une nouvelle étape hospitalière en 2003. La Mauritanie contre vents et marées (titre proposé avec justesse par Mariem Daddah à son époux) paraît, le lendemain juste, de la mort du Président au Val-de-Grâce à Paris.

Bertrand Fessard de Foucault reconnaît avec bonheur que la relation, que la Providence lui a donnée avec notre fondateur et modèle, a conduit et structuré sa vie, bien davantage que sa propre carrière diplomatique et à l'égal de la fidélité que lui a inspirée le général de Gaulle depuis son adolescence

 

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Une entrée en relation avec des hommes et des femmes, un pays, le président d’une République – tout et tous me sont inconnus

 

Prodromes. Le début de 1965

 

Depuis la fin de l’horrible guerre d’Algérie, le service national en France a été diminué de durée : une quinzaine de mois, au lieu de vingt-huit, et pour certains des « appelés » il peut se faire en « coopération », dans les pays d’Afrique dits d’expression française, au sud du Sahara. Pensant que je suis appelé par Dieu à une vie religieuse ou sacerdotale (formes de vie célibataire dans l’Église catholique), je suis presque déçu d’être reçu à l’Ecole nationale d’administration (française) : le 18 Décembre 1964, j’ai vingt-et-un ans et demi, souhaite servir en coopération, le plus « loin » possible de ma vie d’avant et de ma famille. Les « énarques » sont répartis entre les écoles d’administration naissant alors dans l’Afrique, indépendante depuis quatre ans au plus. Madagascar, mon premier choix, n’est pas disponible, la Mauritanie si, et j’y serai seul de mon « espèce ». Mon frère aîné de dix ans, a été médecin militaire à Gao et à Tessalit, de 1958 à 1961, vivant l’indépendance du Soudan français. Des images d’escale à Atar… Après six semaines de « classes » au camp de  Frileuse, dans les environs de Paris, ayant subi les divers en promotion de la prestigieuse école française (mon père, polytechnicien, comme mon grand-père, à mes 13-14 ans, alors que je me projette vers l’Ecole des Chartes, l’Histoire par les documents), m’oriente vers le maximum, vers quoi je suis allé via Sciences-Po. Paris, rue Saint-Guillaume et la licence en droit public.

 

Le ministère de la Coopération nous reçoit, nous qui allons commencer la coopération franco-africaine en formation – sur place – des cadres administratifs. Chacun reçoit un fascicule ronéotypé présentant son pays : à Dakar, à Abidjan, plusieurs « énarchisants » et les documents sont épais. Le mien en solitaire, vraiment mince. A l’époque existe un parrainage parisien pour les étudiants africains : les Jean Darde accueillent les Mauritaniens (combien de hauts cadres de l’époque fondatrice de la Mauritanie moderne leur doivent l’ambiance de leurs études supérieures à ce couple français d’exception). Le 13 Janvier 1965,  j’apprends la confirmation de mon affectation en Mauritanie, et dès ma « libération » du 5ème R.I., je suis le  28, dans mes premières notes de lecture sur mon pays d’adoption. Psichari, Saint-Exupéry, certes, mais trois livres pour le présent : Désert vivant, un nouvel Etat, la Mauritanie, sympathique au possible… de Gerteiny, un Américain, un premier tableau politique, et enfin une étude fouillée sur Miferma. Le 31, première rencontre de Mauritaniens chez les Darde : Ahmed Killy et Abdallah X, dont je n’ai pas mémorisé le patronyme. Le 3 Février, toujours chez les Darde, avec l’ambassadeur mauritanien. Abdallahi Ould Daddah, demi-frère du Président, me traite en tête-à-tête rue du Commandant-Marchand, sa résidence.  Physionomie magnifique, noblesse et classe, le ton de l’intimité par la voix très basse. Je comprends la chance qui est la mienne. Le pays est à découvrir certes, mais surtout son système politique tout nouveau en comparaison de ce que la faculté de droit, place du Panthéon, m’a enseigné. Ainsi le Président de la République est-il aussi le secrétaire général du Parti unique.

