Le rôle de la culture dans la mobilisation pour la renaissance du pays (partie II).Par Abdallah Babaker

9 November, 2022 - 00:49

Les Mourabitounes, c’est fort loin de notre époque, me direz-vous. Mais si leur mouvement politique disparut assez tôt, celui culturel et arabo-islamique qui atteignit son apogée au début du XIIIème siècle de l’Hégire perdura beaucoup plus longtemps dans notre pays pour s’y épanouir singulièrement. Vif tout au long des divers empires qui se formèrent sur son territoire ou qui l’avaient dominé totalement ou partiellement, il s’y développa régulièrement, alors que la culture arabo-islamique vivait ailleurs une période de décadence. Dans cet espace géographique, les érudits jouèrent un rôle prépondérant dans la renaissance littéraire et intellectuelle du monde arabe et africain (5).

Cette culture a rapidement constitué un cas rare – unique, même – dans l'histoire de l’Humanité : normalement fille de la cité, la culture savante s'épanouissait dans un milieu bédouin toujours en quête d'eau et de pâturages. La tablette et le livre se déplaçaient incessamment avec le cheikh et l'étudiant. Ainsi naquit l'école mobile appelée « Al-Mahdhara ». Rappelons ici ce qu’en rapporta le grammairien Mokhtar Ould Bouna : « Nous, chevauchée bien ordonnée de nobles, le plus en vue de cette époque est inférieur au moindre parmi nous / Nous avons fait du dos des chameaux une école où nous rendons claire la religion d’Allah ». Ce mouvement culturel se caractérisait également par la présence, inégalée dans les autres sociétés traditionnelles, de la femme qui se voyait distinguée en ce qu’elle étudiait et enseignait, si bien que la transmission du Saint Coran revenait quasiment aux seules dames.

 

Des manuscrits à la pelle

À la suite de ce mouvement, il apparut des centaines de bibliothèques dans les villes, villages et campements bédouins. L'Institut Mauritanien de Recherche Scientifique (IMRS) estimait, dans les années soixante-dix du siècle dernier, leur contenu global à quelque quarante mille manuscrits. Il se peut que notre jeunesse n'ait pas pris conscience des efforts entrepris pour rendre cela possible malgré la rareté du papier. Pour acquérir celui-ci, rien n’était assez précieux pour ne pas être dépensé. Muhammad al-Yadali al-Dimani se rendit ainsi en la forteresse d’Arguin et faillit se noyer dans sa quête du papier nécessaire à l’édition de son interprétation du Coran : « Adhahab Al Ibriz » (L’or précieux). Notre jeunesse n'a probablement pas plus étudié le cas de Hadj Mahmoud Ba qui voyagea dans un but analogue jusqu’au Hidjaz et en revint à pied. Peut-être y a-t-il lieu de souligner ici que ceux dont la réputation scientifique s'est envolée à l'horizon n'avaient ni lumière électrique, ni bibliothèque papier ou numérique, ni machine à réduire la dimension temps-espace dont disposent les générations d'aujourd'hui…

Cela ne devrait-il pas nous inciter à être les meilleurs successeurs aux meilleurs prédécesseurs ? Exceller dans l’appropriation des sciences, dans l'innovation et l’audace d’entreprendre des miracles qui nous permettraient de trouver les solutions adaptées à nos situations, à l’instar des fondateurs de notre État moderne qui avaient institué, à son tout début, l’école rurale mobile à l’image de la mahdhara, afin que la diffusion de l'éducation soit réalisée… tout en préservant le développement rural  et évitant l'émigration vers les villes sans moyen de subsistance, nous prémunissant ainsi des conséquences négatives de cette migration.

Non pas que nous ayons à devenir réticents à tout déplacement. Loin de là et ce goût si profondément nôtre à aller voir ailleurs est même la sixième de nos cartes-maîtresses pour assurer notre renaissance culturelle. En vertu de notre appartenance au royaume du Mali et de notre rôle intellectuel en celui-ci, nous prîmes part aux deux plus grandes expéditions outre-mer ordonnées par le roi Mansa Abu Bakr qui dirigea même la seconde en l'an 1311-1312 après J.C. – soit deux siècles avant le voyage de Christophe Colomb – transmettant le pouvoir à son frère, le célèbre roi Mansa Moussa. À cet égard, Ibn Fadlallah Al-Omari rapporte, dans son livre : « Masalaq Al-Absar fi Mamalik Al-Amsar » ; une histoire attribuée au sultan Mansa Moussa alors qu'il était au Caire lors de son célèbre pèlerinage :« Nous sommes les descendants d'une famille qui accède au pouvoir par héritage. Celui qui m’avait précédé n’avait pu concevoir un océan sans fin ce dont il a aimé de tout son cœur s’assurer lui-même. Alors il prépara une expédition de centaines de bateaux pleins d’hommes et d'autres pleins d’or, d'eau et de vivres qui suffiraient largement à plusieurs années, avertissant les voyageurs qu’ils ne reviendraient pas avant d'arriver à bout [...]Un seul bateau fut de retour. [Mon prédécesseur] demanda alors à son chef de nous conter le périple de leur expédition et tout ce qu’ils avaient rencontré sur leur parcours. »

Et celui-là de raconter : « Nous avons navigué longtemps jusqu'à ce qu'une vallée apparaisse dans les profondeurs de la mer avec un fort courant. Mon bateau était le dernier de la file. Lorsque les bateaux qui nous devançaient arrivèrent au milieu de la vallée, ils disparurent et ne se firent plus voir. Comme nous n’avions pu comprendre ce qui leur arrivait, nous avons jugé utile de rebrousser chemin pour éviter de subir le même sort en pénétrant dans ce gouffre »[...] Alors le sultan prépara deux mille bateaux, mille pour lui et les hommes qui l’accompagnaient et mille pour les provisions et l'eau, puis il me nomma son successeur. Il se lança avec ses hommes dans l’Océan, dans une aventure périlleuse dont il ne put jamais revenir ainsi que tous ses hommes. C’est ainsi que je fus intronisé roi. » (6)  

 

 

Lecture du sable

Sixième atout, notre capacité d’invention. Dans une interview télévisée, monsieur Jacques Attali, intellectuel et homme politique français bien connu, annonce, sur les bases des travaux du mathématicien Mandelbrot sur les fractales, que les Africains avaient inventé l'ordinateur numérique avant qu'il ne soit découvert en Occident. Il précise que les Mauritaniens avaient mis au point une façon de prévoir l'avenir par un « code de lecture du sable », appelé « Code Bamana » (que nous identifions à « Gzana »), qui correspond exactement au code binaire ou code booléen. Il ajoute que des marchands arabes l'avaient transmis de l'Afrique de l'Ouest à Cordoue. De là, il fut transmis en Hollande où Leibnitz et d'autres l'étudièrent, notamment George Boole à qui l’on attribue « l'algèbre booléenne » avec laquelle John Von Neumann élabora l'ordinateur numérique. Il importe de mentionner également les conclusions du mathématicien américain Ron Eglash concernant les fractales.

Ce qui importe ici n'est pas l'origine de ce code sur le sable mais plutôt de mentionner que notre pays fut le médiateur de cette révolution qui a produit tant d’avancées pour l'Humanité. Ces deux facteurs de motivation doivent affûter notre ambition et consolider notre conviction que nous sommes capables d'innover, agir et contribuer au présent et à l'avenir de la civilisation humaine. Nous avons seulement besoin d'une forte détermination et d’une solide volonté. Voilà la vraie richesse sans laquelle la fortune de Coré et de tout autre restent inutiles !

Septième incitatif, nos ressources naturelles. Notre peuple ne compte que quatre millions d'habitants (c'est-à-dire moins que les habitants de Casablanca et moins que la population d'un seul quartier du Caire) ; notre territoire, qui dépasse le million de kilomètres carrés, couvre une superficie de terres arables à peu près égale à la surface de la Tunisie ; nous possédons une grande richesse halieutique (de surcroît renouvelable) capable de nous apporter un rendement annuel égal à celui de certains pays producteurs de pétrole, ainsi qu’une richesse animale importante qui dépasse nos besoins – en plus des minerais et autres énormes moyens : ne sommes-nous pas en droit de considérer qu'il est facile d'assurer, en peu de temps, des conditions de vie décentes à notre peuple ? N’est-il pas de notre devoir de nous imprégner de cette évidence, d’en recharger nos énergies et d’en faire un moyen pour réaliser cet objectif à court terme ? Oui, fournir de la nourriture, des médicaments, des logements et une éducation adéquate à quatre millions de personnes qui bénéficient de toutes ces richesses est à notre portée, dans un délai relativement court.