 

Paysage lunaire à Nouakchott

 

Ce qu’il se passe à Nouakchott, ni « mon » journal d’étudiant Le Monde (il m’est resté quotidiennement, à mes bientôt quatre-vingt ans, et toujours dans sa « ligne » éditoriale qu’avait confiée le général de Gaulle à Hubert Beuve-Méry à l’automne de 1944), ni les actualités françaises, ne font état. Or, la politique intérieure prend des marques décisives (1), le gouvernement est changé (2), la toute jeune République Islamique de Mauritanie (800.000 habitants, pratiquement sans armée, une seule ressources rapportant des devises : les mines de fer à ciel ouvert de la Kedia d’Idjill, dont l’exploitation n’a que deux ans à peine, mais du 8 au 13 Février ont lieu à Zouerate, des rixes entre personnels mauritaniens et européens de Miferma. Une grève s’ensuit qui motive le licenciement de nombreux agents européens) joue un rôle paradoxalement important et déjà panafricain : c’est à Nouakchott, que du 10 au 12 Février 1965, se tient la conférence des Chefs d’Etat de l’U.A.M.C.E. (Union africaine et malgache de coopération économique). Il est décidé de s’écarter de la spécificité franco-africaine, et une nouvelle Organisation commune africaine et malgache (l’O.C.A.M.) agira dans le cadre de l’Organisation de l’Unité africaine (O.U.A.). Le président de l’organisation, Moktar Ould Daddah, est chargé de la faire fonctionner en attendant une conférence l’organisant, prévue pour se tenir en Janvier 1966 à Tananarive. On y débat de la Chine, du Congo ex-belge, des rapports avec la France, de la conférence afro-asiatique. Des envoyés du Gouvernement congolais de Moïse Tshombé ne sont pas reçus, ils sont même interdits de débarquer de leur avion. Les deux jours suivants, à Saint-Louis-du-Sénégal, les présidents Senghor, Modibo Keita et Moktar Ould Daddah installent le secrétariat général du Comité inter-Etats des riverains du fleuve Sénégal. But : le développement intégré de la sous-région. Le président Moktar Ould Daddah montre « l’intérêt qu’il y a également d’envisager la constitution d’un ensemble économique régional qui grouperait francophones et anglophones de l’Ouest Africain » et l’on prévoit de renégocier les accords de la Banque centrale des Etats de l’Afrique de l’Ouest (B..C.E.A.O.) avec la Guinée et le Mali. Moktar Ould Daddah est chargé de rendre compte à Sékou Touré.

 

L’actualité politique du pays, dont j’ignore tout, est donc chargée. Les Français – eux – sont dans l’expectative de la première élection présidentielle au suffrage universel direct, et le scandale du moment est l’enlèvement au Quartier Latin du chef de l’opposition au roi du Maroc, Mehdi Ben Barka. Interrogé sur d’éventuelles complicités dans l’appareil d’État, le général de Gaulle – en conférence de presse – déclare avec simplicité : «  C’est le fait de mon inexpérience ».

Le soir du 15 Février, je monte à bord du DC4 assurant la liaison entre Paris et Port-Etienne (future Nouadhibou) via une escale à Bordeaux. Mais c’est en DC3 que se survole la Mauritanie : j’atterris à Nouakchott, à cinq heures et quart du matin. Un des enseignants du Centre de formation administrative, un Français de mon âge ou à peu près, instituteur de profession, m’accueille : une camionnette Renault, et m’ouvre la chambre n° 13 à l'Hôtel des Députés. De la piste d’atterrissage à l’avenue de l’Indépendance, c’est un paysage lunaire.

 

Avant de m’envoler, j’avais tenu le 11, mon journal, comme j’avais commencé d’en prendre l’habitude, l’été (1964) précédent. Le voici, sans « retouches ».

 

Jeudi 11 Février 1965

 

Depuis que je suis rentré de Frileuse (les semaines de régiment), je n’ai pas arrêté : rendez-vous avec des Mauritaniens, conférences au ministère de la Coopération, ou ailleurs, courses avec Maman. Et dans quelques jours, c’est l’envol vers Nouakchott, autant dire l’inconnu total, bien que j’ai pris tous les contacts possible à Paris, et qu’à travers les gens que j’ai rencontrés, j’ai pu avoir – je crois – tous les points de vue possibles.

Je regrette de n’avoir pas noté chaque soir, ce qui avait été dit dans la journée. Mais maintenant – et avant d’aller déjeuner demain chez l’ambassadeur de la R.I.M., quelques impressions se dégagent.

+ conférence de la Coopération

Travail plus humain qu’intellectuel, à faire là-bas. Trouver méthodes pédagogiques tout à fait nouvelles : imagination . De toutes façons niveau très faible des élèves. Le français est pour eux une langue étrangère. Ne pas leur enseigner nos défauts. Faire des travaux pratiques le plus possible.

Impression fréquente que ces conférences – dont j’ai pris note par ailleurs, ne cadrent pas avec la réalité :

- travail à faire beaucoup plus humble, et moins « influent », au lieu de grandes divagations sur les « E.N.A. »,

- réalité de la Mauritanie très différente de celle du reste de l’Afrique.

Mais bien au fait de la politique de la France et de la mentalité des initiateurs de cette politique, cf. Triboulet.

 

+ rencontre de Mauritaniens chez Madame Darde, dimanche 31 Janvier.

Conversation facile avec Ahmed Killy, et Abdallah (I.H.E.O.M.). Impression de garçons sérieux et ouverts. Abdallah très francisé. Mais Ahmed killy, sur la défensive, accusant gentiment madame Darde de donner une vision trop folklorique et carte postale de la Mauritanie, et des hommes

Madame Darde m’a parlé avec enthousiasme : vérité de ces hommes, franchise parfois déroutante, humour, accueil magnifique dans le désert. Désert où l’on attend tout de Dieu.

 

+ déjeuner au Paris-Luxembourg avec des amis d’Abdallah. Conversation amicale, aucune défiance ou complexe de ces gens, que l’on a somme toute pacifiés sans les soumettre. Fait la « connaissance » de Abderrahmane, fonctionnaire à la Radio, et de Ahmed (dont j’ai su plus tard, qu’il s’appelle Ould Daddah, et est donc frère du Président et de l’ambassadeur à Paris). Nous nous sommes attardés et avons parlé librement d’à peu près tout : la Mauritanie et ses problèmes économiques, la politique française, de Gaulle, les prochaines élections présidentielles.

M’ont fait l’impression d’être modérés et ouverts.

 

(( Ceci me fait rappeler un autre point relevé par Mme Darde, leur discrétion. Toujours prêts à accueillir, et à faire quelque chose pour nous, mais aller vers eux.))

 

Impression qu’il n’y a guère de problème politique. Le Président étant bien accepté. Le problème des Noirs étant escamoté dans la conversation avec les Mauritaniens, ou réglé par l’ambassadeur qui souligne qu’un certain % de ministres sont Noirs, et que Moktar met des préfets noirs dans le Nord, et des Blancs dans le Sud.

 

+ j’en viens déjà à parler de l’ambassadeur, d’Abdallahi Ould Daddah. Le Mauritanien qui m’a – finalement – le plus frappé tous ces jours-ci, et avec qui je me réjouis beaucoup de déjeuner demain. Type d’homme formidable. Mince et un peu frêle. Mais une tête magnifique et d’une grande noblesse (d’après des photos d’ailleurs, le costume européen lui va mieux que le vêtement traditionnel). Hôtel particulier meublé sobrement – à la française, mais avec goût.