Concluons ces incitations par l'orientation politique énoncée dans le programme – « Mes engagements » – de l’actuel président mauritanien et relative au « développement et la croissance par la culture ».  Œuvrons donc à la valorisation de notre patrimoine culturel et à son investissement en vue de consolider notre identité nationale dans sa diversité, tout en considérant que « le patrimoine culturel constitue aujourd'hui pour nous un outil de développement et une source pour plus de progrès et plus de croissance ». C’est le plus important capital sur lequel on peut compter « pour mener ensemble le processus de mise à niveau de notre société », comme indiqué dans ledit Programme.

Notre adhésion unanime à cette vision incitative et notre travail avec sérieux nous rassembleront davantage pour affronter les vrais problèmes présents et futurs. Ainsi nous nous affranchirons des désaccords liés aux appartenances raciales ou tribales, éviterons de patauger dans leurs boues et leurs sables mouvants, et élèverons-nous ainsi le mouvement culturel au rang des vrais défis. De cette façon, nous ne poserons plus dorénavant que les bonnes questions pour ne recevoir que les bonnes réponses puisque celles-ci exigent au préalable celles-là.

Puis nous définirons clairement nos objectifs car « il n'y a pas de vent favorable au marin qui ne connaît pas sa destination. » Comme le dit le philosophe Sénèque, mort en 65 après Jésus-Christ (PBL), celui qui cède à la peur face à l'adversité n’accédera jamais à la renaissance. Lors de son investiture en 1933, Franklin Roosevelt rappelait ainsi au peuple américain qui se trouvait alors dans une situation difficile : « La seule chose dont nous devrions avoir peur, c'est de la peur elle-même ». Oui, ce sont les attitudes qui rejettent la culture de l’effroi et la destruction du moral, celles qui construisent une volonté commune et une vision d'avenir dans un projet bénéficiant d'une mobilisation collective, qui transforment le sentiment de faiblesse en une force capable de relever les défis et de donner l’assurance de toujours aller de l’avant.

Abdallah Babaker

Directeur fondateur de l’IMRS

Notes :

(5) : Parmi ces érudits, on citera Muhammad Mahmoud Ibn al-Talamid, mort au Caire en 1904, « qui fut le maître de la linguistique et des sciences duhadith » en Égypte, comme le dit le cheikh Muhammad Rashid Rida. Cheikh Muhammad Abdu le chargea d'enseigner la langue et la littérature à Al-Azhar, Taha Hussein dit de lui dans « Al-Ayyam » : « Ses étudiants âgés racontaient qu'ils n’avaient jamais vu quelqu’un d’aussi capable de mémoriser les règles de la langue et de réciter le hadith, corps et chaîne de transmission, mieux que Cheikh Al-Shinqiti » ; Muhammad Amin ibn Val Al-KhayrAl-Hassani,  décédé en 1932 à Al-Zubayr, qui contribua à la renaissance des sciences religieuses et de la langue arabe dans le Sud de l'Irak et du Koweït ; Muhammad al-Khadhar ibn Mayaba, mufti malikite sous le règne de Sherif Houssein et premier juge de l'émirat de Transjordanie ; son fils Muhammad al-Amin et son frère Muhammad Habib Allah ibn Mayaba décédé au Caire en 1958 ; le savant Al-Mouhaddith qui enseigna à Al-Azhar et  se rendit célèbre avec son livre « Zad El-Mouslim fi ma-IttavaghaaleyhiBukhariouaMuslim » ; Muhammad Al-Aghdafould Ahmed Mulud Al-Jakani, grand mufti du Maroc à l'époque de son élève le sultan Abdul Hafiz ; Al-Hajj Mahmud Ba, décédé en 1978, fondateur des écoles Al-Falah en Afrique ; et Muhammad Al-Amin Al-Shanqiti (Abba ould Khtour), décédé en 1983 à la Mecque et auteur du livre : Adhwaa Elbeyanfi Idhahi Al Quran Bil Quran.

(6) : Massalik Al- Absar fi Mamalik Al -Amsar », Dar Al-Kutub al-Ilmya, Beyrouth, 1971, tome 4, p 56.