 

Malheureusement, Madame Darde a beaucoup parlé et la discrétion de l’ambassadeur a rendu la conversation moins multilatérale. Visiblement, il était heureux de me recevoir. Je lui ai dit combien j’arrivais en demandeur dans son pays, et combien j’étais heureux de le connaître, que les contacts que j’avais eus jusqu’alors, m’encourageaient. Que j’avais « choisi » la Mauritanie pour le désert et l’austérité.

 

(A vrai dire, je mettais Madagsacar en premier, au mois de Novembre, en remplissant ma demande. Mais Madagascar était impossible à obtenir. D’emblée, j’ai écarté les grandes villes : Dakar, Abidjan. Creyssel m’a proposé Tchad ou Mauritanie, relevant le fait qu’un « scout » serait utile en Mauritanie, pour des déplacements éventuels. Maman, sur le conseil du Père Boulanger, m’a fait choisir la Mauritanie. Et depuis, je me suis ancré et consolidé dans mon choix, le ratifiant plus chaque jour

. spiritualité du désert : austérité, et silence

. le fait que je sois le seul E.N.A. Pas de « faisandage » de combine, pas à voir, toute une année, des gens avec qui je ne sympathiserai guère.)

 

L’ambassadeur a souligné qu’il comptait sur moi pour fertiliser le désert. Autrement dit, voir les deux côtés, et apporter au pays. Dans cet ordre d’idées, pour que la coopération culturelle en soit vraiment une, je prendrai des leçons d’arabe à Nouakchott. Comment faire respecter nos idées et notre culture, si nous ignorons les idées et la culture de notre interlocuteur. Je crois d’ailleurs que cet effort peut me faciliter bien des contacts.

 

M’a fait part de sa foi dans son pays. Au début, il y a cinq ou six ans, était sceptique (a d’ailleurs été communiste, ou marxiste dans sa jeunesse). Premier conseil des ministres à Nouakchott sous la tente. N’y croyait pas. Mais maintenant sait que cela est possible, que c’est en route, que son pays a de l’avenir. A foi en lui. J’aime qu’il m’a amené à partager cette foi.

 

A une question de Monsieur Darde sur le parti unique, il a répondu très clairement et très simplement.

* nécessité armature et colonne vertébrale pour le pays. Pas le luxe ni les moyens d’une opposition.

* rôle d’information. D’où nécessité d’une non-identification avec l’administration. Administration traditionnellement mal vue (souvenir colonial), d’où information apparemment non engagée. Au fond, parti à la fois canalisation et courroie de transmission.

 

M’a demandé avec beaucoup de franchise, si je pensais que le régime capitaliste était plus adapté que le régime socialiste à la Mauritanie. Je lui ai dit que je partais en Mauritanie sans aucune idée préconçue, ne connaissant pratiquement rien du pays. Mais que je le tiendrai au courant de mes impressions. Qu’en retour, je lui demandais de me faire confiance, et de me guider un peu.

 

M’a paru plus informé par Le Monde que par son gouvernement. Je touche là – je crois – un des problèmes essentiels de la diplomatie.

 

(Petit scandale que j’ai constaté hier à la Coopération, et qui rejoint mon observation précédente. Un rapport sur les possibilités de  « recasement » en Mauritanie des travailleurs mauritaniens en France, fort intéressant, et qui intéresserait au premier chef les autorités mauritaniennes, ne leur pas été distribué, faute de crédits.

D’ailleurs, un autre fait frappant : toute la documentation, même officielle, est de source française. Au moins celle de base. Indépendance ?

Que le rôle des dirigeants mauritaniens doit être dur parfois tant de telles conditions, de parler en Mauritaniens et de connaître leur pays et son intérêt…

 

à C’est d’ailleurs un des côtés par lequel je peux aider la Mauritanie, c’est faire connaître et aimer aux Mauritaniens, leur propre pays.)

 

Le dîner avait lieu le mercredi 3 Février.

 

+ thé au Copar, chez Mohamed Ould Daddah, avec les Darde. Ahmed et Hamdi (que je connaissais de vue par le Droit, mais avec qui je n’avais guère parlé…) étaient là. Rite du thé. Petits verres. Thé amer, puis de plus en plus sucré à mesure des « resucées » (au sens propre, car les verres sont mélangés à chaque fois) que l’on verse dans les verres de très haut. Petite théière jolie. (Claude m’a appris l’autre dimanche qu’elles étaient en vente au Prisunic. Dommage…, cf. la rose artificielle de Sacha Guitry).

 

Conversation détendue mais banale. Le moins qu’on puisse dire est que les contacts sont faciles. Mais peuvent-ils être vraiment profonds ? Mon séjour à Nouakchott, le dira peut-être ?

 

Dans l’auto., en me ramenant à la maison, les Darde m’ont parlé du « problème de la femme »

. excision dès la naissance (conséquences surtout psychologiques)

. Mauritaniens se marient plus volontiers avec Européennes, dès qu’ils sont évolués (problème de Mme Moktar)

. conception du mariage dans l’Islam, pas polygame dans l’espace (une femme à la fois) mais dans le temps.

 

+ lundi dernier, 8 Février

Conversation fort agréable, chez Miss Cha. (3) avec le colonel Chalmel, qui a passé deux ou trois ans en Mauritanie, dans les méharistes vers 1925-1930. Description très vivante des combats, mission essentiellement militaire. Convergence avec Madame Darde sur la beauté et la spiritualité du désert, qu’on ne pénètre qu’avec le temps. Notions sur les points d’eau et les pâturages. Insiste et j’en ai été frappé) sur la liberté des Maures. Vont où ils veulent. Pas le canal des mers et des maisons. A aussi souligné que le Maure n’était pas travailleur.

 

+ juste après, à la Rhumerie.

Entretien avec Creyssel (et aussi ceux qui partent en R.C.A., au Sénégal et en Haute-Volta). Est revenu en passant sur l’idée de non-travail des Maures. M’a parlé longuement de l’Ecole locale d’administration, de Roger Widmer (4) (cinquantaine bien passée, marié à Américaine), goût de l’efficacité, du rendement. A reparlé de mon double travail : enseignant à Nouakchott, et « messageries » culturelles pour ressourcer les fonctionnaires.

 

+ mardi après-midi, à la Miferma.

Reçu cordialement par M. Paoli, bourlingueur, qui a fait la guerre dans le Pacifique. Société florissante. Toujours impressionné par l’infrastructure de la société sur place. A paru être un peu tendu vis-à-vis de la Mauritanie. Conscient de créer un Etat dans l’Etat. Les brochures qu’il m’a remises, montre les installations et même l’investissement social. De toutes façons, il me faudra bien connaître le dossier Miferma.

A un peu peur du désert. Mais reconnaît combien il est majestueux. Néant. Vide. Il n’y a rien. Je serai bien reçu à la Miferma.

 

+ hier, déjeuner avec Dumont-Martin (fonctionnaire à la Coopération) et avec M. Cornu, conseiller à la Fonction publique  Nouakchott. A jeté beaucoup d’eau sur le feu. C’est peut-être bon, car je me faisais peut-être une trop belle idée de mon séjour là-bas : week-end en brousse, contacts multiples, etc… voire voyages.

. sceptique sur les contacts, n’en a pas personnellement. Estime que c’est question de don et de personnalité.

. trouve le Mauritanien paresseux, peu ouvert au progrès, dissimulateur et faux. On croit être de plain-pied alors qu’on ne l’est pas.

. a insisté sur le problème des crédits. Tout étant absorbé par la construction de l’Ecole, rien ou peu pour l’enseignement. Pour aller en brousse (brousse = ce qui n’est pas la capitale), il faudra probablement me débrouiller par moi-même.

. m’a donné l’impression que les Français vivaient repliés sur eux-mêmes. Ne cherchent pas les contacts avec les Mauritaniens.

 

J’espère ne pas être coupé, par un écran de Français et ne pas avoir à choisir entre les Français et les Mauritaniens. Risque de recevoir de belles idées et d’être enthousiasmé à Paris, et d’être enterré complètement à Nouakchott. Nécessité si je veux connaître le pays, et ceux qui l’habitent, de sortir de Nouakchott. Espoir que le contact sera amical et facile avec l’ambassade et que je pourrai avoir des liens avec les hauts-fonctionnaires mauritaniens.

 

Donc ensemble de points de vue, notes discordantes sur la Mauritanie. Je pense que toutes deux sont vraies. L’amitié et la vérité sont possibles avec les Mauritaniens, mais avec beaucoup plus de temps, peut-être, que les apparences ne le laissent croire.

 

Réflexion commune du colonel Chalmel et de Madame Darde : intuition étonnante du Mauritanien, et promptitude à juger et à estimer. Ce peut (toute modestie mise à part) être une force pour moi, qui aime jouer cartes sur table, et parle franchement.

 

 

(1)  – - 12 Janvier 1965, l’Assemblée Nationale adopte sans opposition le projet de loi organisant l’enseignement secondaire, dont l’article 10 dispose que « dans les établissements d’enseignement secondaire, il est donné un enseignement en langue française et un enseignement en langue arabe. Ces deux enseignements sont obligatoires »

12 Février 1965 : promulgation de la loi modifiant l’article 9 de la Constitution, « la volonté populaire s’exprime par l’intermédiaire du Parti de l’Etat organisé démocratiquement. Le P.P.M. né de la fusion des partis nationaux existant au 25 Décembre 1961 est reconnu comme l’unique Parti de l’Etat » - Celui-ci s’organise aussitôt en tant que tel : décret présidentiel nommant pour ordre Mamoudou Si et Haiba Ould Hamody (responsables de la permanence du Parti) chargés de mission au cabinet du Président de la République, et promulgation de la loi constitutionnelle portant reconnaissance du Parti du Peuple Mauritanien comme l’unique parti de l’Etat

 

(2) —  Président de la République, Affaires Etrangères & Défense Nationale      Me Moktar Ould Daddah

Garde des Sceaux, Justice & Intérieur, Information,                  Ahmed Ould Mohamed Salah

Finances & Fonction publique                                                            Bamba Ould Yezid

Affaires Economiques, Postes & Télécommunications             Bocar Alpha Ba

Construction, Travaux publics & Transports                                     Yahya Ould Menkouss

Economie rurale                                                                                       Sidi Mohamed Ould Abderrahmane

Education, Jeunesse & Information                                                 Baham Ould Mohamed Laghdaf

Santé, Travail & Affaires sociales                                                                 Sidi Mohamed Diagana

 

(3) --- Marthe Chalmel, amie intime de Louise Weiss, a été la première agrégée d’anglais en France, 1911 – cinquante ans au lycée Racine, à Paris – amie de mes grands-parents maternels depuis leur séjour à Saint-Quentin au début des années 1920, avant leur participation à l’occupation de la Rhénanie

 

(4) ---- la Mauritanie doit certainement les fondements statutaires et matériels de son Ecole nationale d’administration à cet homme exceptionnel de ténacité, de patience, de revenue à la charge. Grand, toujours costumé et cravaté, chapeau, place du mort dans un combi bleu à toit blanc, il va recueillir lui-même les signatures ministérielles pour cette entreprise. Parcours antérieur que je n’ai pas su sinon qu’il était du côté de la France libre, au Levant – la mission laïque – pendant la guerre. Egotiste et autiste, il n’est pas sympathique, mais il a l’acharnement

 

à suivre

 

Bertrand Fessard de Foucault

ancien professeur au Centre de formation administrative

 devenu Ecole nationale d’administration mauritanienne – Février 1965 . Avril 1966